29.4.08

Petite Bibliothèque du XVIIIe Siècle, vol.2
Colloque sentimental en milieu agité

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J’ai songé un moment profiter de l’occasion fournie par la récente exposition de la Bibliothèque nationale
pour vous parler de Thérèse philosophe, ou de Margot la ravaudeuse de Fougeret de Montbron, mais juste après avoir inauguré cette rubrique avec Point de lendemain de Vivant Denon, on aurait pu, à bon droit, m’accuser de ne présenter ici de la littérature du XVIIIe siècle qu’une part singulièrement choisie. Ce sera donc pour une autre fois: nous ferons, aujourd’hui, dans le ‘‘classique’’ – étant entendu que les ‘‘classiques’’, ce sont bien souvent ces livres que la plupart des gens pensent connaître tellement bien (puisque tout le monde les connaît) qu’ils peuvent s’abstenir de les lire. – Moi-même, et pour m’en tenir au cas qui va nous occuper dans ce billet, si je n’avais pas découvert Cleveland l’an dernier pour l’agrégation, si je ne prétendais pas à une certaine ‘‘spécialisation’’ dans la littérature du XVIIIe, et si, enfin, l’approche du Capes ne m’avait pas motivé à me plonger dans un certain nombre de ces ‘‘classiques’’ connus-pas-lus, combien de temps aurais-je mis encore avant d’ouvrir Manon Lescaut de Prévost?... Beaucoup, peut-être, et j’aurais bien eu tort.

J’en vois au fond qui ricanent et qui se disent qu’avec la brave Manon du bon abbé, j’ai en effet mis la barre bien loin de mes tentations libertines exprimées en ouverture. Eh bien, pas tant que ça. Je conviens que l’ouvrage est précédé d’une réputation qui n’est pas des plus excitantes (pour rester dans l’isotopie contextuelle et ne point user d’un mot plus vulgaire!), mais l’une des principales vertus de la lecture des ‘‘classiques’’ n’est-elle pas bien souvent de constater à quel point ils sont plus riches, plus profonds, plus complexes, etc., bref, plus intéressants que l’image réductrice que l’on se fait généralement d’eux? Manon Lescaut ne fait pas exception, aussi éloigné qu’on peut l’être du cliché de romance gnangnan qui le précède même auprès des étudiant(e)s en lettres les mieux disposé(e)s. Le scandale qui a entouré ce roman à sa parution semble bien estompé, sinon tout à fait oublié, et la plupart des gens semblent imaginer derrière ce titre une sorte de Love Story en costume d’époque; mais s’il est vrai que les données de base du film de Hiller peuvent sembler à première vue assez proches de celles du roman de Prévost, personnellement – l’indication vaut ce qu’elle vaut – c’est plutôt par Martin Scorsese que j’en imaginerais une adaptation cinématographique!

Surtout connu aujourd’hui du public sous le sobriquet d’abbé Prévost – ce qui permet à certains de se demander ingénument comment un religieux pouvait aussi bien connaître les ressorts de la passion amoureuse (je vous jure que je ne l’invente pas!) –, Antoine Prévost, qui prit en son temps le nom de plume de Prévost d’Exiles, publia la première version de Manon Lescaut en 1731, soit en plein cœur d’une période de cavale pour ce jésuite défroqué, forcé de fuir, en Angleterre puis en Hollande, la France où il était sous le coup d’une lettre de cachet après qu’il se soit enfui de son monastère... Autre filtre posé par les ans entre nous et le texte – et qu’il convient d’écarter préalablement à toute autre considération –, le titre même sous lequel nous désignons ce roman (moi-même y compris depuis le début de ce billet, pour des raisons de commodité) est un piège. Il fait porter tout l’accent sur le personnage de Manon, et tend à nous faire pencher vers la vision du personnage que nous ont légué les romantiques du début du siècle suivant – qui n’eurent pas leur pareil pour réinventer à l’aune de leur conception du monde les grandes figures de la littérature qui les avaient précédé (cf. Don Juan, Don Quichotte, Faust, et alii!).

