6.6.07

Well, I can dream, can’t I ?

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S’il m’est permis ici de parler de moi (et d’ailleurs oui, il m’est permis, c’est mon blog), je ne suis pas franchement branché art contemporain. Je n’englobe pas tous les artistes et créateurs contemporains dans le même sac, mais bon, c’est surtout par principe que j’émets ce genre de réserve car je ne crois pas encore en avoir croisé un qui soit pour moi une véritable révélation artistique. Vous me direz peut-être qu’en ne m’y intéressant pas, je réduis les chances qu’une telle rencontre ait lieu. Ce n’est sans doute pas faux. Je n’ai d’ailleurs aucun doute sur le fait que – lâchons un grand mot – les «génies» en art soient proportionnellement aussi rares à quelque époque que ce soit, ou à peu près, et que les grands noms de la peinture désormais inscrits en lettres d’or sur les registres du patrimoine collectif de l’humanité nous font oublier que dans leur ombre d’autres produisaient à la chaîne des croûtes qui ne valent pas forcément mieux, dans l’absolu, que leurs équivalents de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Il n’en reste pas moins que j’ai contre ledit «art contemporain», envisagé globalement, et plus particulièrement contre l’art conceptuel et ses dérivés, un certain nombre de griefs – qu’il serait sans doute trop long d’énumérer ici à la suite les uns des autres.

Vous aurez compris, en conséquence, que la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain ne fait pas vraiment partie des lieux que je hante avec le plus de régularité, et il fallait bien le nom de David Lynch pour m’y attirer. Les plus lynchophiles d’entre nous savaient déjà, en effet, que le monsieur ne se cantonne pas au cinéma et qu’il donne également en parallèle dans d’autres formes d’art que le septième, à savoir principalement la peinture et la photographie. Grâces soient donc rendues à la Fondation Cartier pour nous avoir permis, enfin, d’avoir accès à ces œuvres dont nous connaissions l’existence sans jamais en avoir pu voir plus que deux ou trois petites reproductions taille vignette.

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[Rock with seven eyes (1997)]

Avec David Lynch, on sait que l’on est au moins à l’abri de l’une des choses les plus énervantes dans les arts contemporains (car la tendance ne se limite pas aux arts plastiques), ce que je serais tendu d’appeler la préexpliquite aiguë, cette maladie qui consiste à pondre les machins les plus improbables qui ne font pas passer la moindre émotion et que l’on ne peut envisager de «comprendre» qu’après avoir ingurgité un discours théorique, pseudo-théorique ou simili-théorique, au choix, généralement de taille inversement proportionnelle à l’importance de «l’œuvre» en question, et censé en expliquer la composition et très éventuellement le sens. Ainsi il y a quelques années, Pierre Boulez s’était-il par exemple fendu, avant de la diriger pour la première fois, de trois quarts d’heure de présentation de sa dernière création, un ensemble de dissonances et discordances diverses (rudis indigestaque moles) d’une durée approximative de… dix minutes. Lynch, lui, on le sait, s’est toujours refusé à se montrer trop explicatif, à livrer les clés pour comprendre ses films, laissant l’entreprise au seul spectateur. Au nom des émotions ressenties à la vision de Fire walk with me ou de Mulholland drive comme du plaisir d’en dérouler ensuite les fils pendant des heures, on ne peut que lui en être redevable.

L’exposition David Lynch: The Air is on fire respectait donc ce refus du discours explicatif, le poussant même à son point le plus extrême puisque la plupart des œuvres présentées étaient dépourvues tant de titre que de date.

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C’était donc à une plongée sans point de repère, ou quasiment, dans la psyché du sieur Lynch que nous invitait l’exposition. Dans une ambiance sonore un poil oppressante (dont je vous avais déjà donné un petit aperçu précédemment), signée, est-il besoin de le préciser? par le maestro himself, le visiteur pouvait se promener, ainsi qu’en son appartement, dans la cervelle tordue de David Lynch.

