29.3.09

Idoles

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Notre civilisation couvre de son éclat une véritable décadence intellectuelle. Nous n’accordons à la superstition, dans notre esprit, aucune place réservée, analogue à la mythologie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d’un vocabulaire abstrait tout le domaine de la pensée. Notre science contient comme dans un magasin les mécanismes intellectuels les plus raffinés pour résoudre les problèmes les plus complexes, mais nous sommes presque incapables d’appliquer les méthodes les plus élémentaires de la pensée raisonnable. En tout domaine, nous semblons avoir perdu les notions essentielles de l’intelligence, les notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats. Pour s’en tenir aux affaires humaines, notre univers politique est exclusivement peuplé de mythes et de monstres; nous n’y connaissons que des entités, que des absolus. Tous les mots du vocabulaire politique et social pourraient servir d’exemple. Nation, sécurité, capitalisme, communisme, fascisme, ordre, autorité, propriété, démocratie, on pourrait les prendre tous les uns après les autres. Jamais nous ne les plaçons dans des formules telles que: Il y a démocratie dans la mesure où..., ou encore: Il y a capitalisme pour autant que... L’usage d’expressions du type «dans la mesure où» dépasse notre puissance intellectuelle. Chacun de ces mots semble représenter une réalité absolue, indépendante de toutes les conditions, ou un but absolu, indépendant de tous les modes d’action, ou encore un mal absolu; et en même temps, sous chacun de ces mots, nous mettons tour à tour ou même simultanément n’importe quoi. Nous vivons au milieu de réalités changeantes, diverses, déterminées par le jeu mouvant des nécessités extérieures, se transformant en fonction de certaines conditions et dans certaines limites; mais nous agissons, nous luttons, nous sacrifions nous-mêmes et autrui en vertu d’abstractions cristallisées, isolées, impossibles à mettre en rapport entre elles ou avec les choses concrètes: notre époque soi-disant technicienne ne sait que se battre contre les moulins à vent.

Simone Weil, Ne recommençons pas la guerre de Troie, 1937.

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«Oui, ça fait longtemps que ça a commencé, mais cela prend maintenant des proportions exorbitantes... et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’on s’en rend de moins en moins compte... [...] Ça a commencé avec l’intrusion du langage technique à peu près dans tous les domaines; par exemple, c’est ainsi qu’on a parlé de la bombe propre, des frappes chirurgicales; et puis maintenant on parle de la croissance zéro; même on a entendu parler ces derniers temps de croissance négative... Alors là, on voit très bien quelle est cette fonction du langage: [...] c’est un langage qui interdit la contraction, ce sont des formules ritualisées qui sont assez bien frappées pour être reprises par tout le monde et de telle sorte qu’on ne peut plus les contester.
[...] Elles contiennent une chose et son contraire, et du coup, il y a une sorte de sidération, et ça a une fonction hypnotique, une fonction anesthésiante qui va permettre de tout avaler... Et avec la crise, on voit comment ça se passe...
[...] On n’a plus de prise, pas seulement parce qu’on n’a plus le langage pour accéder [à ces systèmes] – le langage étant à la fois le reflet et l’instrument de cette hypnotisation générale –, mais aussi c’est pour ne pas voir, [...] pour ne surtout pas voir que tout se tient, parce que cette crise financière, dans le fond, est l’équivalent dans le monde économique de ce qu’a été la vache folle dans le monde alimentaire, de ce qu’à été l’affaire du sang contaminé [...] c’est-à-dire des mécanismes [...] qui donnent l’impression de fonctionner tout seuls, [...] comme si on n’avait plus les moyens d’arrêter cette machine – parce que justement on a perdu les moyens du rapport aux choses avec la façon de les exprimer, et qu’on perd aussi la relation entre la cause et l’effet.»

Annie Le Brun au micro de France Culture, «D’autres regards sur la crise», 30 janvier 2009.

Illustrations: Salvador Dali, La Tentation de Saint Antoine, 1946, et Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une pomme-grenade une seconde avant l’éveil, 1944.


(Et sur ce, je vous laisse, je pars emménager pour une semaine dans une chambre d’hôtel de Vitrolles où le rectorat a eu la glorieuse idée de situer les écrits des concours cette année...)

24.3.09

Garde (trop) rapprochée
– Suite du billet précédent

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On pouvait craindre le pire du Watchmen de Zack Snyder. Tout ou presque y invitait. D’abord, la filmographie passée du réalisateur: L’Armée des morts (/ Dawn of the Dead), remake modérément utile du Zombie (/ Dawn of the Dead aussi) de Romero, et 300, adaptation pour le moins critiquable, et pour le moins critiquée, du roman graphique éponyme de Frank Miller – de quoi faire sérieusement douter qu’il soit l’homme de la situation pour mener à bien une tâche aussi périlleuse, sur laquelle Terry Gilliam, Darren Aronofsky et Paul Greengrass s’étaient successivement cassés les dents. Ensuite, les précédentes adaptations trahisons hollywoodiennes des romans graphiques d’Alan Moore: From Hell des frères Hughes, en 2002, film à peu près autant à contresens qu’il soit possible par rapport à l’œuvre originale; une Ligue des gentlemen extraordinaires signée Stephan Norrington l’année suivante et ignoblement daubesque; enfin en 2006 le V pour Vendetta de James McTeigue (largement sous la houlette des frères Wachowski), plus réussi que les deux autres mais tout de même largement aseptisé et dépolitisé – toutes choses qui ont conduit le scénariste, à défaut de pouvoir empêcher les films de se faire, à demander que son nom n’y apparaisse plus nulle part (dont acte encore, dans Watchmen dont l’ermite de Northampton a déclaré dès le lancement du projet qu’il n’en visionnerait pas une seule seconde). Enfin, le premier ‘‘pitch’’ officiel du film (révisé depuis), se clôturant sur l’annonce de la découverte d’un complot visant à «discréditer» les super-héros du passé et du présent, ne pouvait guère que surprendre les lecteurs de l’œuvre, se demandant quel reste de crédibilité les justiciers masqués en question étaient encore en mesure de pouvoir perdre!