Or, le titre original du roman de Prévost est bien Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. C’est, à tout le moins, l’histoire d’un couple. Interrogé sur Manon par Renoncour au début du roman,
Des Grieux lie inextricablement leurs deux identités: «Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu.» Plus encore: c’est bien sur le personnage de Des Grieux, et seulement sur lui, que l’Avis de l’auteur, qui précède la narration, met l’accent: «J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tout moment les finir; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente.» Détail? Sûrement pas!

Renoncour, le narrateur et héros des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, précédent roman de Prévost (dont celui-ci est en réalité une partie détachée), croise à Pacy, dans les derniers mois du règne de Louis XIV, la route d’un groupe de ‘‘filles’’ emmenées vers Le Havre sous bonne escorte, pour y être déportées dans les colonies de Nouvelle France. Il vient en aide financièrement à un jeune homme que la passion amoureuse lie à l’une des captives, et qui essuie les railleries et les violences des geôliers. Deux ans plus tard, à Calais, Renoncour croise à nouveau ce jeune homme, à présent seul, qui accepte cette fois de lui révéler son identité (le chevalier Des Grieux) et de lui raconter, en une soirée, son histoire. C’est donc uniquement à travers le discours de Des Grieux que nous percevrons Manon, et la chose n’est pas sans conséquence. Prévost est le maître du roman-mémoires, genre né à la fin du XVIIe siècle et qui, sous sa plume (et celle de Marivaux, mais ce sera l’occasion d’un autre billet), parvient à sa pleine maturation. Nulle parole, dans ses romans, n’est plus suspecte que celle du narrateur qui prétend raconter sa vie sans fard. Des Grieux ‘‘invente’’ constamment – pour Renoncour mais sans doute avant tout pour lui-même – une image de Manon, il lui prête des sentiments, des motivations, lui suppose un comportement quand il n’est pas avec elle, et présente le tout comme autant de vérités objectives. Nous ne connaîtrons jamais rien d’autre de Manon que cette image qu’en donne le chevalier narrateur, bien évidemment totalement subjective, voire fantasmatique, et qui nous en apprend au moins autant, si ce n’est plus, sur Des Grieux que sur Manon elle-même. Qu’on me pardonne l’anachronisme, mais je ne peux m’empêcher de songer, face à l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, au «Colloque sentimental» qui clôt les Fêtes galantes de Verlaine: Deux formes ont tout à l’heure passé, deux spectres ont évoqué le passé... et la nuit seule entendit leurs paroles.

Il y a toutefois au moins une différence majeure entre le roman de Prévost et le recueil verlainien ci-dessus cité: le décor. Loin des allées de parc aristocratique où le poète distribue ses figures luxurieuses et mélancoliques, c’est dans les bas-fonds parisiens les plus sordides que s’enfoncent Manon et Des Grieux. Lorsqu’ils se rencontrent, elle a seize ans et lui dix-sept (il n’est peut-être pas tout à fait innocent que les cantatrices interprétant Manon dans les opéras de Massenet ou Puccini aient quasi systématiquement au moins trois fois l’âge du rôle!). Pour échapper à leurs familles respectives, le couple ‘‘fugue’’ et s’installe dans la clandestinité. Mais les enchantements de la vie à deux sont rapidement entachés par les nécessités matérielles, d’autant que Manon ne conçoit pas de vivre sans un certain train de vie. Pour éviter qu’elle ne cède à la tentation de monnayer ses charmes auprès de plus riches personnages, Des Grieux, par l’intermédiaire de Lescaut, le frère, on ne peut plus louche, de sa maîtresse, intègre la pègre des joueurs / tricheurs professionnels.
«L’amour est une passion innocente» proclame Des Grieux: tout, pourtant, dans son récit, dit le contraire! Prostitution, escroquerie, assassinat, c’est quasiment à une traversée des cercles de l’Enfer que nous convie le chevalier, justifiant chacune des stations – dans le constant «mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques» qui caractérise cet échappé du séminaire – par la prétendue pureté de ses sentiments et de ses intentions.

