22.6.07

La délicatesse

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III

Les boucles dansent, emmêlées,
Les anneaux d’oreilles se balancent,

La marque au front s’estompe
Sous les fins réseaux de sueur,

L’œil est alangui après le plaisir.
Ce visage de jeune femme
Qui, dans la volupté, a échangé les rôles,
Qu’il te protège longtemps :
À quoi bon Vişņu, Śiva, et les autres dieux ?


IV

On mord la fleur de sa lèvre,
Elle agite ses doigts tremblants :
« Non, non, laisse-moi, cruel ! »
Dans sa colère,
Elle fait danser la liane de ses sourcils ;
Elle gémit, les yeux mi-clos :
Ceux qui, tout frissonnants,
Etreignent une belle insoumise
Obtiennent l’ambroisie ;
Bien sots furent les dieux,
Qui
[pour cela] s’épuisèrent à baratter l’océan !


XXXII

« Il est endormi, mon amie, il faut dormir. »
Et mes amies sortirent à l’instant.
En proie à l’amour, toute frémissante,
J’ai posé ma bouche sur sa bouche ;
Quand je compris à ses frissons
Que le coquin feignait de fermer les yeux,
Ma pudeur s’éveilla :
Il l’anéantit, je dois dire,
En faisant ce qu’il faut en un tel moment.


XXXV

De l’étreinte ferme qui pressait son sein
Naquit le frisson ;
D’une volupté intense à l’extrême
Auprès de sa taille s’ouvrit sa robe ;
« Non, non, impudent, assez, de grâce ! »
Murmura-t-elle d’une voix langoureuse.
A-t-elle succombé au sommeil, à la mort ?
S’est-elle dissipée ou dissoute en mon cœur ?


LXXII

Désormais, la colère n’aura plus prise en moi
Contre mon bien-aimé ;
Je ne prononcerai, en somme,
Même plus le nom de cet homme
À l’esprit perfide comme un poison.
Ainsi – n’est-ce pas ? – aucune nuit
Dont le rire éclate au toucher des rayons de lune
Ni aucun jour assombri de nuages
Ne me verra sans lui à la saison des pluies.


LXXXVII

Ils ont grandi sur ma poitrine,
Puis, contre ta poitrine, mes seins se sont dressés ;
Mes propos, à côtoyer tes mots adroits,
Ont perdu leur extrême innocence ;
Laissant le cou de ma nourrice,
Les lianes de mon bras ont enlacé ton cou ;
Ah, traître ! que puis-je faire ?
Même cette rue n’est plus sur ton chemin !


XCVII

L’amant est venu dans le lit,
La boucle s’est déliée d’elle-même à l’instant ;
La robe, retenue par un cordon défait,
N’a plus que recouvert légèrement les reins.
Voilà tout, mon amie, ce que je me rappelle ;
Du moment où mon corps était uni au sien ;
Mais qui il était, qui j’étais,
Ce que fut le plaisir,
Il ne m’en reste pas le moindre souvenir.




IC

Elle n’a pas barré le seuil de ses appartements,
Elle ne s’est pas détournée,
Elle n’a pas tenu les durs propos de la colère ;
Simplement, de ses yeux aux cils si droits,
Elle a regardé son amant comme un étranger.



Extraits de La Centurie d’Amaru (VIIe siècle); traduction du sanskrit (à l’exception du passage entre crochets) par Alain Rebière. Illustration: couple princier sous un pavillon, détail d’une fresque des grottes d’Ajantâ (véranda de la grotte 17), fin du Ve siècle.

21.6.07

Voyage au pays des Gupta

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[Vishnu (Mathurâ, milieu du Ve siècle)]

C’est à un voyage véritablement exceptionnel que le Grand Palais convie ses visiteurs depuis avril et jusqu’au 8 juillet. L’exposition L’Âge d’or de l’Inde classique: l’Empire des Gupta permet en effet de découvrir une centaine de sculptures en provenance directe des plus grands musées indiens.

Les Gupta régnèrent sur le nord de l’Inde du milieu du IIIe siècle de notre ère jusqu’au début VIe. Leur règne, apprend-on dans cette exposition, vit s’épanouir la pensée religieuse, les sciences, la littérature, le théâtre, et, vous l’aurez compris, l’art, qui atteignit à cette époque un raffinement et une perfection sans précédents.

Première exposition en Europe entièrement dévolue à l’art gupta, L’Âge d’or de l’Inde classique permet au public occidental (enfin… essentiellement parisien, certes!) de partir à la découverte de cet art aussi méconnu que superbe.

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[Tîrthankara jaïn (Sitâpur, Ve s.)]

La première partie de l’exposition évoque cet art au travers de pièces issues des deux principaux centres artistiques de l’ère gupta: Mathurâ et Sârnâth. Les ateliers de ses deux villes de l’Uttar Pradesh, dont la première est selon une légende le lieu de naissance de Krishna, et l’autre peut se vanter d’avoir été le théâtre du premier sermon du Bouddha, furent le berceau d’un art conjuguant avec un rare bonheur perfection formelle et intensité spirituelle. Les statues en grès qui nous sont présentées – grès rouge à Mathurâ, beige à Sârnâth (d’où peut-être l’impression d’un côté plus ‘‘austère’’) – ressortissent en effet quasi-exclusivement de l’art religieux, que la référence soit l’hindouisme, le bouddhisme ou encore le jaïnisme.

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[Shiva Ardhanârîshvara (Mathurâ, Ve s.)]

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[Tête de Bouddha (Mathurâ, Ve s.)]

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[Tête de Bouddha (Sârnâth, Ve s.)]

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[Le bodhisattva Avalokiteshvara (Sârnâth, fin Ve s.)]

À l’étage, l’exposition se poursuit par l’évocation du rayonnement de l’art gupta à travers le reste de l’Inde et après la chute de cette dynastie. En effet, si l’Empire, mis à mal par les invasions des Huns Hephtalites à la fin du Ve siècle, finit par sombrer dans la division et le chaos, les canons esthétiques et les modèles iconographiques élaborés à l’époque gupta perdurèrent au fil des siècles, et son influence est perceptible dans une large aire géographique incluant l’Asie du Sud-Ouest, l’Asie Centrale, et même le Népal.

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[Détail d’un élément de décor architectural: couple de vidyâdhara (divinités hindoues secondaires); art maitraka (Sondani, VIe siècle)]

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[Ganesha (Shâmalâjî, Ve-VIe s.)]

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[Kaumârî (Shâmalâjî, Ve-VIe s.)]

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[Couple d’amoureux (mithûna), Bihâr, VIe s.]

Point faible de l’exposition – il fallait bien qu’il y en ait un –, un certain ‘‘manque’’ côté pédagogie, les explications fournies en cours de visite (à moins peut-être d’investir dans un audioguide, voire dans le catalogue de l’expo) assurant un strict ‘‘minimum vital’’ pas forcément très éclairant pour les visiteurs peu familiers des religions et spiritualités de l’Inde (cas qui est je pense celui de la majorité d’entre nous!). – En ce qui me concerne, j’avoue que mes connaissance en la matière reposaient essentiellement sur les souvenirs un peu lointains de la vision de l’adaptation du Mahâbhârata par Peter Brook et de Little Buddha de Bertolucci: c’est peu! – Imprimer, avant de vous rendre à l’exposition, le lexique fourni sur le site internet du Grand Palais constitue donc un préalable qui peut s’avérer bien utile.