Eh bien, le pire n’a pas eu lieu. On pourrait se contenter de s’en réjouir, seulement voilà, il y a tout de même un hic; et le pire, c’est que c’est paradoxalement sa volonté de fidélité même au matériau original qui embarrasse le film et produit un résultat, certes pas déshonorable, mais regrettablement bancal. Si le Watchmen de Moore et Gibbons est un peu aux comics ce que Citizen Kane fut au cinéma, sa transposition à l’écran peine à dépasser le stade de ‘‘film de super-héros en costumes un peu plus intelligent que la moyenne’’, faute, cette fois, d’une appropriation suffisante du matériau d’origine et d’une réflexion suffisamment poussée sur la différence entre les deux médias.

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Le film pourtant commence très bien: la scène de la mort du Comédien (même si elle fait un peu trop la part belle aux clipesques effets de ralenti qu’affectionne le réalisateur), et surtout le superbe générique d’ouverture, déroulant en cinq minutes et demi toute l’histoire de l’ascension et de la chute des super-héros sur plusieurs décennies en une succession de ‘‘tableaux vivants’’, récupérant au passage des éléments qui n’étaient présents dans l’ouvrage original que sous formes marginales ou allusives, témoignent d’un vrai travail et d’une vraie réflexion sur l’adaptation du matériau BD au cinéma. Las! les choses s’arrêtent à ce moment-là, et ce générique d’ouverture restera, de ce point de vue, la chose la plus époustouflante que nous propose le film – mise à part peut-être la plastique de Malin Akerman, l’interprète de Laurie, mais ceci est une autre histoire.

Car passé ce générique, Watchmen le film se met en tête de décalquer purement et simplement les premiers chapitres de Watchmen le roman graphique. Dans cette partie, l’intervention du metteur en scène sur cette mise en images – plus exactement sur la mise en ‘‘images mouvantes’’ d’images initialement fixes mais déjà existantes – semble se réduire, ou à peu près, à moderniser les costumes des personnages, à plus ou moins bon escient (contentons-nous de dire qu’autant les transformations apportées à celui du Spectre Soyeux ne font qu’adapter au public de 2009 son côté ‘‘bombe sexuelle’’, autant le virage au noir du costume initialement tout en dorures d’Ozymandias me semble relever avant tout de la facilité scénaristique), et à ajouter de la musique, là aussi avec plus ou moins de bonheur (la Chevauchée des Walkyries sur l’épisode vietnamien, on aurait pu s’en passer...).

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Or, autant les procédés utilisés par Moore et Gibbons jouaient avec, et transcendaient, les possibilités offertes par le format ‘‘bande dessinée’’, autant leur transposition directe à l’écran a du mal à cadrer avec le format ‘‘cinéma’’. Les souvenirs / flashbacks successifs de chacun des personnages assistants à l’enterrement de Blake, la blague sur le clown Paillasse racontée par Rorschach en guise d’oraison funèbre, le long monologue intérieur martien de Jon et ses circonvolutions temporelles (fût-il largement amputé), sont autant d’éléments qui ‘‘passent’’ de plus en plus mal au fur et à mesure qu’ils s’accumulent et obèrent progressivement le rythme du film. Snyder, heureusement, a la bonne idée de s’arrêter avant de s’embarquer dans une retranscription à l’écran de la ‘‘BD dans la BD’’ dont le projet ne ce serait vraisemblablement pas relevé: ouf, on a eu chaud...

C’est qu’après cette quelque peu laborieuse mise en place vient le temps des coupes franches, car il faut bien faire tenir le tout en moins de trois heures. Reconnaissons, à ce titre, que l’astuce trouvée par les scénaristes concernant le danger censé menacer l’humanité, seul moment où le film prend clairement le parti de diverger de la BD, est une très bonne idée. Hélas, là encore, il s’agit d’un exemple isolé de réelle adaptation d’un matériau ‘‘inrendable’’ à l’écran dans sa complexité originelle: pour le reste, on se contente de retirer un peu tout ce qui dépasse – en conservant, à partir de là, principalement les scènes d’action, plutôt efficaces d’ailleurs – sans trop se soucier de la cohérence et de la viabilité de ce qu’on aura laissé. Avec ce traitement, la succession finale des retournements (la révélation sur les origines de Laurie, le choix du Dr. Manhattan à l’issue de leur conversation sur Mars, la révélation de la vraie nature du ‘‘complot’’, le twist ultime, toutes choses amenées très progressivement et presque inéluctablement par la mécanique de haute précision d’Alan Moore) risque fort, pour un spectateur ne connaissant pas déjà toute l’histoire, de tomber à plat ou, au mieux, comme un cheveu sur la soupe. Que peut comprendre, par exemple, de la dernière séquence, un spectateur n’ayant jamais entendu parler auparavant dans le film du New Frontiersman, le journal d’extrême-droite qui joue un si grand rôle dans le roman graphique?

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Par ailleurs, un effet pervers de ce traitement trop révérencieux est paradoxalement de produire des effets de loupe, pour tout connaisseur du matériau original, sur les divergences entre les deux, et le résultat n’est pas sans être source d’un certain malaise.

Qu’ajoute Snyder? Une complaisance marquée pour le détail gore (fractures ouvertes durant les bagarres, lambeaux de chair sanguinolents, etc.), dont on se demande bien la justification – surtout en ce qui concerne les transformations apportées à l’enquête de Rorschach sur l’enlèvement de la petite Blaire, séquence suffisamment glauque comme ça dans la BD. Pour le coup, les choix du réalisateur dépassent la recherche d’un spectaculaire un peu douteux pour s’aventurer sur un terrain glissant, y compris idéologiquement, qui me reste un peu en travers de la gorge si je peux me permettre cette image...