La société autour des deux ‘‘héros’’ est presqu’entièrement corrompue; l’argent mène le bal, ordonne le monde, tout étant affaire de proportionnalité: ainsi, le voisin de Manon lui fait «sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le paiement serait proportionné aux faveurs», et plus loin le vieil M.C. annonce qu’il paiera les faveurs de Manon «en proportionnant le prix à ses richesses et à son âge». À la porte des prisons, au détour des rues, on kidnappe, ou on se flingue, sans préambule ou presque, sans regret ni oraison funèbre, en toute impunité qui plus est: «C’est Lescaut, dit-il, en lui lâchant un coup de pistolet; il ira souper ce soir avec les anges.» (à ce niveau-là ce n’est même plus du Scorsese, on est carrément chez Ferrara). Quand il ne spécule pas sans complexe sur la possibilité d’un héritage – «mon père est un homme âgé, il peut mourir» –, Des Grieux s’embarque dans des «entreprise[s] telle[s]» qu’elles ne «p[euvent] paraître raisonnable[s] qu’après avoir réussi» (c’est encore beaucoup dire!); Manon n’hésite pas à envoyer une prostituée à son amant pour l’occuper tandis qu’elle-même passe la nuit dans d’autres bras, arguant que «la fidélité qu[’elle] souhaite de [lui] est celle du cœur»... Si l’on se souvient du hourvari provoqué par La Princesse de Clèves si honnie de notre Président à peine une cinquantaine d’années plus tôt, on concevra peut-être encore mieux le caractère pour ainsi dire explosif de ce roman dans lequel Montesquieu voyait avant tout l’histoire d’un «fripon» et d’une «catin»! À deux reprises, en 1733 et 1735, le livre scandaleux fut condamné, ses exemplaires saisis et brûlés.

Car Montesquieu a raison dans son analyse: en dépit des aspects les plus sombres de la ‘‘carrière’’ des deux ‘‘héros’’, le lecteur reste de leur côté, «
parce que toutes [c]es mauvaises actions [...] ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse». Des Grieux, dans son récit, légitime continuellement et tranquillement ses actes, y compris ceux qui ressortissent au domaine purement et simplement criminel, au nom du sentiment amoureux qu’il éprouve pour Manon. De ce point de vue, le dernier paragraphe du récit, avec son caractère lapidaire et très ‘‘neutre’’, m’a donné l’impression d’être, discrètement, plus déchirant que bien des déclamations élégiaques complaisamment mises en scène par Des Grieux précédemment: Manon morte, le chevalier semble se retrouver seul dans un monde dépourvu de sens et brusquement trop vaste pour lui, réduit à errer entre des points du globe dont les noms (le Nouvel Orléans, le Havre-de-Grâce, Calais) semblent soudain sonner creux.

Mais cette lecture n’est pas la seule possible... car Des Grieux auprès de Manon n’était qu’un nobliau déchu, déclassé, compagnon d’une amante volage, vivant crapuleusement, alors que Des Grieux après la mort de Manon peut désormais se prévaloir de toute la grandeur d’un destin tragique – celui-là même dont il fait le récit. Si ce récit est fait à Renoncour au retour de l’Amérique, et non à Pacy comme initialement demandé, c’est peut-être aussi qu’il ne pouvait être fait qu’après la mort de la ‘‘vraie’’ Manon, qui laisse la place libre pour la Manon du discours de Des Grieux, pure image, pur fantôme, pur fantasme peut-être, puisqu’après tout ces trois termes dérivent de la même source grecque –
φάντασμα. Les romans de Prévost sont le territoire de l’ambiguïté, du soupçon permanent; et si son style n’est sans doute pas le plus brillant du XVIIIe siècle, il n’eut guère de rivaux en son temps pour scruter les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine (pas étonnant que Sade réserve en 1800 une place de choix à son éloge dans l’Idée sur les romans qui sert de préface aux Crimes de l’amour...).

Il est un peu dommage de voir que la postérité ne s’est jamais remise, le concernant, du passage du sinistre La Harpe qui a réduit son œuvre à la seule Manon. Que cela ne soit cependant pas une raison pour bouder ce texte plutôt surprenant, qui, loin de l’image que l’on peut en avoir, peut se lire, non seulement comme le récit d’une grande passion en bute à la Fatalité, mais comme une réflexion extrêmement moderne sur la façon dont nous appréhendons l’autre, en particulier l’être aimé, et dont nous construisons pour nous-même (et souvent à notre bénéfice) une image de lui, à défaut de pouvoir jamais le ‘‘comprendre’’ réellement – le tout, ce qui ne gâche rien, au sein d’un récit proprement effarant qui n’a pas beaucoup à envier aux romans noirs et aux thrillers de notre époque!


