3.6.07

Esprit frappeur

Le Théâtre National de Marseille La Criée qui avait ouvert sa saison sur une géniale adaptation théâtrale de Guerre et Paix (à propos de laquelle j’avais glissé quelques mots en ces pages) la referme en regardant à nouveau du côté de la Russie avec une mise en scène de la pièce d’Alexandre Griboïedov Du malheur d’avoir de l’esprit (1824). – Pour une fois Marseille n’est pas la dernière étape d’une tournée puisque voici la pièce sous nos latitudes immédiatement après sa création à Paris. Le fait que Jean-Louis Benoît, qui dirige actuellement la Criée, en soit le metteur en scène, n’est sans doute pas une coïncidence. – Ceci dit, les deux spectacles n’ont pas grand-chose en commun.

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Du malheur d’avoir de l’esprit n’est pas, comme on le lit trop souvent, la seule pièce écrite par Griboïedov, mais elle fut et demeure, et de loin, la plus populaire. Rapidement interdite, cette comédie continua de circuler sous le manteau, et ce dans de telles proportions (par centaines de copies manuscrites) que quand la représentation en fut à nouveau autorisée plus de trente-cinq ans plus tard, toute personne sachant lire le russe était déjà en état d’en citer par cœur certaines répliques, et que l’on y trouvait des allusions dans un grand nombre de romans – y compris ceux de Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev ou Dostoïevski.

Tchatski, le héros de la pièce, est un homme que son intelligence, son esprit critique, et plus encore sa propension à les exprimer haut et fort, condamnent à la marginalité dans une société hypocrite, frivole et pleutre. De retour à Moscou après un voyage de trois ans, il est froidement accueilli par Sofia, son amour de jeunesse, fille d’un haut-fonctionnaire, que courtisent déjà avec plus de succès Skalozoub, un officier arrogant, et surtout Moltchaline, un intrigant qui joue avec adresse la comédie de la servilité. Alors que ce dernier est perçu par Sofia comme un être humble et réservé, Tchatski, lui, se voit reprocher de ne chercher qu’à blesser les gens, et toutes les critiques qu’il émet sur ses contemporains et sur la société qui l’entoure sont mises sur le compte de son esprit de raillerie.

Par la voix de Tchatski comme par la peinture qu’il fait du milieu aristocratique russe, Griboïedov se permet une satire particulièrement virulente dont on ne doit guère s’étonner qu’elle ait déplu à la censure impériale; André Markowicz, traducteur de la pièce, va même plus loin: «les attaques de Tchatski contre les courtisans, en particulier», écrit-il, «sont d’une violence telle qu’on se demande comment elles ont pu même être simplement écrites». Condamné comme «voltairien» par la bonne société moscovite qui prend prétexte à la folie dont on l’accuse pour se replier dans sa dignité offensée et le respect des prétendues bonnes mœurs, Tchatski est en réalité un patriote qui dénonce les errements d’une aristocratie et d’une haute bourgeoisie où la quête de la promotion sociale a remplacé le service de l’Etat, où le souci des bienséances a remplacé celui de la valeur. Du malheur d’avoir de l’esprit se présente ainsi comme un monument de satire, aussi cruel que drôle, une sorte de rencontre entre le Misanthrope de Molière et le Révizor de Gogol.

Las, de tout cela, la mise en scène que propose Jean-Louis Benoît n’en donnera qu’une intuition, une idée brumeuse et lointaine, faussée par une traduction détestable, une mise en scène académique et statique, des jeux d’acteurs plus que contestables.

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Prenons les choses dans l’ordre.

Premier (et peut-être même principal) mauvais choix de la part de Jean-Louis Benoît, celui de la traduction d’André Markowicz. Ses pénibles vers libres rimés ne font apparaître que très-occasionnellement ce brillant dont on ne peut que supposer qu’on le retrouve tout au long de la pièce de Griboïedov, et, le reste du temps, ils sont non seulement dépourvus du moindre génie, mais entravent fortement la compréhension des répliques, certains dialogues devenant à peu près impossibles à suivre en représentation (j’ignore ce que cela donne à la lecture, et je n’ai pas précisément envie de le tester). Tout semblant indiquer que ladite traduction a été réalisée spécialement pour l’occasion, on veut bien être miséricordieux, imaginer que le metteur en scène a cédé aux sirènes entourant le nom du traducteur et n’a découvert que trop tard l’étendue du désastre; il n’en reste pas moins que le résultat final est ce qu’il est. Je n’ai jamais lu et entendu que des louanges à propos de Markowicz – qui serait par exemple le premier à avoir rendu en français la véritable écriture de Dostoïevski, etc. –, mais comme je ne suis pas russophone et surtout que je n’ai jamais lu moi-même les traductions en question, j’en suis réduit à deux hypothèses. Soit ses autres traductions sont à l’image de celle que je viens d’entendre cet après-midi, soit il a salement bâclé un travail de commande qui ne le passionnait pas. Dans tous les cas, je pense que je continuerais sans remords à lire Dostoïevski dans des traductions un peu plus anciennes.