Que fait disparaître Snyder? Tous les personnages simplement ‘‘humains’’ que l’on trouvait chez Moore, exception faite du psychiatre Malcom Long, au rôle d’ailleurs singulièrement réduit, Rorschach lui déballant tout de go ses plus intimes traumatismes, tandis que sa vie privée passe à la trappe en même temps que Bernard, le vendeur de journaux du quartier, Bernie son jeune ‘‘squatteur’’, Joey, la conductrice de taxi homo aux incessants problèmes de couple, et les autres. Leur absence à l’écran donne une curieuse coloration à la phrase finale sur le devoir de mémoire des «visages» de ceux qui auront été sacrifiés, ces visages n’étant ‘‘apparus’’ à l’écran, pour les plus chanceux, que le temps d’un plan large de quelques secondes. Une disparition dont on peine à croire qu’elle soit purement fortuite, les services de presse du studio ayant pris la peine, parmi les photos promotionnelles officielles étonnement peu nombreuses pour ce genre de production (il n’y en a même aucune du Dr. Manhattan!), de placer une image de ce fameux kiosque à journaux où se croisent ces personnages du quotidien...

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Toutefois, si ce que j’écris pourrait faire penser que le film de Zack Snyder n’est pas loin d’être un naufrage de plus à mettre au compte des studios hollywoodiens, ce n’est tout de même pas le cas. Pour commencer, à défaut d’une réinvention bien pensée et à la mesure de son modèle – un peu à la manière de ce qu’avait tenté, hélas maladroitement, l’adaptation de V pour Vendetta, et qui en faisait l’intérêt –, la fidélité globale du film au livre suffit à placer de facto ce Watchmen au-dessus de la moyenne des blockbusters à héros costumés. Après tout, mieux vaut toujours une adaptation fidèle même si inaboutie qu’une trahison totale et pas plus aboutie cinématographiquement, façon From Hell (film passable en soi, mais qui devient franchement pénible dès lors que l’on connaît et qu’on a en tête sa source)! Par ailleurs, Zack Snyder se distingue par un réel souci du travail de l’image, lui conférant un caractère ‘‘graphique’’ tout à fait bienvenu (et nettement mieux géré que dans 300 où le résultat confinait à une esthétique de jeu vidéo); certaines séquences sont visuellement tout particulièrement réussies, je pense, par exemple, au rêve de Dan. Signalons encore un casting judicieux, faisant délibérément le choix d’acteurs relativement peu voire pas du tout connus. Franchement, vous imaginez Arnold Schwarzenegger en Docteur Manhattan? Il en avait pourtant été question il y a quelques années! Pour le rôle, Snyder a retenu plutôt Billy Crudup, méconnaissable de toute façon sous le maquillage bleu – qui n’est pas toujours du meilleur effet, mais qui, disons, passe dans le contexte... Les prestations les plus intéressantes restent néanmoins celles du duo constitué par Patrick Wilson (étonnamment crédible dans le rôle de Dan Dreiberg, loin du physique de jeune premier que cet acteur affiche partout ailleurs!) et Malin Akerman (Laurie), et de Jeffrey Dean Morgan qui fait un assez extraordinaire Edward Blake. – Je réserve mon avis sur la composition de Jackie Earle Haley (Rorschach) à une vision ultérieure du film en v.o., soupçonnant l’acteur d’être desservi au doublage (j’avais tout le temps l’impression d’entendre Rambo, ça perturbe), seule la prestation de Matthew Goode, faisant d’Adrian une sorte de dandy androgyne, et souffrant d’un jeu un peu trop ‘‘transparent’’, ne me convainquant vraiment pas.

Enfin, il faut savoir que l’on nous annonce pour la sortie vidéo une version longue du film: si elle ne résoudra a priori pas les problèmes liés à la volonté d’une transposition trop mécanique du roman graphique à l’écran, on peut imaginer qu’elle pourrait faire évaluer pas mal de choses pour le reste, et il conviendra alors de juger. En attendant, Watchmen-le-film reste un divertissement assez luxueux et assez hors-norme par rapport au genre dans lequel il s’inscrit, conjuguant de pair grand spectacle et, sinon véritable réflexion, du moins interrogation problématique – mais sans commune mesure avec le monument d’Alan Moore et Dave Gibbons, dont je persiste à penser que l’héritage cinématographique est plutôt à chercher du côté de l’esprit des actuels Batman de Christopher Nolan, travaillant en permanence la question de la place du personnage du héros masqué en marge de la justice officielle et instituée, dans un format tout à la fois plus détaché de ses sources et plus abouti en lui-même.

21.3.09

Le bocal à bulles #3: Watchmen

Soit dit sans émettre pour l’instant de jugement sur le tout récent film de Zack Snyder – qui fera l’objet du prochain billet, à part de celui-ci –, la meilleure chose qu’apporte au public français l’adaptation sur grand écran de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons est peut-être la ressortie dans l’Hexagone, à un prix nettement plus abordable que ceux pratiqués jusqu’ici (quoique dans une traduction hélas contestable), de ce cultissime roman graphique, invitant à sa découverte par un nouveau public. Ce qui méritait bien de ressortir enfin, pour l’occasion, le Bocal du placard.

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Nous sommes en 1985. Mais un 1985 un peu différent de celui que nous avons connu. Qu’après-guerre aient commencé à apparaître réellement aux Etats-Unis des héros costumés combattant le crime à l’imitation des super-héros de comics en est un des signes. Mais la différence la plus fondamentale porte un nom: Jonathan (Jon) Osterman, et surtout un nom de code: ‘‘Docteur Manhattan’’. À la suite d’un accident sur une base militaire à la fin des années 50, cet ancien physicien est devenu un surhomme quasiment tout-puissant, et se trouve être à lui seul le principal atout tactique de l’armée américaine ainsi que le principal moteur de la recherche scientifique et industrielle mondiale. Ses découvertes ont notamment rendu caduque l’utilisation du pétrole, tandis que son intervention au Vietnam a permis aux Etats-Unis d’y remporter la guerre – ce qui n’empêche pas pour autant la guerre froide de continuer à battre son plein, et le conflit larvé entre l’URSS (qui masse des troupes sur la frontière afghane) et les USA (où Richard Nixon en est à son cinquième mandat) de menacer d’entraîner le monde dans l’apocalypse nucléaire.