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Illustration: William Hogarth, A Rake’s Progress, III: Orgy, c.1735. Toutes les éditions de Manon Lescaut actuellement disponibles en poche que j’ai pu consulter proposent, plutôt que la première version de 1731, le texte de la version de 1753, assez considérablement révisée par Prévost et augmentée, par rapport à la première, du long épisode dit ‘‘du prince italien’’; ainsi des éditions récemment données par Claire Jaquier (Gallimard, «Folio classique», 2001), Jean Marie Goulemot (LGF / Livre de Poche, «Classiques de poche», 2005) et par Jean Sgard, qui reste probablement le plus grand spécialiste de Prévost à l’heure actuelle (Flammarion, «GF», 2006).

25.4.08

«Nous avons fait un beau rêve, voilà tout...»

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C’est par ces mots que s’ouvre et se clôt quasiment l’exposition que le Grand Palais consacre actuellement à Marie-Antoinette. Empruntés à l’une des dernières lettres de la souveraine écrites depuis sa prison du Temple, ils donnent curieusement le la d’une exposition qui semble avant tout une vaste rêverie autour du destin de la reine guillotinée.

L’exposition du Grand Palais s’articule en trois parties – structure explicitement rapprochée de celle de l’opéra –, auxquelles correspondent trois scénographies différentes, pas toujours bien adaptées, d’ailleurs, à une visée pratique de la visite (il est ainsi particulièrement difficile de se mouvoir dans les petits cabinets de la première partie de l’exposition, rendus plus exigus encore par la présence de meubles volumineux parmi les objets exposés à la foule toujours nombreuse au Grand Palais). Là se borne, ou quasiment, l’ordre mis à la chose, et ceci est tout de même regrettable.

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Un fil rouge semble pourtant parcourir au moins une partie de l’exposition: la question de l’image de la reine. Il est en effet question à plusieurs reprises dans les premières salles des insatisfactions de Marie-Antoinette vis-à-vis des portraits que l’on faisait d’elle, qu’elle ne trouvait jamais ressemblants, et ce jusqu’à la rencontre ‘‘salvatrice’’ en la matière avec Elisabeth Vigée-Lebrun. Cet aspect méconnu de la vie de la jeune souveraine entre curieusement en résonnance avec les terribles dysfonctionnements de son image publique qui marqueront la fin de son règne – et ne seront pas pour rien dans le déclenchement des évènements révolutionnaires. Il est intéressant de constater que c’est la même Marie-Antoinette qui, dans sa jeunesse, exigea que son visage soit retiré d’une statue de Vénus, estimant qu’il était indécent qu’une souveraine soit représentée nue (les temps ont bien changé, me direz-vous: la statuette en question est pourtant plus belle que la sinistre photo de Carla Bruni qui s’est arrachée 91000 dollars chez Sotheby’s!), et qui fit scandale au Salon de 1783 en se faisant représenter dans une tenue de gaulle jugée bien trop ‘‘relâchée’’ pour une monarque, que Vigée-Lebrun dut remplacer de toute urgence par une robe de cour plus protocolaire...

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Scandale bien mineur, toutefois, comparé à celui qui allait peu après éclabousser la reine (pourtant bien innocente en la circonstance), et la monarchie avec par la même occasion, avec, à terme, les conséquences que l’on sait – je veux parler bien sûr de la rocambolesque Affaire du Collier (collier dont une reproduction est également exposée). En acquittant le cardinal de Rohan en 1786, le Parlement frondeur entérine officiellement auprès du peuple l’image désormais noire de Marie-Antoinette, considérant que l’imbécile prélat n’avait aucune raison de douter, dans l’absolu, que la reine puisse acheter en cachette de son mari des parures absolument ruineuses, ou donner des rendez-vous galants en pleine nuit dans le Bosquet de Vénus! Cette fois, Elisabeth Vigée-Lebrun aura beau multiplier les portraits de la souveraine en bonne mère (de ses enfants et donc de la nation), Marie-Antoinette perd définitivement, à cette date, le contrôle de son image.