Mais après tout, vous pouvez également opter pour la solution de vous laisser simplement transporter dans un autre univers, ‘‘exotique’’ pour la plupart d’entre nous, et de vous promener, sans en connaître les références historiques et spirituelles, dans cette petit forêt de chefs-d’œuvre, en vous laissant imprégner par la force intense qui s’en dégage. Vous ne regretterez pas, de toutes façons, d’avoir fait ce voyage.

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[Bouddha (détail), Sârnâth, Ve s.]

19.6.07

La théorie de la flamme
Rivette, Breillat et les Classiques, seconde partie

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Il se trouve que la sortie en salle, quelques semaines après le film de Rivette, d’une autre adaptation de la littérature du XIXe siècle français appelait pour ainsi dire la comparaison. Las, de cette comparaison, Une vieille maîtresse de Catherine Breillat souffre un peu.

Adapté du premier roman de Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse est également une histoire de passion, mais pas tout à fait de la même eau. Ryno de Marigny, dandy et libertin notoire, entretient depuis dix ans une liaison avec Vellini, une malagaise au sang chaud, fille d’une duchesse et d’un torero, qui compense son manque de beauté et de jeunesse par une sensualité explosible. Nous ne sommes plus ici dans le domaine de la «maladie passagère» mais presque de la pathologie, Ryno et Vellini n’étant plus liés depuis longtemps que par une sorte d’obsession charnelle, les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre tenant plus de la haine que de l’amour. Décidé à sacrifier cette liaison pour épouser la chaste et pure Hermangarde, Ryno ne parviendra cependant pas à tenir cet engagement, provoquant la ruine de son couple.

Si l’adaptation de Balzac par Rivette pouvait faire redouter un certain académisme (j’ai dit précédemment comment il l’avait magnifiquement évité), ce risque semblait a priori moins concerner Une vieille maîtresse. D’une part parce que le roman de Barbey – c’est le regarder par le petit bout de la lorgnette (ou le petit trou de la serrure), je le sais, mais enfin, voilà – est un peu plus ‘‘hot’’ que celui de Balzac (Montriveau et Mme de Langeais ne sont pas du genre à se sauter dessus pour faire des galipettes, Ryno et la Vellini, si). D’autre part du fait de la personnalité de la réalisatrice Catherine Breillat, étiquetée ‘‘sulfureuse’’, qui nous a habitué à nous livrer sa vision de la guerre des sexes au travers d’une esthétique très crue et ‘‘explicite’’. De cette rencontre, on pouvait espérer et craindre beaucoup de choses, mais pas, normalement, une adaptation fade et aseptisée.

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Et pourtant...

Une vieille maîtresse n’est certes pas un ratage complet, mais on ne peut s’empêcher à la vision du film de se dire que quelque chose ne va pas. Et, encore une fois, la comparaison avec Ne touchez pas la hache est d’autant plus cruelle pour Catherine Breillat. D’où vient ce sentiment que la réalisatrice est passée à côté de son sujet?

Premier problème peut-être (et dans tous les sens que l’on voudra donner à l’adjectif ‘‘premier’’), la réalisation, justement. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel de Breillat, mais l’une des choses que je lui reconnais est qu’elle fait partie de ces cinéastes qui possèdent une véritable ‘‘griffe’’. – Vous savez, ce truc indéfinissable, qui tient tout à la fois au cadrage, à l’utilisation de lumière, du grain de l’image, au montage, etc., et qui, sans qu’on puisse pour autant parler de redite, fait par exemple que même quand David Lynch filme de la façon la plus simple possible un vieil homme qui traverse l’Amérique pour retrouver son frère, sa façon de montrer les paysages ou le défilement de la route vous fait sentir que c’est bien lui, ou que quand vous zappez par hasard sur Arte au moment où elle diffuse la série de courts-métrages réalisés pour l’anniversaire du Festival de Cannes, vous savez que celui au milieu duquel vous êtes tombé est signé Atom Egoyan. – Cette faculté de ‘‘griffer’’ ainsi chaque plan, Catherine Breillat la possède. Ou plutôt la possédait. Car on ne retrouve rien de cela dans Une vieille maîtresse. Lors de la présentation du film à Cannes, la réalisatrice expliquait qu’il s’agissait pour elle d’entamer un nouveau cycle dans sa carrière; eh bien, ça se voit.

Ceci, me direz-vous, n’est pas si grave. D’ailleurs, d’immenses réalisateurs ont fait des films qui ne se ressemblent en rien les uns les autres, tandis que des réalisateurs très médiocres, voire des franchement mauvais, possèdent aussi (pour leur malheur, peut-être) cette faculté dont vous parlez. Après tout, c’est bien le droit de Catherine Breillat de changer de style si elle en a envie ou l’estime nécessaire. Certes, mais là où le bât blesse, c’est qu’on se dit à la vision d’Une vieille maîtresse qu’il n’aurait pas été plus mal que le ‘‘style Breillat’’ habite un peu plus ce film, qu’il en vienne perturber le côté ‘‘film d’époque en costumes’’ esthétiquement sans surprise. Hormis une insistance un petit peu plus prononcée que la moyenne en la matière – mais bien inférieure à la place occupée par la chose dans ses précédentes œuvres – sur les scènes de sexe (j’aurais d’ailleurs à revenir sur la question), Catherine Breillat ne donne que trop peu l’impression de marquer cette adaptation de son empreinte propre.

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La chose joue également du côté du scénario: malgré une adaptation globalement plutôt fidèle du roman de Barbey d’Aurevilly – même si elle n’a pas tout à fait la radicalité en la matière de la démarche rivettienne sur Ne touchez pas la hache (il est vrai que la longueur du texte ne le permettait peut-être pas) –, Breillat laisse de côté des aspects du roman qui auraient pourtant servi son propos et se livre en retour à quelques modifications dont on se demande ce qu’elles apportent.

On l’a dit, la fidélité à l’œuvre originale ne conditionne pas forcément la réussite d’un film. Il est toutefois regrettable que la seconde partie du roman (celle qui se situe après le mariage de Ryno avec Hermangarde) y soit autant sacrifiée, ou encore que le thème du sang (blessures, échanges fondateurs de liens, vampirisme), prégnant chez Barbey, se voit quasiment réduit à quelques gimmicks qui prêteraient presque à sourire. Qu’apporte, en revanche, l’ajout de la longue et lourde scène du mariage, hormis un petit filet d’anticléricalisme tout de même un peu étonnant pour une adaptation de l’ultra-catholique Barbey d’Aurevilly? Pourquoi surligner avec autant d’insistance – en faisant embrasser à Vellini sa servante, et en lui faisant déclarer qu’elle n’aime pas ce qui est féminin, «sauf dans les hommes» – la ‘‘virilité’’ (pour ne pas dire la masculinité) de Vellini, que l’écrivain, lui, laissait planer à l’état d’hypothèse d’interprétation possible? Et si au début du roman la marquise de Flers, grand-mère d’Hermangarde, se vante, en rescapée du XVIIIe siècle, d’en avoir vu d’autres à son époque en matière de libertinage, est-il absolument nécessaire de pousser la référence, tout de même peu évidente, aux Liaisons dangereuses à un tel point, jusque dans le ‘‘résumé officiel’’ du film, et surtout jusqu’à cet aberrant carton d’ouverture: «1835, au temps de Laclos»??...