Le Dr. Manhattan a une autre particularité: avec Edward Blake, dit le Comédien – une brute sadique et amorale, spécialisée dans la lutte anticommuniste –, il est le seul des anciens ‘‘super-héros’’ susmentionnés à être encore en activité, sous la responsabilité directe du gouvernement, depuis que les agissements de ceux-ci ont conduit, en 1977, au vote d’un amendement à la Constitution, la loi Keene, leur interdisant purement et simplement d’exercer. Tous les autres (ceux, du moins, qui n’étaient pas déjà morts, à la retraite ou à l’asile), de plus ou moins bonne grâce, ont alors tombé le masque et remisé leur costume. Tous, sauf un, traqué depuis huit ans par la police: Rorschach, justicier psychopathe, se refusant à tout ce qui lui apparaît comme un «compromis» avec la morale, et qui a exprimé ce qu’il pensait de la loi Keene par le biais d’un mot épinglé sur le cadavre d’un violeur récidiviste...

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Et voilà qu’Eddie Blake est retrouvé assassiné. Tout de suite persuadé de l’existence d’un «tueur de masques», Rorschach entreprend la tournée de ses anciens compagnons d’armes: Daniel Dreiberg, ex-Hibou, qui a repris une vie d’anonyme ornithologue, non sans quelque nostalgie, plus ou moins refoulée, de sa période ‘‘héroïque’’; le milliardaire Adrian Veidt – anciennement Ozymandias, «l’homme le plus intelligent du monde» –, seul héros costumé à être resté populaire, s’étant retiré avant la loi Keene et vendant depuis sa propre image; le Dr. Manhattan, et sa compagne Laurie Juspeczyk, ancien Spectre Soyeux deuxième du nom, peu encline quant à elle à regretter une activité qu’elle n’avait pas choisie, ayant depuis son plus jeune âge été élevée par sa mère, le premier Spectre, pour assurer la relève...

Pour tous, l’hypothèse du «tueur de masques» n’est qu’une élucubration supplémentaire de l’esprit tordu et paranoïaque de Rorschach. Les anciens ‘‘super-méchants’’, d’ailleurs, ne sont pas logés à meilleure enseigne que leurs adversaires du passé: qu’ils aient ‘‘trouvé Jésus’’ ou se meurent d’un cancer, il est difficile de croire qu’ils puissent encore représenter une menace pour quiconque – et personne, de toute façon, ne regrettera le Comédien. Pourtant, quand le sort commence à s’abattre de façon un peu trop systématique sur les anciens justiciers, l’hypothèse d’un complot ne paraît plus aussi folle. Mais dans quel but?

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Originellement paru aux Etats-Unis en 1987, chez DC Comics, Watchmen (/ Les Gardiens) fait partie, avec V pour Vendetta et From Hell, des romans graphiques les plus connus dus à la plume du scénariste anglais Alan Moore, secondé pour l’occasion par Dave Gibbons au dessin. Si en dehors de ce titre, le nom de ce dernier n’est guère connu que des fans de comics purs et durs, Moore tient plus, en revanche, de la légende vivante, surtout pour les amateurs de bande dessinée, faisant partie de ceux qui ont donné des lettres de noblesse au genre ces dernières décennies.

Dominant des séries moins connues comme Miracleman ou plus récemment Top Ten, Watchmen fait partie des œuvres de Moore dans lesquelles celui-ci s’attaque (au sens que l’on voudra donner au terme...) à la tradition américaine des super-héros de comics, tradition revisitée ici d’une façon résolument sombre et d’une profonde ambigüité morale – l’une des ‘‘marques de fabrique’’ de l’auteur (ce dernier point sera d’ailleurs, deux ans plus tard, cause de la rupture de Moore avec DC Comics lorsque l’éditeur voudra apposer une signalétique d’âge sur la version finale de V pour Vendetta). Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Watchmen, le mythe super-héroïque en prend un coup. Si Rorschach, le Comédien ou Ozymandias représentent, chacun à leur manière, des cas extrêmes, la névrose semble la chose du monde la mieux partagée parmi les justiciers masqués. Que leurs personnalités soient marquées par des pulsions infantiles ou par des traumatismes plus graves (comme celui qui a fait basculer Rorschach dans la folie, et dont son imperméable porte toujours les traces sanglantes), sans parler de troubles sexuels de plus ou moins grande ampleur (le Comédien tente de violer le premier Spectre Soyeux, les obsessions de Rorschach en matière de mœurs prennent largement source dans son enfance auprès d’une mère prostituée, plusieurs des Minutemen des années 40 s’avèrent homosexuels, Dan et Laurie ne parviennent à ‘‘concrétiser’’ leur relation qu’après avoir enfilé leurs costumes – etc.), ces justiciers autoproclamés et hors-la-loi naviguent le plus souvent entre mégalomanie et comportement quasi fascisant. Quant au Dr. Manhattan, si son accident a fait de lui presque l’égal d’un dieu, c’est d’un dieu de plus en plus indifférent à l’humanité qui l’entoure et dont il se détache peu à peu, pour qui passé, présent et futur coexistent en permanence, et pour qui vie et mort sont des concepts surfaits (aucune différence dans le nombre de particules), ce qui n’est pas sans quelques conséquences sur son attitude générale...