Coïncidence, comme on dit: les commissaires de l’exposition semblent perdre au même moment le contrôle d’eux-mêmes. Les deux premières parties témoignent déjà de la fascination qu’ils éprouvent pour Marie-Antoinette – et après tout pourquoi pas? (moi, mon idole, ce serait plutôt Mme de Pompadour, mais chacun ses goûts)... Même s’ils donnent parfois l’impression d’exhiber, et quelquefois un peu en vrac, tout ce qui peut avoir un rapport de près ou de loin avec celle-ci (oh regardez, les jolis petits dessins que faisait sa sœur quand elle était enfant); même s’ils prennent le risque d’être contre-productifs, les amoncellements de meubles et de vaisselles ressuscitant plus, faute d’une mise en contexte suffisante, l’image de «Madame Déficit» que celle d’une grande mécène des Arts Déco... Mais dans la troisième et dernière partie, consacrée à la fin de la reine dans la tourmente révolutionnaire, ils donnent à fond dans le pathos, et là ça devient tout de même un peu gênant.

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Loin de moi l’idée de nier le caractère tragique de cette fin sanglante et son caractère regrettable à bien des égards, mais se voir accueillir dans une salle d’exposition par un grand miroir spécialement caillassé pour l’occasion avant d’être introduit dans une pièce plongée dans les ténèbres, d’où émergent, dans des trouées de lumière ménagées par des spots, les ultimes ‘‘reliques’’ de la sainte souveraine (son dernier portrait inachevé, sa dernière chemise, une mèche de cheveux pieusement conservée, etc.) et des extraits, soigneusement choisis et reproduits aux murs, de sa dernière correspondance, tout cela donne quand même l’impression d’aller un peu loin. Pire, la distance critique, nécessaire à la rigueur scientifique, semble soudainement abolie. Il eut pourtant pu être intéressant de prolonger jusqu’à cette période la réflexion proposée avant cela sur l’image de la reine; mais en contrepoint de l’image évidemment outrancière, jusqu’à l’absurde, proposée par les caricatures et des pamphlets révolutionnaires, c’est la ‘‘vérité’’ d’un drame que l’on prétend nous montrer, sans le moindre recul. C’est passer sous silence que l’image ‘‘hagiographique’’ de Marie-Antoinette, vierge(-mère) et martyre, est également le résultat d’un travail, effectué dans les milieux contre-révolutionnaires cette fois. Présenter sans la moindre explication à ce sujet un tableau comme l’ahurissant Marie-Antoinette conduite à son exécution de William Hamilton (1794) – qui nous montre une Marie-Antoinette angélique, auréolée (ou quasiment), et rajeunie pour la circonstance, livrée à une foule de parisiennes lubriques déchaînées –, peut être perçu comme pour le moins problématique...

Au final, c’est bien avant tout à un «beau rêve» autour de figure de Marie-Antoinette que convie cette exposition – dont la richesse constitue de toute façon un évènement, quels que soient les reproches qu’on puisse lui faire du point de vue muséologique. De la cour de Vienne, territoire de l’enfance, à la prison de la Tour du Temple, en passant par le Petit Trianon et ses allures de paradis artificiel, le visiteur de l’exposition du Grand Palais se déplace comme parmi autant de restes de splendides décors, au milieu desquels l’actrice principale semble, elle, prisonnières des masques qu’on lui a fait porter, incapable, désormais et à jamais, de les enlever.

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De haut en bas: Joseph Ducreux, Portrait de Marie-Antoinette de Lorraine-Habsbourg, archiduchesse d’Autriche, 1769; Jean-Baptiste Gautier d’Agoty, Marie-Antoinette jouant de la harpe dans sa chambre à Versailles, date inconnue; Elisabeth Vigée-Lebrun, Portrait de la reine Marie-Antoinette en chemise de gaulle et en habit de cour (dit “à la rose”), 1783; Alexandre Kucharski, Marie-Antoinette emprisonnée au Temple, 1792; Jacques-Louis David, Marie-Antoinette conduite au supplice, croquis réalisé sur le passage du convoi, 1793.

20.4.08

Cul-turellement vôtre

Juste pour le plaisir (pervers, je le concède) du contraste avec le billet précédent...