Point fort (j’y reviendrais) de cette exposition de belle taille, les peintures de l’artiste font appel à divers matériaux pour dresser le tableau (je sais elle était facile) d’un monde perçu comme insupportablement violent. Dans la pièce d’à côté, une autre série de toiles présente sur fonds noirs les ‘‘aventures’’ d’un personnage fantomatique nommé Bob, aventures qui tournent principalement autour de l’espace de la maison, ce foyer clos de toutes les perversions dans l’univers lynchien.

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[This man was shot 0.952 seconds ago (2004)]

Autour de ces toiles, plusieurs centaines de dessin divers et variés, des 18 ans de l’artiste à nos jours, relevaient en revanche clairement de l’anecdotique, se limitant pour l’immense majorité d’entre eux à des gribouillis abstraits faits en marge de cahiers, scripts, nappes de restaurant et autres supports divers. Mis à part le fait de constater que même Lynch a pu un jour de sa jeunesse dessiner une grosse fleur toute en couleurs joyeuses surmontée de l’inscription «David loves Mary», ou – ce qui est peut-être déjà plus intéressant – que l’imagerie ‘‘industrielle’’ (engrenages, etc.) l’obsède depuis l’adolescence, cette partie de l’exposition restait d’un intérêt plutôt limité.

Enfin, de leur côté, la série des «Disturbed Nudes», peintures numériques réalisées à partir de photos pornographiques du tournant des XIXe et XXe siècles (Lynch procédant par floutage, amputations, ajout d’autres éléments, etc.), distillait un malaise pour ainsi dire attendu et préludait à l’exposition de photographies que l’on retrouvait sur les murs du sous-sol. Si selon la célèbre formule de Truffaut, Hitchcock filmait les scènes de meurtre comme des scènes d’amour et les scènes d’amour comme des scènes de meurtre, Lynch lui photographie les friches industrielles délabrées comme des nus féminins, et les nus féminins comme des friches industrielles délabrées. Il photographie également les bonhommes de neige.

Au centre du sous-sol, de nombreux courts-métrages expérimentaux de David Lynch, datant de ses tout débuts ou au contraire de ses récentes créations pour son site internet, étaient projetés dans un décor inspiré du petit théâtre d’Eraserhead, occasion pour le visiteur d’une halte qui pour autant n’était pas forcément de tout repos. À chacun de voir combien de temps (minutes ou heures) il souhaitait – ou parvenait à – rester sur place, avant de reprendre et d’achever la visite de l’exposition en pénétrant dans la reconstitution grandeur nature d’un salon dessiné par Lynch, tout en fausses perspectives et couleurs criardes. Enfin, le visiteur était amené à boucler son parcours en passant par un couloir tapissé de reproductions des Kits, photos de fragments d’animaux démembrés (accompagnés d’instructions pour les ‘‘remonter’’) réalisées dans les années 70, ce qui devait logiquement inciter ledit visiteur à penser que non décidément, jamais au grand jamais il ne ferait appel à David Lynch pour la déco de son appart’.

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[Rain (aquarelle sur papier, 2005)]

Au final, le niveau des «œuvres» présentées par l’exposition The Air is on fire était plutôt variable. Je ne pense pas que les peintures de Lynch représentent un summum de créativité, qu’elles révolutionnent ou apportent quelque chose d’essentiel à l’art contemporain (milieu il est vrai saturé par sa propre ‘‘créativité’’ de toutes façons), elles n’en restent pas moins, comme je le disais plus haut, la partie la plus intéressante de ce qui était présenté. À l’autre extrémité du spectre, on peut se demander s’il était bien nécessaire que les 500 dessins exposés quittent les cartons où ils étaient originellement entassés, tant l’on a l’impression d’avoir surtout affaire à du remplissage. L’intérêt de l’exposition résidait donc essentiellement dans la juxtaposition de tous ces éléments, dans cette immersion totale, proposée au visiteur, dans l’esprit de Lynch: un univers à part entière dont l’expression privilégiée reste le cinéma, mais dont la Fondation Cartier permettait d’explorer quelques recoins supplémentaires.