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Mais Watchmen est loin de se limiter à une relecture critique ou un pastiche désenchanté (encore moins à une parodie) de la culture comics. Secondé par un Dave Gibbons dont le trait – sans avoir la ‘‘personnalité’’ hors-normes d’un Eddie Campbell sur From Hell ou d’une Melinda Gebbie sur Filles perdues – revisite de façon très intéressante le graphisme traditionnel du genre, c’est surtout un Alan Moore en pleine possession de son art qui se surpasse ici pour nous offrir, à n’en pas douter, un des sommets de la bande dessinée tous genres et horizons confondus.

Dès la première page, le ton est donné. Le ton du journal de Rorschach, d’abord, stigmatisant pêle-mêle, avec une rage froide, «putes» et «politiciens», «la fiente des lascifs et des communistes», «les libéraux, les intellos, les démagos» et une ville dont il dit avoir «vu [le] vrai visage» – tandis que de case en case, comme dans un mouvement de caméra ascensionnel, se dévoile le trottoir où s’est écrasé le Comédien. Mais au-delà de l’efficacité de cette entrée en matière, un certain nombre d’éléments, tant au niveau du texte que de l’image, ne seront probablement perceptibles que dans le cadre d’une relecture: discrets mais bel et bien présents, ils ne dévoileront leur sens qu’à la lueur de ce tout ce qui suivra (à commencer, si j’ose dire, par la fin, que Moore se paye le luxe d’annoncer: «...et d’en haut je regarderai et chuchoterai: ‘‘non’’»).

Sur douze chapitres, tous centrés plus particulièrement sur un personnage, et reposant sur des citations tirées aussi bien de William Blake et Percy B. Shelley que de Bob Dylan et Elvis Costello, en passant par Einstein, Nietzsche ou encore la Bible – l’ensemble de l’œuvre étant quant à elle sous-tendue par une référence tirée des Satires de Juvénal (Sed quia custodiet ipsos / Custodes? - Who watches the Watchmen? - Qui gardera les gardiens?) –, Alan Moore se permet tout, jeux de cadrage, de mise en page (avec notamment tout un chapitre construit en palindrome!), rapports subtils entre texte et image, narration quasi-systématiquement éclatée, flashbacks aux constructions très travaillées, mise en abyme par le biais du journal de Rorschach ou d’une ‘‘BD dans la BD’’ récurrente (et lourde de sens), présence à la fin de chaque chapitre d’une «annexe» qui apporte des éclairages supplémentaires et parfois contient des éléments essentiels à l’intrigue, avec une virtuosité d’autant plus éclatante qu’elle n’entrave jamais le rythme d’une lecture qu’on ne peut plus lâcher une fois qu’on l’a entamée.

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Avec une précision digne d’une mécanique d’horloger (autre traduction possible de watchman et vocation première du personnage de Jon), Moore et Gibbons construisent ainsi sur près de 400 pages une intrigue aux ressorts remarquablement complexes, au sein de laquelle nous nous trouvons entraînés sans temps mort, jusqu’au dernier chapitre, jusqu’à la dernière case, à mêmes de laisser K.O. n’importe quel lecteur normalement constitué. K.O., et appelé dès lors à s’interroger sur ce qu’il est lui-même prêt à accepter pour vivre dans une société en ‘‘sécurité’’.

Si le contexte de la guerre froide et du risque d’annihilation nucléaire, sur lequel repose le scénario, appartient désormais au passé, la question qui en découle reste, quant à elle, d’actualité, ou pour mieux dire, intemporelle. Les attitudes des différents personnages – qu’ils s’agissent des justiciers costumés (mus par des logiques elles-mêmes très diverses) ou des ‘‘anonymes’’ qui nous sont présentés en contrepoint au parcours de ceux-ci – sont autant de ‘‘réponses’’ possibles et toute l’habileté d’Alan Moore est de ne pas apporter lui-même de ‘‘morale’’ univoque et explicite (quand bien même les tendances libertaires du bonhomme ne sont, par ailleurs, un mystère pour personne). Les super-héros deviennent sous sa plume l’allégorie d’un modèle de société qui se croit triomphant et invincible et prétend dicter sa loi au reste du monde au nom du ‘‘plus grand bien’’. Par son traitement sombre et désenchanté du matériau (quand bien même, en matière de traitement sombre, Watchmen est encore presque une galéjade à côté de V... ou de From Hell!), Moore compose tout à la fois une ballade élégiaque et un requiem rageur à destination de cette vision, simultanément rassurante et effrayante, d’un monde ordonné par certains idéaux... et certaines idéologies. Car au-delà du pastiche du genre super-héroïque, au-delà des implications sociétales, la question principale que pose Watchmen pourrait bien être celle dont débattent longuement sur Mars les personnages de Jon et Laurie: celle du sens – et du prix – de toute vie dans un univers chaotique.

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Je terminerai par un petit mot sur les différentes éditions qu’a connu le titre en France. L’histoire de Watchmen par chez nous a été marquée par la magistrale traduction qu’en a donné Jean-Patrick Manchette himself à la fin des années 80 chez Zenda, traduction qui était encore celle reprise par les éditions Delcourt en 1998 pour la première édition intégrale en un volume du titre en France. Malheureusement la traduction Manchette est depuis longtemps épuisée, et s’échange désormais à des tarifs prohibitifs sur Internet, atteignant des 175, 250, voire 300€ le volume Delcourt selon les sites de vente, cas qui n’est d’ailleurs malheureusement pas isolé parmi les traductions françaises des œuvres d’Alan Moore.