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En débarquant à Paris cette semaine, j’ai découvert sur les murs du métro la dernière campagne des Galeries Lafayette, réalisée – ou alors j’ai rien compris, mais ça m’étonnerait – à l’occasion de l’ouverture, ou de la réouverture, ou du réaménagement je m’en f... un peu, d’un rayon mode masculine. On y voit Frédéric Beigbeder poser torse nu, en train de lire tenir dans ses mains l’essai de Jean Baudrillard La société de consommation (1970). Je ne sais pas si cette publicité va attirer les foules aux Galeries Lafayette, ni si elle sera l’occasion pour quelques usagers du métro intrigués de découvrir la pensée de Baudrillard, toujours est-il que ce qui frappe surtout à la vue de cette affiche, c’est son caractère éminemment beigbédesque.

Tant mieux si cela fait décoller, un tant soit peu, les ventes de Baudrillard – ce ne serait pas forcément un mal! – ou celles du modèle – pour ma part je me suis arrêté, le concernant, à la lecture de 99 francs (2000) et à sa tentative, que j’ai jugé relativement peu convaincante, de jouer les Bret Easton Ellis à la française. Mais à force de vouloir jouer sur tous les tableaux – la contestation du système mercantilo-médiatique et son utilisation forcenée pour rester résolument hype –, l’image du publicitaire / écrivain / animateur télé / jet-setter / trublion tend à se résoudre en pure superficialité, donnant de plus en plus l’impression d’utiliser un coefficient sympathie indéniable pour camoufler une encombrante vacuité. Pirate du système publicitaire, Beigbeder, comme toujours, fait avant tout de la réclame pour lui-même, utilisant son image pour vendre... son image.


P.S.: ah oui, avec tout ce remue-ménage autour de la mort de Césaire, j’ai l’impression – autant que je puisse en juger étant donné mon accès restreint aux médias depuis l’appartement parisien de ma compagne – que les vingt ans de l’étonnante disparition de Desproges sont un peu passés à la trappe. Il nous manque, le bougre. Je vous avoue qu’il m’arrive régulièrement de rêver à la comparution d’un certain nombre de ‘‘personnalités’’ contemporaines devant le Tribunal des Flagrants Délires. Pour un exemple parmi d’autres, vous aurez compris qu’il suffit de suivre mon regard.

18.4.08

Jamais deux sans trois...

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Aimé Césaire, 26 juin 1913 – 17 avril 2008.

Quand je posais la question de qui restait de la stature d’un Gracq ou d’un Robbe-Grillet dans les lettres françaises, j’avais oublié que Césaire était encore vivant...


***

ma face de monnaie très usée brusquement redécouverte dans tes fouilles
ta face brusquée de bête des eaux suprêmement élégante
l’une contre l’autre par évents et désastre
soufflant Espace à ton plafond trop bas
du fond du temps une insulte mémorable


Maison Mousson
onduleuse nageuse aux yeux anciens d’abîmes comblés
marabout et serpent noués
cicatrice d’horizons joués
selon la force de la fausse nuit où nous montons
en serpents d’eau de climats sibyllins
qui de leurs têtes désarmées
par la solennelle touffeur des continents nés
splendide nous font un toit



Ferrements, «Maison - Mousson», 1960.

12.4.08

Le pire est derrière moi

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Bon voilà… les écrits du Capes sont passés… les écrits de l’Agrégation sont passés...

La semaine qui s’achève fut assez éprouvante, d’autant que le rythme et le poids des épreuves (dont l’ordre a été modifié cette année je ne sais trop pourquoi, mis à part la volonté d’achever un maximum de candidats) n’ont pas été rendus plus simples à supporter, en ce qui me concerne, par une bronchite et un début de rhume.

Pour le reste, j’ai l’impression de m’en être sorti mieux que l’an dernier sur certaines épreuves (la dissertation de littérature comparée notamment), moins bien sur d’autres (le latin notamment, pourtant la barre n’était pas haute, mais il est vrai que là, même en lisant après coup la traduction aux Belles Lettres, je n’ai toujours pas compris le texte...). De toute façon, je ne me risquerai pas à faire des pronostics. Avec la réduction drastique des postes, j’aurais plutôt tendance à dire que je ne pars pas gagnant, mais gardons toujours une petite lueur d’espoir, on ne sait jamais...

