18.8.09

Sîtâ par-ci, Sîtâ par-là...

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Nous reportons momentanément la répétition virtuelle de la ballade lisboète pour un cas d’urgence cinéphilique. Si mon silence juilletiste n’a pas fait fuir tous mes lecteurs, que ceux qui restent, s’ils ont la chance d’habiter à une distance raisonnable d’une des neuf (!!) salles françaises diffusant pour l’heure le long-métrage d’animation Sita chante le blues (Sita sings le blues, 2008), se ruent au plus vite à l’intérieur de celle-ci tant que celui-là y est encore à l’affiche. Et gageons que même si le film n’est sorti que mercredi dernier, cela ne durera pas longtemps, si j’en juge par la publicité quasi inexistante autour de lui et par le vide absolu de la salle autour de Sophie et moi hier soir. Quant aux autres, qu’ils ne perdent pas totalement espoir, il leur reste du moins la possibilité de visionner voire de télécharger le film aussi gratuitement que légalement (et avec des sous-titres s’il-vous-plaît) sur le site où Nina Paley, sa scénariste / réalisatrice / chef décoratrice / directrice de l’animation / interprète / monteuse / productrice et-toute-autre-fonction-sauf-spécification-contraire, l’a mis elle-même à la disposition de tout un chacun, sous licence Creative Commons. À défaut de permettre de profiter du film dans les meilleures conditions (qui restent bien sûr celles de la projection en salle, est-il besoin de le dire?), ça poilagratterra un peu Frédéric Mitterrand, c’est toujours ça de pris. Mais revenons à nos moutons dessinés.

Nina Paley, donc, est une dessinatrice et réalisatrice de courts-métrages d’animations. En 2002, elle a vécu la très-désagréable expérience de voir son compagnon, parti travailler en Inde, lui signifier par mail, de là-bas, la fin de leur relation. Elle rapproche alors sa propre histoire de celle de Sîtâ, dans le Râmâyana, répudiée sans raison par son époux Râma à qui elle voue pourtant un amour inconditionnel. À la découverte de ce texte, s’en ajoute bientôt une autre: celle d’Annette Hanshaw, une des premières grandes chanteuses de jazz et de blues, qui connut son heure de gloire entre la fin des années 20 et le début des 30, avant de mettre un terme à cette carrière pourtant assez brillante pour se consacrer à la vie maritale. Ces trois éléments – le texte hindou plusieurs fois millénaire, les chansons d’Annette Hanshaw et l’histoire personnelle de la réalisatrice – se mêlent dans le film que Nina Paley a mis cinq ans à mener à terme.

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Les courtes séquences autobiographiques se superposent donc à une relecture du Râmâyana vu, en quelque sorte, du point de vue de Sîtâ, épouse aimante et docile du divin prince Râma, enlevée et séquestrée par un ennemi de celui-ci, puis délivrée par son époux avec l’aide du dieu-singe guerrier Hanouman, mais répudiée alors au motif que Râma a des doutes sur le fait qu’elle ait pu rester ‘‘pure’’ durant sa captivité. Cette (majeure) partie est assurée de deux façons distinctes: d’une part, une narration reconstituée de façon quelque peu fantasque par des marionnettes traditionnelles de théâtre d’ombre, d’autre part des scènes de ‘‘comédie musicale’’ qui presque toutes construites sur des enregistrements d’Annette Hanshaw.

Tout cela est fort peu orthodoxe (quelques fondamentalistes hindous ont visiblement cru de bon ton de grincer des dents), mais hautement réjouissant. Car si ce projet avait clairement une dimension de catharsis pour son auteure, le résultat final est le meilleur gage de sa réussite. À l’image des chansons d’Annette Hanshaw, toujours entraînantes même quand le sujet ne semble guère s’y prêter, Sita chante le blues dynamite le pathos qui pouvait coller aux basques du désastre sentimental personnel comme de la relecture ‘‘féministe’’ du ‘‘plus grand chagrin d’amour jamais conté’’. Sans empêcher l’éclosion de passages marqués par l’émotion (le choix final de Sîtâ) voire un certain sens de la grandeur (les ‘‘visions’’ mystiques), le film privilégie très-nettement le décalage ironique et les jeux de l’absurde, ne reculant devant aucun doux délire (l’«entracte» durant lequel tous les personnages vont se chercher des popcorns et des sodas!...) et n’hésitant pas non plus à égratigner les figures mythiques (voir notamment l’hilarante séquence du ‘‘dérapage’’ des louanges que les fils du «parfait» Râma sont censés chanter de leur père).

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Au fractionnement des séquences narratives répond un patchwork graphique, incluant principalement (mais ne se limitant pas à) trois styles: un style d’apparence un peu ‘‘brouillon’’, parfois agrémenté de collages, pour la partie autobiographique, un autre reposant sur des emprunts aux différentes traditions picturales indiennes classique et moderne, pout la ‘‘narration’’ de l’histoire de Râma et Sîtâ, et un style ‘‘naïf’’ d’aspect assez géométrique pour les séquences musicales. Le résultat à l’écran désarçonne un peu au début mais la juxtaposition des différents graphismes donnent des effets non seulement plaisants, mais réellement magnifiques par moments. La séquence ‘‘illustrant’’ (si l’on peut encore user du terme en pareille circonstance) le sentiment vécu au moment de la rupture amoureuse est, notamment, une véritable splendeur. Dans la forme comme dans le fond, les disparités apparentes des éléments convoqués se fondent dans le résultat final. Car si l’originalité de la démarche de Nina Paley est à saluer, on retiendra surtout du film, au sortir de la salle, la façon non seulement souriante mais véritablement vivifiante avec laquelle la réalisatrice transfigure une expérience douloureuse propre à toutes les cultures, à l’intimité de tout un chacun comme aux grands mythes immémoriaux.