Détails, somme toute, que cela? Peut-être, sans doute même – du moins s’ils avaient été contrebalancés par une véritable, et suffisamment puissante, vision de la part de Breillat de l’œuvre originale, si la force de la mise en scène venait les contrebalancer. Il en va des romans adaptés comme de l’Histoire selon Dumas: on peut les violer, à condition de leur faire de beaux bébés (détail, d’ailleurs, et hélas, trop souvent oublié par les adaptateurs/violeurs de Dumas lui-même). Et le ‘‘bébé’’ de Breillat, lui, manque singulièrement de vie.

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J’ai passé sous silence hier, en vous parlant de Ne touchez pas la hache, le fait que Rivette, qui excelle à faire ‘‘vibrer’’, comme je le disais, les scènes les plus policées en apparence, se prend un peu les pieds dans le tapis lorsqu’il en vient à la grande scène sadienne, pivot du livre, lors de laquelle le général séquestre Mme de Langeais et menace de marquer son front au fer rouge. Le réalisateur, pendant ces quelques minutes, se montre bien embarrassé, vraisemblablement parce que cette scène prend à revers toute la logique de son adaptation: il ne s’agit plus de faire deviner une violence sous-jacente, celle-ci est cette fois on ne peut plus explicite, et Rivette, pour le coup, échoue à nous la faire ressentir. Défaut mineur, au regard de l’ensemble du métrage. Or, le problème d’Une vieille maîtresse, c’est que tout le roman est pour ainsi dire à la hauteur de cette scène de La duchesse de Langeais, que Catherine Breillat – aussi étonnant que cela puisse être de sa part – ne parvient pas plus que Rivette à gérer la chose, et qu’il ne s’agit plus cette fois d’une séquence ponctuelle ‘‘rachetée’’ par tout le reste du film.

Les acteurs, dans l’ensemble, s’en tirent plutôt bien. Fu’ad Ait Aattou en dandy androgyne – révélation du film, quoique peut-être un peu jeune pour le rôle (on a du mal à croire qu’il était déjà l’amant de la Vellini dix ans plus tôt), mais peu importe –, Roxane Mesquida en pâle blondinette à la pureté et au maintien aristocratiques, Asia Argento dans... son propre rôle, comme d’habitude (mais cette fois ça colle), enfin dans le trio des témoins et commentateurs d’un autre âge (comme Ogier et Piccoli chez Rivette) Michael Lonsdale, Yolande Moreau, et même Claude Sarraute, se sortent de l’exercice avec les honneurs. Mais, pour autant, ne nous transportent pas.

Et la mise en scène – j’y reviens, mais tout vient de là – ne les y aide pas, ne les porte pas, ne nous transporte pas elle non plus. Les scènes ‘‘de salon’’ sont réalisées sans grand éclat, de façon très conventionnelle, académique (revoilà le mot, il est lancé cette fois). Et les scènes plus ‘‘hors norme’’ – c’est-à-dire, au premier chef, les scènes de sexe –, qui auraient pu constituer un contrepoint, voire un antidote, à cet académisme, ne parviennent pas à faire passer la moindre émotion. La chair est triste, hélas, tout au long de ce film. Seule, peut-être, de la scène orientale dans laquelle Vellini en transe viole quasiment Ryno sur le sable du désert, tout en grimaçant et hurlant la douleur de la perte de leur petite fille, tuée par un scorpion, se dégage véritablement quelque chose, un malaise, un mélange de répulsion et de fascination qui est, justement, ou aurait dû être, l’enjeu du film. Mais à côté de ça, on peut prendre comme contre-exemple la scène où Hermangarde observe par une fenêtre les ébats de son époux et de Vellini: climax du roman, scène terrible; mais dans le film, malheureusement, les contorsions pour le moins acrobatiques d’Asia Argento ne suffisent pas, loin s’en faut, à en rendre l’intensité... Difficile, dans de telles conditions, de ne pas penser que, sans dévoiler un pouce de peau, Jacques Rivette a, avec Ne touchez pas la hache, réalisé un film bien plus ‘‘érotique’’ et troublant que ne l’est Une vieille maîtresse.

Non, le film n’est pas un complet naufrage, on a vu bien pire dans les salles (ou ailleurs), mais il n’a rien pour provoquer l’enthousiasme. Et le souvenir encore frais du film de Rivette n’est pas fait pour arranger les choses.

Rivette, dans Ne touchez pas la hache, fait sentir le feu sous la glace; Breillat, dans Une vieille maîtresse, montre la flamme, mais celle-ci nous laisse froid.

18.6.07

Une maladie passagère
Rivette, Breillat et les Classiques, première partie

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«Une maladie passagère», c’est le prétexte invoqué par le général Montriveau pour rester sur l’île de Majorque où le hasard lui a fait retrouver la trace de la femme qu’il cherche depuis cinq ans. Celle qui se fait désormais appeler la sœur Thérèse accepte de le voir à la grille de son monastère, mais, quand Montriveau devient trop pressant, elle avoue brusquement à sa supérieure qu’il ne s’agit pas de son frère, comme elle l’a prétendu, mais de son amant. Un rideau se ferme, un autre s’ouvre. Cinq ans plus tôt, dans le salon de Clara de Sérizy, Antoinette de Langeais se fait présenter Armand de Montriveau, ancien militaire sous l’Empire, célèbre par le récit de ses aventures en Afrique – un récit qu’elle l’invite à venir lui faire chez elle...

Avec Ne touchez pas la hache, son dernier film en date, sorti sur les écrans fin mars, Jacques Rivette s’est attaché une fois de plus à une adaptation d’un classique de la littérature: La duchesse de Langeais d’Honoré de Balzac. ‘‘Une fois de plus’’, car au cours de sa désormais longue carrière, on se souvient que Rivette s’était déjà intéressé aux écrits de Diderot (1966), Emily Brontë (1986), et déjà, Balzac (1991) – auteur pour qui il semble décidément marquer une nette préférence, si l’on considère non seulement La belle noiseuse (adaptation d’Un chef-d’œuvre inconnu) et Ne touchez pas la hache, mais également que l’ombre des Treize planait déjà sur Out One (1971/1974).

Cette société des Treize – société occulte de roman noir dont Montriveau fait partie – a certes tout pour intéresser Rivette, dont on connaît le goût pour la thématique des sociétés secrètes et des théories du complot, sujet même de certains de ses films, présente en filigrane dans d’autres. Néanmoins le cinéaste semble s’être plus proposé de développer la part d’ironie dans l’écriture de Balzac concernant ces aventuriers qui, de fait, n’arrivent jamais à rien dans les entreprises qu’il nous en présente (et qui, dans le film, deviennent d’insupportables bavards poseurs, répétant en boucles des ‘‘bons mots’’ entre deux bouffées de cigare) que la fascination qui pouvait naître de ce groupe mystérieux. Côté seconds rôles, on s’attachera surtout au sympathique contrepoint au couple principal formé par Bulle Ogier (la princesse de Blamont) et Michel Piccoli (le vidame de Pamiers), deux habitués de chez Rivette qui jouent ici presque les comparses de comédie, commentant avec une distance bienveillante et souriante, du haut de leur expérience d’un monde où «seules les apparences comptent», le jeu de chat et de souris auquel se livrent Montriveau et Mme de Langeais.