Résultats d’admissibilité du Capes: mi-mai; de l’Agrégation: début juin. On verra bien à ce moment-là. (Bien que je ne me sente pas trop sûr de moi pour la dissertation, je préfère ne pas trop m’attarder à envisager le scénario-catastrophe d’une non-admissibilité au Capes: je serais vraiment dans la m...).

En tout cas, pour l’instant, je suis en vacances. Je vais enfin pouvoir renoncer à ma vie d’ermite, reprendre contact avec des amis qui sont sans nouvelle de moi depuis des mois... Enfin, en tout cas, dès que j’aurai fini de cracher mes poumons au fond de mon lit, et après être allé passer deux semaines au calme à Paris auprès de Sophie. Vacances, j’oublie tout.

(...enfin presque: je vais peut-être quand même me plonger dans Andréas d’Hofmannsthal... mais pas -uniquement- à cause du programme de comparée, entendons-nous bien...)

6.4.08

Nef des fous sud-américaine

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– Il s’agit de choses bien supérieures, il s’agit d’une expérience scientifique.
Je dis expérience, parce que je ne me hasarderai pas à donner mon idée pour assurée; la science elle-même, monsieur Soares, n’est pas autre chose qu’une constante investigation. Donc il s’agit d’une expérience, mais une expérience qui va changer la face du monde. Jusqu’ici la folie, objet de mes travaux, était une île perdue dans l’océan de la raison. J’en viens à soupçonner qu’il s’agit d’un continent.
Sur quoi il marqua un silence pour savourer la stupéfaction de l’apothicaire. Puis il entreprit de développer son propos de façon détaillée. La démence, à son avis, concernait une très large sphère de l’humanité, présomption qu’il étaya à grand renfort d’arguments, de textes, d’exemples. Fournis ceux-ci par l’histoire et par Itaguaï; mais, en homme d’un rare esprit, il saisit le danger de faire état de la moisson de cas glanés dans le pays même. Il se rabattit sur l’histoire, faisant servir à sa démonstration nombre de personnages célèbres, tels Socrate, qui avait un démon familier, Pascal, lequel imaginait avoir un abîme sur sa gauche, Mahomet, Caracalla, Domitien, Caligula et d’autres encore, toute une série de cas et de personnes présentant, mêlés à leur indubitable génie, des traits souvent odieux, et parfois ridicules. Et comme l’apothicaire s’étonnait de pareille promiscuité, l’aliéniste lui dit que tout cela était du pareil au même, jusqu’à conclure d’un air entendu:
– Sont féroces, monsieur Soares, les grotesques qui se prennent au sérieux.


Ce n’est pas tous les jours qu’on découvre un auteur, j’entends un auteur majeur dont on ignorait quelques heures auparavant jusqu’à l’existence, et qui ne suscite qu’une envie, une fois refermé le premier livre qu’on a lu de lui: découvrir le reste. Ça se fête.

Puisque j’en ignore encore à peu près tout, je m’abstiendrai ici de prétendre situer L’Aliéniste (O Alienista) dans la production de Joachim-Maria Machado de Assis. Selon toutes apparences et si j’ai bien compris, celui-ci est considéré comme l’auteur majeur de la littérature brésilienne du XIXe siècle (celui qui lui a donné, sinon naissance, du moins sa légitimité), et se caractérise par une synthèse personnelle entre romantisme et réalisme, le tout saupoudré d’influences sterniennes. De façon totalement subjective, j’ajouterai que le style ainsi obtenu – en tout cas, pour ce que je peux en juger pour l’instant après lecture de ce seul texte – me fait fortement penser, en dépit de l’anachronisme, au «réalisme magique» pratiqué par d’autres auteurs latino-américains du siècle suivant (étiquette, il est vrai, déjà suffisamment vague pour qu’on y inclue des œuvres aussi différentes que celles d’Alejo Carpentier et Gabriel García-Márquez, Julio Cortázar et Carlos Fuentes, voire Jorge Luis Borges...).