Il est regrettable que Delcourt – également éditeur d’autres traductions de très bonne tenue des productions mooriennes, dont la dernière en date, Filles perdues, enchaîne triomphalement depuis l’an dernier les retirages en dépit d’un contenu réservé à un public ‘‘ciblé’’, majeur et très averti –, il est regrettable disais-je, que Delcourt n’ait apparemment pas pensé à ressortir massivement dans les bacs des libraires son édition de Watchmen à l’occasion de la sortie sur les écrans du film de Zack Snyder, et se soit fait souffler l’idée par les éditions Marvel Panini France, qui ont, elles, ressorti en formats ‘‘économiques’’ (édition souple à 15€, édition cartonnée à 30) la traduction qu’elles avaient produit sur le marché il y a deux ans de ça. Le problème, c’est que cette traduction – dont l’éditeur cache soigneusement le nom du (ou des?) responsable(s), qui n’apparaît nulle part! –, à peu près universellement décriée par les fans, est loin de briller par sa fidélité au texte d’origine! Je ne prétendrai pas l’avoir intégralement lue, mais quelques ‘‘coups de sonde’’ opérés en librairie en ouvrant le volume au hasard ont suffi à m’en donner un aperçu assez net.

Le plus ahurissant est que ces problèmes de traduction ne concernent pas seulement les passages les plus potentiellement complexes de Watchmen (même Manchette avait dû se résoudre à cet aveu d’échec du traducteur qu’est la note de bas de page pour signaler les multiples jeux de mots du chapitre 4 sur les différents sens de watch et watchmen). Dans la traduction Panini, des passages qu’il aurait suffi de rendre mot pour mot sont amputés de façon totalement arbitraire ou transformés pour ne garder qu’imprécisément ‘‘l’idée centrale’’ d’une réplique. À titre d’unique exemple donné ici (mais non pas isolé dans l’ouvrage), la réplique de Jon dans les cases reproduites ci-dessus – «You know I can’t let you do that», qui oppose nettement les choix opérés par les deux personnages («You»/«I») et souligne également la pleine conscience qu’a Rorschach («You know») des conséquences de ces choix (les cases qui suivent sont assez déchirantes...) – se transforme dans cette traduction en un «Il ne saurait en être question» très général et vaguement transcendant (d’ailleurs plus proche en cela de la logique de Veidt); il ne s’agit certes pas d’un contresens, et le fil de la lecture n’en est pas bousculée, mais pourquoi faire perdre ainsi au texte de sa subtilité, quand un ‘‘Tu sais que je ne peux pas te laisser faire ça’’ tout simplement décalqué de l’original aurait suffi à la rendre??

Reste qu’à 15€ le volume, cette traduction, aussi défectueuse soit-elle à y regarder d’un peu près, est une très bonne occasion pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’univers de Watchmen, de se plonger dedans – quitte à chercher par la suite à avoir accès par d’autres voies à la traduction Manchette, ou à tenter l’aventure de la v.o.!

(À suivre...)

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Fiche technique
Titre: Watchmen
Scénario: Alan Moore
Dessin: Dave Gibbons
Parution originale: pré-publication de 1986 à 1987, publication en 1987, DC Comics.
Parution française: traduction Jean-Patrick Manchette, Zenda, 6 volumes de 1987 à 1988, rééditée en 2 volumes en 1992; reprise en 1 volume par Delcourt, coll. «Contrebande», 1998; nouvelle traduction anonyme, Marvel Panini France, coll. «DC Absolute», 2007, réédition 2009, coll. «DC Big Book» et «DC Cult» avec des ‘‘bonus’’ variables d’une collection à l’autre.

Sera-t-il enfin question du Chat du rabbin dans le prochain Bocal à Bulles? Joan Sfar se décidera-t-il, d’ailleurs, à nous gratifier enfin du 6e volume annoncé? Vous le saurez... une prochaine fois. En attendant, le prochain billet de ce blog sera consacré à l’adaptation de Watchmen réalisée par Zack Snyder; quant aux précédents numéros du Bocal, ils sont toujours disponibles ici et .

15.3.09

Cette nuit sera plus sombre



Alain Bashung – 1947-2009

«La nuit je mens», extrait de l’album Fantaisie militaire, clip réalisé par Jacques Audiard, 1998.

14.3.09

La vie est une merveille

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Nouvelle-Orléans, été 2005. Dans un hôpital assiégé par l’ouragan Katrina, une vieille femme, Daisy, vit ses dernières heures. À sa fille qui la veille elle demande de lui faire la lecture d’un journal intime qu’elle a avec elle, tenu par un certain Benjamin, qui y a consigné le récit de sa vie pour le moins extraordinaire. Car, né en 1918, dans cette même ville de la Nouvelle-Orléans, d’une mère morte en couches et d’un père qui l’a aussitôt abandonné sur les marches d’une maison de retraite, Benjamin Button nourrisson a les rides et les problèmes de santé d’un quasi centenaire. On ne lui prédit pas une longue vie. Et pourtant, de façon étonnante, Benjamin, non seulement vit et grandit, mais rajeunit au fur et à mesure des années. Lorsqu’il rencontre la jeune Daisy, petite-fille d’une des pensionnaires de l’hospice, son apparence est encore celle d’un vieillard. Mais lorsqu’ils se retrouvent quelques décennies plus tard, les choses ont changé; ils sont tous deux «au milieu de [leurs] vies», pour la première fois coïncident non seulement leurs âges, mais l’apparence de ceux-ci, et peut-être non seulement cette apparence, mais des poids similaires lestant leurs existences: pour l’une, la vie brillante et légère d’une ballerine à la carrière internationale brusquement brisée; pour l’autre, outre l’isolement dû à sa ‘‘particularité’’, la découverte de l’amour, l’expérience de la guerre, la découverte de ses origines... Dès lors, Daisy et Benjamin forment un couple fusionnel et qui pourrait être idéal, si une question ne taraudait ce dernier: combien de temps avant que la ‘‘différence d’âge’’ ne les sépare à nouveau?