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Mais c’est bien évidemment ces deux derniers qui forment le cœur du film. Passion désynchronisée (quand l’une joue, l’autre pas, puis inversement), qu’une affaire de pendule, peut-être mal réglée, précipitera à sa fin. Or, c’est toute la force des deux interprètes – Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu – et du réalisateur de nous passionner, justement, avec cette histoire d’amour jamais consommée et de codes sociaux de la Restauration, toutes choses qui, si elles forment le substrat d’un chef-d’œuvre de la littérature, n’annonçaient pas pour autant un film exceptionnellement marquant en notre début de XXIe siècle.

Pour contrer le risque de l’adaptation académique plan-plan (beaux costumes, image léchée, ennui persistant) qui guettait un tel projet, Rivette a choisi une solution peut-être paradoxale mais, entre ses mains, efficace: la fidélité absolue, quasi radicale, au roman d’origine. Passons rapidement sur son projet – un peu fou – de rendre par la mise en scène, le montage, la syntaxe même de Balzac: sans doute s’agit-il là de l’aspect le moins convainquant de la chose. Rivette, surtout, respecte à la lettre les données du roman, non seulement l’histoire, le cadre et l’époque, mais la structure de l’œuvre (ce long récit/flash-back encadré) et jusqu’aux dialogues mêmes.

Le débat sur l’adaptation littéraire au cinéma est ancien, complexe, et s’il est résolu un jour – ce dont on peut douter – ça ne sera de toutes façons pas demain. Bornons-nous ici à rappeler que la fidélité ou l’infidélité du film au livre ne saurait à elle seule être critère de la qualité de l’œuvre produite in fine. Rivette lui-même, on l’a dit, a déjà porté sa pierre à l’édifice. La belle noiseuse (pour rester dans les parages balzaciens), film qui recrée à l’époque contemporaine et développe librement sur quatre heures l’argument d’une nouvelle de quelques pages, n’en est pas moins un très grand et magnifique film. Mieux vaut, sans doute, une adaptation libre, lointaine, mais géniale (option Kubrick, par exemple), qu’une transposition fidèle, en quelque sorte scolaire, mais terne et sans éclat, qui en tant que film ne vaut pas mieux que certaines bouses hollywoodiennes qui dénaturent, sans âme ni état d’âme, des chefs-d’œuvre de la littérature en en remixant n’importe comment les éléments à destination du public adolescent et formaté des malls. En somme, toutes les possibilités restent ouvertes, du moment qu’on les explore avec talent.

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Or, c’est, justement, ce que fait Jacques Rivette avec ce Ne touchez pas la hache. Ici – configuration extrêmement rare, si l’on y pense –, la fidélité au texte et la valeur cinématographique propre n’entrent pas en concurrence mais s’additionnent et se mêlent en une parfaite symbiose.

La caméra nous promène dans les salons de 1830, nous présente une histoire dans laquelle le comportement des personnages est régi par des codes sociaux et amoureux révolus et étrangers pour nous. Qu’importe: la mise en scène de Rivette, le jeu presque hallucinant de Guillaume Depardieu et Jeanne Balibar – tout cela vibre. Pas d’hystérie zulawskienne ici, pas de réinvention non plus de l’intrigue balzacienne. Mais sous les costumes d’époque et les comportements rigides, on sent à chaque instant sourdre quelque chose d’autre, d’une toute autre nature. L’air, autour d’Antoinette et Montriveau, semble chargé d’électricité statique. Le «Ne touchez pas à la hache» prononcé par Guillaume Depardieu fait véritablement frémir, brusque décharge de violence en milieu policé, soudaine apparition, véritablement foudroyante, des passions en latence sous les dentelles et les conventions. On comprend l’intérêt qu’a eu Rivette – par-delà l’allusion au titre original du roman de Balzac, relevée par tout le monde – d’en faire le titre de son film: cette réplique n’en est pas seulement l’acmé, elle en représente la clé, le dévoilement pour un instant de son intensité, de cet orage qui couve perpétuellement derrière une mise en scène qui n’est azuréenne qu’en trompe-l’œil.

13.6.07

Quand Casterman se tire une balle dans le pied

Mécontenter tout à la fois un auteur – en dénaturant complètement son travail, et en prétendant ensuite qu’il fait juste un gros caprice – et son lectorat – lequel est déjà, il faut bien le dire, pas quantitativement énorme, mais en plus du genre extrêmement pointilleux (on fait rarement pire en la matière qu’un BDphile!)
–, prendre, enfin, le risque d’un procès, tout ça pour économiser quelques sous... voilà une affaire qui risque de coûter cher à Casterman non seulement en espèces sonnantes et trébuchantes, mais surtout en termes d’image de marque.

Pour plus d’infos, c’est par là.

Ou l’art de se mettre simultanément à dos un jeune auteur de BD prometteur et son public-cible composé essentiellement de maniaques (vous connaissez le forum de BD Paradisio?), qui vont apprécier d’être traités comme des vaches à fric, c’est sûr. Ah oui, et aussi, vraisemblablement, une bonne partie de la profession. Y a pas à dire, y en a vraiment qui ont du flair.


(En tout cas les aperçus des doubles-pages donnent envie... d’en voir plus, après correction de l’erreur de mise en page par l’éditeur... si elle a lieu...).

10.6.07

Amazing

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Un célèbre site de vente par Internet a tellement bien ‘‘intégré’’ le programme de l’agrégation de lettres... que quand j’ai fais une recherche avec le mot-clé «Verlaine» il m’a automatiquement lancé en «recherche connexe» Diderot et Gracq.

Je me demande quand même quelle tête fait un internaute lambda, qui ne s’intéresse pas à l’agrégation, en ignore le programme, et qui, à la recherche d’un recueil de Verlaine, se voit proposer, en première position dans la liste des références en vente... les Salons de Diderot.

9.6.07

Voilàààààà c’est finiiiiiii (pour cette année)

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La nouvelle est tombée, l’agrégation ça ne sera pas pour cette année. Ma course électorale s’arrête au premier tour, sur un score de 322 points, le seuil d’admissibilité à l’oral ayant cette année été de 354. Disons que je m’«en tire honorablement», comme me l’a dit Sophie, avec un résultat – certes insuffisant – mais pas trop éloigné de la barre (mis en moyenne sur 20, ça me fait 8,05 alors que la barre en question était à 8,85); pas non plus, ce qui est sans doute, en fait, une bonne chose, trop près – ma pensée en cet instant va à ma consœur en tripalium à qui il n’aurait fallu qu’un point de plus dans n’importe quel matière pour que le coefficient lui donne les 4 points qui la séparaient de l’admissibilité… j’imagine que cette place dans le classement doit encore être la pire à vivre...

Bref, pour en revenir à ma petite personne, une note bien plus basse que prévu en anglais ainsi qu’une note en dessous de la moyenne en dissertation de littérature comparée (comme quoi nos profs avaient bien raison de trouver ce sujet difficile) me furent fatales, la seule dissertation de littérature française, avec sa bonne note pour ainsi dire ‘‘attendue’’ et son coefficient 12, ne suffisant dès lors plus à rattraper mes errements dans les matières techniques – tout particulièrement un 2,5 (!!) en grammaire moderne dont je me demande quand même bien ce qui justifie une notation aussi basse. À noter quand même que je ne suis pas honteux de mon 6 en version latine, ce qui relativement à mes ‘‘affinités’’ avec cet exercice n’est pas totalement déshonorable.