En ce qui concerne la mise en scène proprement dite, là, il devient plus dur de trouver des circonstances atténuantes à Jean-Louis Benoît. Et mon énervement perceptible provient sans doute en grande partie du fait que j’ai vu de lui par le passé des mises en scène autrement plus inspirées. Malheureusement, il ne parvient pas ici à échapper au piège de l’académisme, et ce ne sont pas les brefs petits inserts anachroniques, au demeurant totalement gratuits (une femme de ménage traversant la scène en passant l’aspirateur...), qui suffiront à lui en éviter les récifs meurtriers. Désespérément statique la plupart du temps – la scène des retrouvailles entre Tchatski et Sofia est un (contre-)modèle du genre –, la mise en scène semble encore “ralentie” par le tic-tac plus qu’insistant de l’horloge du fond, qui menace parfois même de couvrir la voix des comédiens. Enfin, la gestion d’un espace scénique qui semble parfois bien trop grand s’avère également problématique.

Quant aux acteurs, pas ou mal dirigés, on ne peut guère dire qu’ils portent le poids de la représentation sur leurs épaules. Dans le rôle principal, Philippe Torreton, qui fut pourtant sous la direction du même Jean-Louis Benoît un Scapin d’anthologie et un Henri V mémorable, semble ici hésiter à donner la pleine mesure de son art (on n’ose imaginer que ce soit sous le coup de la déception politique post-électorale). Il nous fait même très peur lors de sa première scène où la moitié de ses répliques est jouée à faux. Après, ça va mieux, mais on ne peut s’empêcher de penser que l’acteur nous a habitué à... eh bien à mieux, justement. Mais il s’agit clairement là d’un moindre mal si on le compare à la prestation de Roland Bertin, qui n’est pourtant pas lui non plus un mauvais acteur, et qui campe ici un Famoussov bourru, la qualité de ce qu’on appellera la “construction psychologique” du personnage se faisant hélas au détriment d’une diction épouvantable: les deux tiers, par moments les trois quarts, des mots qu’il prononce sont purement et simplement inintelligibles. – De façon générale, on regrettera la forte difficulté que semble éprouver la quasi-intégralité de la distribution à faire passer la rampe à ses paroles au-delà des tout premiers rangs, Roland Bertin étant le cas extrême de cette tendance. – Dans le rôle de Sofia, Ninon Brétécher tire tant bien que mal (et plutôt bien, même) son épingle du jeu, mais ne se détache pas pour autant de façon spectaculaire d’une distribution qui semble assurer le minimum syndical.

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Cependant les choses évoluent heureusement dans la dernière partie de la représentation, tirant de sa léthargie le spectateur qui se voyait déjà condamné à deux heures et demi d’ennui poli. La confrontation de Tchatski et de Moltchaline sonne le signal de cette amélioration, prélude à une extraordinaire scène de bal, sommet de la pièce et également de la mise en scène qui en est proposée, scène au cours de laquelle Sofia décidera de faire passer Tchatski pour fou, bruit aussitôt répandu et accepté par tous les participants, trop heureux d’y voir l’explication des railleries essuyées. Convoquant un nouveau groupe d’acteurs, aux figures outrageusement maquillées, pour un grand moment de jeu collectif, Jean-Louis Benoît semble ici assumer le virage au grotesque, et ce bal évoque au moins autant celui du Maître et Marguerite de Boulgakov que celui du Guépard. La mise en scène échappe là à l’académisme plombant qui la menaçait, et donne à l’ensemble assez d’énergie pour tenir jusqu’à la fin de la pièce, laquelle voit le châtiment de Sofia/Célimène, mais pas la réhabilitation de Tchatski, voué à une éternelle incompréhension.

Mais si cette dernière heure du spectacle rachète en partie ce qui a précédé – en partie seulement, hélas! –, on n’en regrettera pas moins la disparité de l’ensemble. La mise en scène de Jean-Louis Benoît donne l’occasion de découvrir une pièce essentielle du répertoire théâtral russe, dont l’intérêt est cependant loin de se limiter à cette valeur “historique”; mais elle donne cette occasion dans de mauvaises conditions; elle donne, en fait, surtout l’envie d’aller lire le texte (mais pas dans la traduction de Markowicz!), plutôt qu’elle ne réussit vraiment à faire vivre ce texte sur la scène.