L’histoire de L’Aliéniste se situe dans un ancien temps relativement indéterminé, mais que quelques allusions historiques permettent de situer dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans un petit village brésilien répondant au nom d’Itaguaï. C’est là que débarque un jour, au retour de ses études européennes, Simon Bacamarte, «fils d’un noble du pays et le plus grand parmi les médecins du Brésil, du Portugal et des Espagnes». Tout entier préoccupé des «impératifs de la science», qu’il juge seuls dignes de son esprit, Bacamarte se passionne pour l’étude des pathologies mentales et ouvre à Itaguaï un asile psychiatrique, la Maison Verte, dans le but «d’étudier la folie à fond, d’en repérer les stades, d’établir une classification des différents cas, de découvrir enfin la cause du phénomène et le remède universel». Au bout de quelques mois, sa définition pour le moins extensive de la démence le pousse à enfermer de plus en plus de monde, plongeant le village dans la terreur – jusqu’à ce que, constatant que la Maison Verte a désormais pour hôtes les quatre cinquièmes de la population itaguaïenne, il en vienne à réviser sa théorie... et à considérer que les personnes parfaitement équilibrées, étant clairement minoritaires, sont celles qu’il convient d’interner et de guérir – lui-même étant le cas le plus exemplaire en la matière!

Qu’on voit en ce texte une longue nouvelle ou plutôt un court roman (sa lecture est l’affaire d’une heure / une heure et demi, il est recommandé de sauter la longue préface de Pierre Brunel, révélant bien trop de détails de l’intrigue au profit d’une analyse parfois très discutable), L’Aliéniste est en tout cas un allègre conte philosophique qui se garde bien de délivrer un message univoque au bout de la course. La position du narrateur par rapport à l’action qu’il rapporte est un savant dosage de distance et d’adhésion... volatile, puisqu’il semble aussi apte à ‘‘adopter’’ le point de vue des habitants terrorisés et révoltés qu’à se cantonner strictement, dans d’autres passages, dans le registre élogieux, voire grandiloquent, à propos du tout-puissant Bacamarte – alors même que le comportement qu’il décrit sur ce mode est clairement celui d’un savant fou («C’était un homme d’une austère et grande noblesse, un Hippocrate doublé d’un Caton.» commente par exemple le chroniqueur après avoir rapporté... l’internement par l’aliéniste de sa propre épouse, suspecte de trop s’intéresser aux bijoux!). Cette attitude qui vaudrait vraisemblablement au narrateur billet d’entrée pour la Maison Verte permet à Machado de Assis de jouer très efficacement sur tous les tableaux. Les traits satiriques pleuvent sur les comportements des villageois, présentés dans une logique qui n’est pas sans rappeler l’Eloge de la Folie d’Erasme (le ‘‘nouveau riche’’ vaniteux, les politiciens prenant des décisions en apparence absurdes pour servir en fait leurs propres intérêts...), mais face à ces fous du quotidien la figure du savant, prétendant édicter avec précision une norme, et classifier, enfermer et ‘‘soigner’’ tout ce qui n’en relève pas, est des plus inquiétantes. Le système que celui-ci met en place est une véritable dictature (qui nous ‘‘parle’’ peut-être plus encore à nous, lecteurs du début du XXIe siècle, qu’aux contemporains de l’auteur), mais en guise de contrepoint les magouilles des tenants du pouvoir de tous bords, qu’ils jouent la carte du conservatisme ou de l’appel à la rébellion, font bien piètre figure...

Placée dès sa construction sous un signe suspect (Bacamarte fait graver à son fronton une citation de Mahomet qu’il attribue, pour ne pas indisposer les autorités religieuses, au pape Benoît VIII!), la Maison Verte dresse l’étendard de la toute-puissante Raison au-dessus d’une nef des fous supplémentaire, parmi l’armada qui dérive déjà joyeusement en ces eaux – internationales. Si la démence est un continent à explorer, est-on bien sûr que les cartographes soient moins dangereux que les indigènes? Il revient peut-être au lecteur de choisir sa place, du côté de la raison ou de la folie, après avoir parcouru le texte de Machado de Assis. Ou pas. Mais s’il l’a lu le sourire aux lèvres, c’est peut-être déjà un indice...


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Joachim-Maria Machado de Assis, L’Aliéniste (O Alienista, 1881), traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli: Métailié, «Suites», 2005. Illustration: Francisco de Goya, Le préau des fous, c.1793-1794. Illustration musicale: Gilberto Gil, «Miserere nóbis», extrait de l’album Tropicália: ou Panis et Circenses, 1968.