En attendant de me replonger avec d’autant plus d’ardeur dans le programme de la saison / session prochaine, en commençant dès dans-pas-longtemps à reprendre de plus près latin ancien français grammaire et autres joyeusetés, et sans rater cette fois la date d’inscription au capes, je me concentre surtout sur l’épineuse question de mon devenir prochain en termes de localisation géographique (monter ou ne pas monter à Paris). Heures passées à peser interminablement dans la balance les arguments pro et contra: vertus pour le moral, et par ricochet le travail, de m’installer auprès de celle que j’aime plutôt que de repartir dans une pénible année de relation à distance avec rencontre épisodique un week-end tous les trois mois, problèmes de logistique, notamment financiers, à quitter le cocon familial sans l’assurance d’une source de revenus professionnelle, bordel administratif de l’université parisienne qui a l’air encore pire que sa version aixoise (horresco referens), problème d’éthique personnelle à quitter la fac d’Aix qui m’a ‘‘formé’’ jusque-là pour aller décrocher (?) l’agrégation sous d’autres couleurs, lequel problème se double, il faut bien l’avouer, de considérations plus bassement ‘‘carriéristes’’ dans une perspective d’après-concours (je ne sais pas, par exemple, si la proposition de Mme K*** de me faire participer à une journée d’études doctorales tiendrait encore si je quittais les lieux, etc.).

Voilà, c’était pour les nouvelles de moi à destination de ceux qui ne les avaient pas eu par d’autres voies, anonymes lecteurs inconnus de nos services et néanmoins intéressés et compatissants (enfin, bon, j’espère!) ou amis à l’adresse courriel hasardeuse. Quant à la vie du blog, elle continue bien sûr – même si je ne suis pas dans les meilleures dispositions, côté moral, pour me concentrer sur la rédaction de billets sur Rembrandt, les Guptas et/ou (plutôt ‘‘et’’) Barbey d’Aurevilly adapté par Breillat. Après tout, et même si cela se double pour l’instant d’un bizarre ‘‘syndrome du membre amputé’’ après la suppression de ce but vers lequel je tendais depuis des mois: au moins maintenant, je suis en vacances (soyons positifs!).

Enfin, pour finir et pour ma part, tous mes vœux de réussite vont à Audrey dont je ne doute pas qu’elle l’aura, elle, ce satané concours!

7.6.07

La Psychanalyse Amusante, expérience n°3

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La mythologie et la psychanalyse ont un langage en commun: le symbole. – De là, probablement, la grande consommation que la seconde a fait de la première. – Sam Raimi semble avoir bien compris ce rapport, lui qui depuis trois films maintenant utilise la mythologie comics pour nous brosser une épopée psychanalytique. Après le passage de l’enfance à l’adolescence (Spiderman) et à l’âge adulte, doublé d’interrogations sur la conscience (Spiderman 2) – et comme il était difficilement envisageable de faire passer directement Peter Parker à la crise de la cinquantaine ;-) – c’est ici de démons intérieurs qu’il sera question, de ces zones d’ombre héritées du passé que notre héros refuse d’affronter et qui vont fatalement le submerger, s’emparer de lui.

Spiderman 3 est difficile à résumer tant il peut donner l’impression de partir un peu dans tous les sens. Un couple qui bat de l’aile sans qu’il s’en rende même compte, une substance extraterrestre qui entre en symbiose avec lui et le libère de toute inhibition (genre kryptonite rouge pour Superman, mais en plus noir et visqueux), une rivalité professionnelle avec un autre photographe horripilant, son ex-meilleur ami qui lui en veut toujours de la mort de son père et reprend le flambeau de la super-vilenie, un colosse transformé en bonhomme de sable dont il apprend qu’il aurait été impliqué dans le meurtre de son oncle (évènement traumatique fondateur, on s’en souvient): notre sympathique homme-araignée a du pain sur la toile, il ne sait plus où donner de la tête, et le spectateur non plus.

Raimi, de fait, semble avoir décidé de traiter de façon simultanée le plus large panel possible de ‘‘méchants’’ – de l’incarnation du Mal absolu au brave type malchanceux qui a mal tourné. Logique de surenchère? Volonté de couvrir un maximum de pistes au moment de mettre un terme à une trilogie? Il me semble plutôt, en dernier ressort, que cette multiplication générale des personnages s’inscrit dans la structure générale du film, qui travaille à fond le thème du double – Peter Parker/Spiderman bien sûr, mais aussi Mary-Jane/Gwen Stacy, Peter Parker/Eddie Brock, Spiderman/‘‘Spiderman en noir’’ puis ‘‘Spiderman noir’’/Venom, Harry et son père, les ‘‘deux’’ assassins de l’oncle Ben –, au point que l’on ne sait plus trop qui est le doppelgänger de l’autre.

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Spiderman 3 est certes loin d’être exempt de maladresses: des grosses ficelles tire-larmes à la morale finale assénée par une voix off redondante, des facilités scénaristiques les plus improbables à ce satané drapeau étazunien devant lequel le héros masqué se doit d’apparaître soudain à un moment crucial pour que tout le monde comprenne que le Gentiiiil est de retouuuuuur. De manière générale, on a parfois nettement l’impression que Raimi arrive moins bien à gérer le côté ‘‘superproduction’’ de ce film – vendu partout dans le monde comme le-film-le-plus-cher-à-ce-jour-du-cinéma-américain (ce qui est rarement bon signe d’un point de vue artistique...) – qu’il ne parvenait à le faire dans le précédent opus de la saga. Mais si les défauts du film correspondent aux défauts trop fréquents, trop habituels, du genre superhéroïque, Sam Raimi se permet en parallèle, dans des parties du film plus détachées de cet aspect des choses, des libertés inattendues et réjouissantes, la plus étonnante étant sans doute les multiples clins d’œil qu’il adresse tout au long du film à un autre ‘‘genre’’ hollywoodien, celui... de la comédie musicale!

Au sortir de la salle, je me suis brusquement souvenu d’un autre troisième volet d’une autre trilogie que signa autrefois le même Sam Raimi. La trilogie, c’était Evil Dead, le troisième opus, L’armée des ténèbres, un monument de dinguerie qui poussait le bourrinage jusqu’aux limites du film expérimental irregardable (que devient un film d’action quand on ôte toutes les séquences et même les plans qui servent à construire et faire avancer l’histoire, pour ne garder que les plans d’action pure et les punchlines crétines?). Et je me suis brusquement demandé si Raimi ne nous avait pas refait le coup. Si Spiderman 3 n’était pas l’équivalent blockbuster de ce qu’était L’armée des ténèbres à la série Z fauchée.

Il se pourrait, en fin de compte, que le film ait les défauts de ses qualités et les qualités de ses défauts. Que sa surcharge d’intrigues diverses, sa multiplication des personnages, son irréalisme total de l’utilisation de l’espace dans les scènes d’action, ses numéros de danse, soient autant d’indices d’un choix parfaitement assumé de basculement dans le joyeux n’importe quoi (qui, peut-être, ne serait d’ailleurs pas sans rapport avec le thème même du film). Que son destin futur soit celui de devenir une sorte de film crypto-culte, dont – dans le même temps que la masse des spectateurs le regardera pour son efficacité d’entertainment (qu’il ne s’agit pas de nier) –, les initiés se passeront le DVD sous le manteau, en louant la richesse des pistes ouvertes par sa symbolique mythologico-comicso-psychanalytique et la liberté barge de son metteur en scène.