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Septième long-métrage de David Fincher, L’Etrange Histoire de Benjamin Button (en v.o. The Curious Case of Benjamin Button) n’a a priori pas grand-chose à voir avec les précédents, exception faite de Brad Pitt, interprète du rôle-titre, qui se retrouve pour la troisième fois devant les caméras du réalisateur de Seven (1996) et Fight Club (1999), et exception faite surtout... du talent dudit réalisateur. Pour le reste, pour le fond – en tant que première excursion du réalisateur hors du ‘‘film de genre’’ – comme pour la forme – du côté d’un certain ‘‘classicisme’’ hollywoodien –, la différence avec le reste de l’œuvre de Fincher peut décontenancer, et je serais tenté d’y voir une des raisons pour lesquelles le film, annoncé de longue date comme un évènement (d’autant que le projet traînait à Hollywood depuis près de quinze ans), n’a pas tout à fait connu le triomphe escompté: boudé aux Oscars où il était donné favori, le film, quoique majoritairement bien accueilli, s’est tout de même aussi attiré un certain nombre de critiques cinglantes (‘‘lourd’’, ‘‘creux’’, ‘‘morbide’’, ‘‘ennuyeux’’, etc.). Mais peu importe finalement. Comme toujours, ce sont les années à venir qui resteront seules juges – et je serais pour ma part prêt à parier que Benjamin Button est un film aussi marquant sur le long terme qu’il peut l’être pour le spectateur dans l’immédiat de sa projection; une des plus grandes réussites à ce jour d’un réalisateur qui ne compte d’ailleurs guère de baisse de régime en dix-sept ans de carrière.

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J’ai parlé plus haut de première incursion de Fincher hors du ‘‘cinéma de genre’’, on pourrait objecter qu’il repose sur le postulat fantastique d’un homme évoluant à rebours du cycle biologique normal. Certes, mais il ne fait précisément que cela: reposer dessus. À proprement parler, je serais d’ailleurs tenté de dire que L’Etrange Histoire de Benjamin Button ressort plus au registre du merveilleux que du fantastique, à en juger par les réactions pour le moins mesurées que suscite chez les différents protagonistes la ‘‘particularité’’ de Benjamin. Quelques autres éléments viendront discrètement le confirmer (les apparitions de l’oiseau-mouche, les noms de certains personnages): nous sommes fondamentalement dans l’univers du conte – dont les ressources sont ici utilisées par Fincher d’une manière qui, soit dit en passant, n’est pas tout-à-fait sans rappeler les productions du Tim Burton de la grande époque.

Mais là encore, la piste, sans être fausse, n’est pas forcément la plus importante. Très librement inspiré d’une courte nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, le film n’en retient – et encore, en y apportant de substantielles modifications – que l’idée essentielle d’un homme traversant la vie à rebours du cycle biologique normal. Mais la grande force de cette Etrange Histoire (comme de tout conte réussi?) est bien de faire oublier ce caractère merveilleux, support d’un récit qui nous touche de façon beaucoup plus directe, nous parle de nos vies et de nos sentiments, tout au long d’une fresque de deux heures et demi embrassant moins la succession des époques (façon Forrest Gump, avec qui Benjamin Button partage le même scénariste Eric Roth) que l’ampleur des existences. En définitive, c’est la vie elle-même, et rien d’autre, qui est une merveille.

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De la même façon, si l’on nous répète à l’envi que ce film n’aurait pu se faire avant (sauf à coûter des sommes astronomiques pour le moindre plan) du fait de l’évolution des effets spéciaux, ces derniers ont aussi le bon goût de se faire oublier. Ils sont mis au service de l’histoire et non l’inverse. Derrière les maquillages et les artifices numériques, Brad Pitt, qu’on sait capable du meilleur comme du pire, trouve un des meilleurs rôles de sa carrière et fait heureusement oublier tout l’aspect technique du film. Quant à Cate Blanchett, elle confirme une fois de plus qu’elle est une actrice de très grand talent... et la grâce incarnée. Les seconds rôles sont également particulièrement soignés grâce aux prestations de Tilda Swinton, Taraji P. Henson, Julia Ormond, Josh Stewart, Mahershalalhashbaz Ali notamment. À l’image d’un film qui préfère jouer de la retenue et de la pudeur plutôt que de donner dans le tire-larmes à gros violons (signalons d’ailleurs, à ce propos, la discrète et très belle partition du français Eric Desplats), David Fincher quant à lui signe une mise en scène aux images très travaillées, mais qui se démarque de la plupart de ses précédentes réalisations par un évident souci de sobriété qui, loin de nuire à l’efficacité du film, convient ici parfaitement. En définitive, le réalisateur nous offre là un classique; un grand moment de cinéma; et l’occasion de grandes émotions.

2.3.09

J - ...

«Chacun ses brèves du lundi, et les blogs seront bien remplis.» Proverbe baroque.

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Conte à rebours
Le cap du J-30 a été franchi ce ouiquende. C’est le début de la dernière ligne droite avant les écrits de l’agrégation, sauf à ce que la menace de démission collective brandie par les enseignants-chercheurs ne perturbe la donne, mais j’en doute. Bon, je vous le dis tout de suite: si pour la dissertation, ça pouvait tomber sur Voltaire, ça m’arrangerait. Ou à tout le moins sur un auteur des derniers siècles, Hugo ou Bernanos. Le hic, c’est que depuis le début de l’année, je vois venir Théophile de Viau. Aïe.