6.6.07

Well, I can dream, can’t I ?

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S’il m’est permis ici de parler de moi (et d’ailleurs oui, il m’est permis, c’est mon blog), je ne suis pas franchement branché art contemporain. Je n’englobe pas tous les artistes et créateurs contemporains dans le même sac, mais bon, c’est surtout par principe que j’émets ce genre de réserve car je ne crois pas encore en avoir croisé un qui soit pour moi une véritable révélation artistique. Vous me direz peut-être qu’en ne m’y intéressant pas, je réduis les chances qu’une telle rencontre ait lieu. Ce n’est sans doute pas faux. Je n’ai d’ailleurs aucun doute sur le fait que – lâchons un grand mot – les «génies» en art soient proportionnellement aussi rares à quelque époque que ce soit, ou à peu près, et que les grands noms de la peinture désormais inscrits en lettres d’or sur les registres du patrimoine collectif de l’humanité nous font oublier que dans leur ombre d’autres produisaient à la chaîne des croûtes qui ne valent pas forcément mieux, dans l’absolu, que leurs équivalents de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Il n’en reste pas moins que j’ai contre ledit «art contemporain», envisagé globalement, et plus particulièrement contre l’art conceptuel et ses dérivés, un certain nombre de griefs – qu’il serait sans doute trop long d’énumérer ici à la suite les uns des autres.

Vous aurez compris, en conséquence, que la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain ne fait pas vraiment partie des lieux que je hante avec le plus de régularité, et il fallait bien le nom de David Lynch pour m’y attirer. Les plus lynchophiles d’entre nous savaient déjà, en effet, que le monsieur ne se cantonne pas au cinéma et qu’il donne également en parallèle dans d’autres formes d’art que le septième, à savoir principalement la peinture et la photographie. Grâces soient donc rendues à la Fondation Cartier pour nous avoir permis, enfin, d’avoir accès à ces œuvres dont nous connaissions l’existence sans jamais en avoir pu voir plus que deux ou trois petites reproductions taille vignette.

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[Rock with seven eyes (1997)]

Avec David Lynch, on sait que l’on est au moins à l’abri de l’une des choses les plus énervantes dans les arts contemporains (car la tendance ne se limite pas aux arts plastiques), ce que je serais tendu d’appeler la préexpliquite aiguë, cette maladie qui consiste à pondre les machins les plus improbables qui ne font pas passer la moindre émotion et que l’on ne peut envisager de «comprendre» qu’après avoir ingurgité un discours théorique, pseudo-théorique ou simili-théorique, au choix, généralement de taille inversement proportionnelle à l’importance de «l’œuvre» en question, et censé en expliquer la composition et très éventuellement le sens. Ainsi il y a quelques années, Pierre Boulez s’était-il par exemple fendu, avant de la diriger pour la première fois, de trois quarts d’heure de présentation de sa dernière création, un ensemble de dissonances et discordances diverses (rudis indigestaque moles) d’une durée approximative de… dix minutes. Lynch, lui, on le sait, s’est toujours refusé à se montrer trop explicatif, à livrer les clés pour comprendre ses films, laissant l’entreprise au seul spectateur. Au nom des émotions ressenties à la vision de Fire walk with me ou de Mulholland drive comme du plaisir d’en dérouler ensuite les fils pendant des heures, on ne peut que lui en être redevable.

L’exposition David Lynch: The Air is on fire respectait donc ce refus du discours explicatif, le poussant même à son point le plus extrême puisque la plupart des œuvres présentées étaient dépourvues tant de titre que de date.

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C’était donc à une plongée sans point de repère, ou quasiment, dans la psyché du sieur Lynch que nous invitait l’exposition. Dans une ambiance sonore un poil oppressante (dont je vous avais déjà donné un petit aperçu précédemment), signée, est-il besoin de le préciser? par le maestro himself, le visiteur pouvait se promener, ainsi qu’en son appartement, dans la cervelle tordue de David Lynch.

Point fort (j’y reviendrais) de cette exposition de belle taille, les peintures de l’artiste font appel à divers matériaux pour dresser le tableau (je sais elle était facile) d’un monde perçu comme insupportablement violent. Dans la pièce d’à côté, une autre série de toiles présente sur fonds noirs les ‘‘aventures’’ d’un personnage fantomatique nommé Bob, aventures qui tournent principalement autour de l’espace de la maison, ce foyer clos de toutes les perversions dans l’univers lynchien.

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[This man was shot 0.952 seconds ago (2004)]

Autour de ces toiles, plusieurs centaines de dessin divers et variés, des 18 ans de l’artiste à nos jours, relevaient en revanche clairement de l’anecdotique, se limitant pour l’immense majorité d’entre eux à des gribouillis abstraits faits en marge de cahiers, scripts, nappes de restaurant et autres supports divers. Mis à part le fait de constater que même Lynch a pu un jour de sa jeunesse dessiner une grosse fleur toute en couleurs joyeuses surmontée de l’inscription «David loves Mary», ou – ce qui est peut-être déjà plus intéressant – que l’imagerie ‘‘industrielle’’ (engrenages, etc.) l’obsède depuis l’adolescence, cette partie de l’exposition restait d’un intérêt plutôt limité.

Enfin, de leur côté, la série des «Disturbed Nudes», peintures numériques réalisées à partir de photos pornographiques du tournant des XIXe et XXe siècles (Lynch procédant par floutage, amputations, ajout d’autres éléments, etc.), distillait un malaise pour ainsi dire attendu et préludait à l’exposition de photographies que l’on retrouvait sur les murs du sous-sol. Si selon la célèbre formule de Truffaut, Hitchcock filmait les scènes de meurtre comme des scènes d’amour et les scènes d’amour comme des scènes de meurtre, Lynch lui photographie les friches industrielles délabrées comme des nus féminins, et les nus féminins comme des friches industrielles délabrées. Il photographie également les bonhommes de neige.

Au centre du sous-sol, de nombreux courts-métrages expérimentaux de David Lynch, datant de ses tout débuts ou au contraire de ses récentes créations pour son site internet, étaient projetés dans un décor inspiré du petit théâtre d’Eraserhead, occasion pour le visiteur d’une halte qui pour autant n’était pas forcément de tout repos. À chacun de voir combien de temps (minutes ou heures) il souhaitait – ou parvenait à – rester sur place, avant de reprendre et d’achever la visite de l’exposition en pénétrant dans la reconstitution grandeur nature d’un salon dessiné par Lynch, tout en fausses perspectives et couleurs criardes. Enfin, le visiteur était amené à boucler son parcours en passant par un couloir tapissé de reproductions des Kits, photos de fragments d’animaux démembrés (accompagnés d’instructions pour les ‘‘remonter’’) réalisées dans les années 70, ce qui devait logiquement inciter ledit visiteur à penser que non décidément, jamais au grand jamais il ne ferait appel à David Lynch pour la déco de son appart’.

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[Rain (aquarelle sur papier, 2005)]

Au final, le niveau des «œuvres» présentées par l’exposition The Air is on fire était plutôt variable. Je ne pense pas que les peintures de Lynch représentent un summum de créativité, qu’elles révolutionnent ou apportent quelque chose d’essentiel à l’art contemporain (milieu il est vrai saturé par sa propre ‘‘créativité’’ de toutes façons), elles n’en restent pas moins, comme je le disais plus haut, la partie la plus intéressante de ce qui était présenté. À l’autre extrémité du spectre, on peut se demander s’il était bien nécessaire que les 500 dessins exposés quittent les cartons où ils étaient originellement entassés, tant l’on a l’impression d’avoir surtout affaire à du remplissage. L’intérêt de l’exposition résidait donc essentiellement dans la juxtaposition de tous ces éléments, dans cette immersion totale, proposée au visiteur, dans l’esprit de Lynch: un univers à part entière dont l’expression privilégiée reste le cinéma, mais dont la Fondation Cartier permettait d’explorer quelques recoins supplémentaires.

4.6.07

Podium

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Les élections – qu’elles soient présidentielles, législatives, municipales… – sont un moment important de la vie démocratique et républicaine. Très accessoirement, elles sont aussi une bonne occasion de se fendre la poire devant une jolie institution connexe: les clips de campagne!

Je ne parle bien évidemment pas là des grosses machines des principaux partis, ceux qui ont d’énormes moyens à leur disposition et une mécanique rhétorique bien rôdée. Non, je parle des «petits partis» et même plutôt de ceux qu’on pourrait appeler les «très petits partis», de ceux qui n’ont ni moyen ni expérience, et qui profitent de cette aubaine inespérée pour leur visibilité qu’est l’égalité du temps de parole en France pendant la campagne électorale pour essayer de montrer qu’ils existent, en torchant avec deux bouts de ficelle un clip hautement improbable. Pendant la récente campagne présidentielle, c’est sans doute le CPNT qui a fait le plus fort en la matière avec cette rencontre ‘‘improvisée’’ en lisière de forêt entre Thierry Nihous et Jean Saint-Josse, ânonnant les répliques d’un dialogue pseudo-réaliste qu’on les devinait en train d’essayer de déchiffrer sur des pancartes que quelqu’un tenait à côté de la caméra. Mais là où on a le plus de chance de débusquer la perle rare en la matière, c’est dans le cadre des élections législatives. J’ai encore le net souvenir du clip d’un parti (ultra-)ultra-libéral présentant son programme, lors des précédentes élections, sur la musique de Terminator! Voici donc, rien que pour le fun, mon petit podium perso des trois clips les plus funs de ces élections législatives. :-)

Médaille de bronze: le Parti Ecologiste Indépendant. Ne serait-ce que pour la vision de Francis Lalanne dans son costume habituel (veste en cuir et chemise ouverte sur un colifichet amérindien) nous expliquant que «[leur] espoir n’est pas vert comme d’un parti, non, non, il est bleu... comme la Terre!!».

Médaille d’argent: la France en Action, dont le dirigeant et les membres se font interviewer en plein champ par Zara Whites (si si j’ai vérifié, c’est bien elle!) à qui ils expliquent leur programme... sauf que le programme, le téléspectateur pourra toujours l’attendre, même s’il aura droit en contrepartie à un très bel étalage de généralités au doux parfum de langue de bois: en politique le pouvoir c’est important mais pas autant que l’éthique, il faut défendre la société et refuser qu’on fasse du mal à l’homme, aux animaux et aux handicapés. Qui serait contre?

Médaille d’Or: le Parti Humaniste. Sur fond d’image de synthèse bidons et de portraits du Mahatma Gandhi, de Martin Luther King et d’un troisième personnage que je n’ai pas réussi à identifier (je pense immédiatement à un gourou sectaire, mais bon, je suis sans doute mauvaise langue :-D), un sympathique allumé – au regard un peu flippant quand même – nous parle de guerre nucléaire, nous explique que la France doit quitter l’OTAN et procéder à son désarmement intégral, car: «la seule révolution, c’est non-violence active, le futur, c’est la nation humaine universelle». Un parti qui vous demande de voter, non pas tant pour élire des députés à l’Assemblée Nationale, mais pour faire en sorte que l’humanité ne forme plus qu’un seul peuple, qu’elle devienne une seule grande famille, c’est pas classe ça franchement? Youpi!!



EDIT : Cherchant à en savoir plus sur ce troisième personnage qui apparaissait aux côtés de Gandhi et Martin Luther King dans le clip de campagne en question, j’ai tout naturellement tapé «Parti Humaniste» dans Gougueul et je suis tombé sur une page du site... Prévensectes! Il semblerait en effet que le Parti Humaniste soit la façade / branche politique d’un organisme plus vaste, le Mouvement Humaniste, et que celui-ci soit considéré comme un groupe sectaire. «Silo», ce troisième personnage que je n’avais pas identifié dans le clip, n’est autre que le fondateur et gourou (officiellement «penseur») du Mouvement, l’Argentin Mario Rodriguez Cobos de son vrai nom. Un rapport d’enquête au Sénat sur les sectes (2004) le classe, sur le même plan que l’Eglise de Scientologie, les Témoins de Jéhovah, l’Alliance Universelle et autres, parmi les mouvements spirituels présentant des dangers pour l’individu, notamment en imposant une rupture de l’adepte avec son environnement d’origine. Egalement au menu du Mouvement d’après quelques recherches: stratégie de recrutement intensive, hiérarchie obscure, pratiques initiatiques, invitation des membres à un «travail psychologique» au sein du groupe, paranoïa organisée, et pour relever encore un peu la sauce, soupçons de liens avec des partis d’extrême-droite d’Amérique Latine. Hum, d’un coup je les trouve beaucoup moins drôles, les bisounours du Parti Humaniste…

3.6.07

Esprit frappeur

Le Théâtre National de Marseille La Criée qui avait ouvert sa saison sur une géniale adaptation théâtrale de Guerre et Paix (à propos de laquelle j’avais glissé quelques mots en ces pages) la referme en regardant à nouveau du côté de la Russie avec une mise en scène de la pièce d’Alexandre Griboïedov Du malheur d’avoir de l’esprit (1824). – Pour une fois Marseille n’est pas la dernière étape d’une tournée puisque voici la pièce sous nos latitudes immédiatement après sa création à Paris. Le fait que Jean-Louis Benoît, qui dirige actuellement la Criée, en soit le metteur en scène, n’est sans doute pas une coïncidence. – Ceci dit, les deux spectacles n’ont pas grand-chose en commun.

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Du malheur d’avoir de l’esprit n’est pas, comme on le lit trop souvent, la seule pièce écrite par Griboïedov, mais elle fut et demeure, et de loin, la plus populaire. Rapidement interdite, cette comédie continua de circuler sous le manteau, et ce dans de telles proportions (par centaines de copies manuscrites) que quand la représentation en fut à nouveau autorisée plus de trente-cinq ans plus tard, toute personne sachant lire le russe était déjà en état d’en citer par cœur certaines répliques, et que l’on y trouvait des allusions dans un grand nombre de romans – y compris ceux de Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev ou Dostoïevski.

Tchatski, le héros de la pièce, est un homme que son intelligence, son esprit critique, et plus encore sa propension à les exprimer haut et fort, condamnent à la marginalité dans une société hypocrite, frivole et pleutre. De retour à Moscou après un voyage de trois ans, il est froidement accueilli par Sofia, son amour de jeunesse, fille d’un haut-fonctionnaire, que courtisent déjà avec plus de succès Skalozoub, un officier arrogant, et surtout Moltchaline, un intrigant qui joue avec adresse la comédie de la servilité. Alors que ce dernier est perçu par Sofia comme un être humble et réservé, Tchatski, lui, se voit reprocher de ne chercher qu’à blesser les gens, et toutes les critiques qu’il émet sur ses contemporains et sur la société qui l’entoure sont mises sur le compte de son esprit de raillerie.