En ménage ment
Une activité qui prend du temps à un moment où il vaudrait mieux ne pas trop en perdre, c’est l’emménagement et l’aménagement dans l’appartement lyonnais. Si le premier est officiellement effectif depuis deux mois, le second ... euh, bon, disons que ça y est presque. La semaine dernière, j’ai profité des vacances pour monter en voiture, parce que les magasins de meubles genre Ikea ou Conforama, il faut pouvoir aller les chercher dans le Grand Extérieur, loin là-bas en rase campagne, où la main de l’homme n’a jamais mis le pied (disons-le clairement: ça n’est presque plus la civilisation). Et une fois sur place, comment faire pour les ramener, lesdits meubles, quand on a qu’une vaillante (mais) petite 205? Eh bien, on peut louer sur place une camionnette, c’est moins cher que si le magasin livre lui-même. Sauf que quand vous en réservez une pour 17h (avec l’espoir d’en profiter pour passer par la même occasion récupérer des choses avec dans un autre magasin), mais que vous devez attendre jusqu’à 18h45 parce qu’il y a eu une panne, signez ici, mais, oh, vous savez que vous ne pourrez jamais revenir avant la fermeture à 19h30, oui mademoiselle c’est ce que j’ai essayé de vous dire déjà tout-à-l’heure, et c’est parti pour un aller-retour à conduire cette péniche dans la nuit, les embouteillages de l’heure de pointe un soir de match, les aléas d’un trajet dans une ville que j’aime beaucoup mais la perfection n’est pas de ce monde et parmi les quelques imperfections de Lyon la signalisation, diantre, c’est pas leur fort, et comment je fais ensuite, ben vous rendez les clés au vigile et vous reviendrez payer demain, bien sûr, le lendemain c’est reparti, 18h, je paye, très bien (moins cher que prévu, en dédommagement, faut le reconnaître), et ensuite rendez-vous avec ma douce, après sa journée de travail à elle, dans l’autre magasin, le suédois là, où on nous a dit qu’on pouvait aussi récupérer une camionnette sans besoin de réservation, sauf que, ah mais non on vous a pas dit, à cette heure-ci on ne loue plus car les gens ne pourraient pas la ramener à l’heure, alors on fait quoi, maintenant, et en plus à cette heure-ci pas la peine d’escompter rallier Lyon à temps pour la messe des cendres... Bilan: plus de huit heures réparties sur les journées de mardi et mercredi pour parvenir à ramener un lit deux places acheté le samedi après-midi. Par contre, on est très bien dedans. Ou en tout cas on y a très bien été entre mercredi soir et vendredi matin, et on y sera à nouveau bien début avril, quand nous reviendrons sur Lyon, après le stage de ma compagne et mes épreuves d’agreg’. Finalement, on s’occupera de l’achat des étagères du séjour à ce moment-là...

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Marivaux forever
Avec tout ça, ce blog tourne décidément au ralenti. Pas beaucoup d’occasions de sortir (toujours pas eu le temps d’aller voir le dernier Fincher et je crois que je vais renoncer à l’Aronofsky, bientôt trois mois que je n’ai plus mis les pieds dans une salle de ciné, au secours!!), et quand occasion il y a, pas le temps d’en parler aussi longuement que je le voudrais, même à la faveur de l’arrivée d’Internet dans l’appartement lyonnais il y a une semaine. Alors juste en quelques mots, je voudrais chaudement recommander, si d’aucuns ont encore la possibilité de la voir (ça doit tourner dans la région), la mise en scène, que j’ai pu voir au Théâtre Gyptis à Marseille à la mi-février, de La Seconde Surprise de l’Amour de Marivaux par Alexandra Tobelaim (photos ci-dessus), et en profiter pour envoyer un énorme merci à cette dernière et à sa troupe. Je me demande très sérieusement depuis quelques temps (on met son sérieux où on peut) si Marivaux n’est pas l’un des dramaturges les plus difficiles à mettre en scène qui soit. Les particularités de son théâtre en ont fait une cible de choix tant pour l’académisme plan-plan que, depuis quelques décennies, pour le n’importe quoi institué, et j’ai à son propos, dans ma petite carrière de spectateur, plus de souvenirs douloureux que positifs. Quand une réussite se présente, ne fût-elle pas exactement parfaite, il convient de la saluer d’autant plus. Et quand le principal défaut s’avère être un surplus, en l’espèce un surplus d’enthousiasme qui malmène un peu la délicate mécanique marivaldienne (manifestant un peu trop et trop vite des choses qui devraient rester plus en filigrane) mais fait au final plutôt plaisir à voir, surtout de la part de jeunes acteurs s’engageant dans ce répertoire, on est d’autant plus enclin à passer dessus. Opérant un rapprochement, par-dessus 280 ans de distance, avec Douleur exquise de Sophie Calle, sur le même thème de la douleur du deuil amoureux et de son progressif effacement, Alexandra Tobelaim souligne, sans la forcer, la modernité de la pièce de Marivaux (assurément un de ses chefs-d’œuvre, peut-être bien ma pièce préférée parmi celles que je connais de lui). Une réussite d’autant plus réjouissante que les commentaires enthousiastes que j’ai entendus, en quittant la salle, en provenance d’un public lycéen présent en nombre ce soir-là et qu’on n’imagine pas forcément immédiatement réceptif à une œuvre comme celle de Marivaux, m’ont bien remonté le moral quant à mes perspectives d’avenir sur le plan professionnel. Et croyez-moi, par les temps qui courent, ça n’est pas du luxe.

And now for something completely delirant
Pour terminer ce billet, je vous laisse avec des vidéos d’un duo américain, Igudesman & Joo, tout juste découvert avec la banane via le forum mentionné dans la colonne d’à côté. Enjoy!


Where is the Remote Control?” (où est la télécommande?), avec en prime la participation de Gidon Kremer et de son Kremerata Baltica...


Quand Mozart rencontre James Bond...


Quand le violoniste rencontre un problème...

D’autres vidéos à trouver notamment ici et , avec entre autres joyeusetés des Beatles baroquisés, Gloria Gaynor russifiée, une leçon de piano complètement frappée et la preuve presque scientifique que Rachmaninov avait de grandes mains, sur leur site officiel A little nightmare music!

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P.S.: je n’arriverai probablement pas à trouver le temps, avant la sortie sur les écrans, mercredi, de son adaptation réalisée par Zack Snyder, de vous glisser quelques mots au sujet de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, mais promis, je vais essayer de le faire sans que ça prenne deux semaines.