Par la voix de Tchatski comme par la peinture qu’il fait du milieu aristocratique russe, Griboïedov se permet une satire particulièrement virulente dont on ne doit guère s’étonner qu’elle ait déplu à la censure impériale; André Markowicz, traducteur de la pièce, va même plus loin: «les attaques de Tchatski contre les courtisans, en particulier», écrit-il, «sont d’une violence telle qu’on se demande comment elles ont pu même être simplement écrites». Condamné comme «voltairien» par la bonne société moscovite qui prend prétexte à la folie dont on l’accuse pour se replier dans sa dignité offensée et le respect des prétendues bonnes mœurs, Tchatski est en réalité un patriote qui dénonce les errements d’une aristocratie et d’une haute bourgeoisie où la quête de la promotion sociale a remplacé le service de l’Etat, où le souci des bienséances a remplacé celui de la valeur. Du malheur d’avoir de l’esprit se présente ainsi comme un monument de satire, aussi cruel que drôle, une sorte de rencontre entre le Misanthrope de Molière et le Révizor de Gogol.

Las, de tout cela, la mise en scène que propose Jean-Louis Benoît n’en donnera qu’une intuition, une idée brumeuse et lointaine, faussée par une traduction détestable, une mise en scène académique et statique, des jeux d’acteurs plus que contestables.

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Prenons les choses dans l’ordre.

Premier (et peut-être même principal) mauvais choix de la part de Jean-Louis Benoît, celui de la traduction d’André Markowicz. Ses pénibles vers libres rimés ne font apparaître que très-occasionnellement ce brillant dont on ne peut que supposer qu’on le retrouve tout au long de la pièce de Griboïedov, et, le reste du temps, ils sont non seulement dépourvus du moindre génie, mais entravent fortement la compréhension des répliques, certains dialogues devenant à peu près impossibles à suivre en représentation (j’ignore ce que cela donne à la lecture, et je n’ai pas précisément envie de le tester). Tout semblant indiquer que ladite traduction a été réalisée spécialement pour l’occasion, on veut bien être miséricordieux, imaginer que le metteur en scène a cédé aux sirènes entourant le nom du traducteur et n’a découvert que trop tard l’étendue du désastre; il n’en reste pas moins que le résultat final est ce qu’il est. Je n’ai jamais lu et entendu que des louanges à propos de Markowicz – qui serait par exemple le premier à avoir rendu en français la véritable écriture de Dostoïevski, etc. –, mais comme je ne suis pas russophone et surtout que je n’ai jamais lu moi-même les traductions en question, j’en suis réduit à deux hypothèses. Soit ses autres traductions sont à l’image de celle que je viens d’entendre cet après-midi, soit il a salement bâclé un travail de commande qui ne le passionnait pas. Dans tous les cas, je pense que je continuerais sans remords à lire Dostoïevski dans des traductions un peu plus anciennes.

En ce qui concerne la mise en scène proprement dite, là, il devient plus dur de trouver des circonstances atténuantes à Jean-Louis Benoît. Et mon énervement perceptible provient sans doute en grande partie du fait que j’ai vu de lui par le passé des mises en scène autrement plus inspirées. Malheureusement, il ne parvient pas ici à échapper au piège de l’académisme, et ce ne sont pas les brefs petits inserts anachroniques, au demeurant totalement gratuits (une femme de ménage traversant la scène en passant l’aspirateur...), qui suffiront à lui en éviter les récifs meurtriers. Désespérément statique la plupart du temps – la scène des retrouvailles entre Tchatski et Sofia est un (contre-)modèle du genre –, la mise en scène semble encore “ralentie” par le tic-tac plus qu’insistant de l’horloge du fond, qui menace parfois même de couvrir la voix des comédiens. Enfin, la gestion d’un espace scénique qui semble parfois bien trop grand s’avère également problématique.

Quant aux acteurs, pas ou mal dirigés, on ne peut guère dire qu’ils portent le poids de la représentation sur leurs épaules. Dans le rôle principal, Philippe Torreton, qui fut pourtant sous la direction du même Jean-Louis Benoît un Scapin d’anthologie et un Henri V mémorable, semble ici hésiter à donner la pleine mesure de son art (on n’ose imaginer que ce soit sous le coup de la déception politique post-électorale). Il nous fait même très peur lors de sa première scène où la moitié de ses répliques est jouée à faux. Après, ça va mieux, mais on ne peut s’empêcher de penser que l’acteur nous a habitué à... eh bien à mieux, justement. Mais il s’agit clairement là d’un moindre mal si on le compare à la prestation de Roland Bertin, qui n’est pourtant pas lui non plus un mauvais acteur, et qui campe ici un Famoussov bourru, la qualité de ce qu’on appellera la “construction psychologique” du personnage se faisant hélas au détriment d’une diction épouvantable: les deux tiers, par moments les trois quarts, des mots qu’il prononce sont purement et simplement inintelligibles. – De façon générale, on regrettera la forte difficulté que semble éprouver la quasi-intégralité de la distribution à faire passer la rampe à ses paroles au-delà des tout premiers rangs, Roland Bertin étant le cas extrême de cette tendance. – Dans le rôle de Sofia, Ninon Brétécher tire tant bien que mal (et plutôt bien, même) son épingle du jeu, mais ne se détache pas pour autant de façon spectaculaire d’une distribution qui semble assurer le minimum syndical.

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Cependant les choses évoluent heureusement dans la dernière partie de la représentation, tirant de sa léthargie le spectateur qui se voyait déjà condamné à deux heures et demi d’ennui poli. La confrontation de Tchatski et de Moltchaline sonne le signal de cette amélioration, prélude à une extraordinaire scène de bal, sommet de la pièce et également de la mise en scène qui en est proposée, scène au cours de laquelle Sofia décidera de faire passer Tchatski pour fou, bruit aussitôt répandu et accepté par tous les participants, trop heureux d’y voir l’explication des railleries essuyées. Convoquant un nouveau groupe d’acteurs, aux figures outrageusement maquillées, pour un grand moment de jeu collectif, Jean-Louis Benoît semble ici assumer le virage au grotesque, et ce bal évoque au moins autant celui du Maître et Marguerite de Boulgakov que celui du Guépard. La mise en scène échappe là à l’académisme plombant qui la menaçait, et donne à l’ensemble assez d’énergie pour tenir jusqu’à la fin de la pièce, laquelle voit le châtiment de Sofia/Célimène, mais pas la réhabilitation de Tchatski, voué à une éternelle incompréhension.

Mais si cette dernière heure du spectacle rachète en partie ce qui a précédé – en partie seulement, hélas! –, on n’en regrettera pas moins la disparité de l’ensemble. La mise en scène de Jean-Louis Benoît donne l’occasion de découvrir une pièce essentielle du répertoire théâtral russe, dont l’intérêt est cependant loin de se limiter à cette valeur “historique”; mais elle donne cette occasion dans de mauvaises conditions; elle donne, en fait, surtout l’envie d’aller lire le texte (mais pas dans la traduction de Markowicz!), plutôt qu’elle ne réussit vraiment à faire vivre ce texte sur la scène.