15.5.09

Les ailes brûlées du désir

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Réputé de longue date auprès des mélomanes français, en raison notamment de l’éclectisme de sa programmation, l’Opéra de Lyon vient de faire ni plus ni moins qu’un des évènements de la saison en mettant à l’affiche la Lulu de Berg, servie par une distribution quasiment idéale, dominée par la soprane américaine Laura Aikin dans le rôle-titre.

Laissé inachevé par Alban Berg à sa mort en 1935, Lulu n’a vu l’orchestration de son troisième acte complétée, par Friedrich Cerha, à partir des annotations du compositeur, qu’en 1979, à l’occasion de la production parisienne dirigée par Pierre Boulez et chantée par Teresa Stratas. C’est cette version ‘‘définitive’’ qui est désormais donnée quasiment partout où l’opéra est monté (Lyon y compris, donc) et qui achève, surtout, de faire de Lulu un classique du répertoire moderne.

S’il est toujours amusant – d’une certaine façon – de constater que les œuvres des compositeurs de la Seconde École de Vienne sont bien souvent encore considérés comme relevant de la ‘‘musique contemporaine’’, plus d’un demi-siècle après la mort d’Arnold Schönberg, force est de constater que l’opéra de Berg conserve, à l’orée du XXIe siècle, une grande part de sa ‘‘modernité’’ (et force m’est d’autant plus de le constater qu’ayant ce soir-là entraîné avec moi ma compagne moins familiarisée et moins réceptive vis-à-vis de ce répertoire, des remarques régulières au cours de la soirée m’ont signifié que j’avais un peu trop présumé du caractère immédiatement ‘‘accessible’’ de cette partition pour un[e] néophyte...). De fait, premier opéra entièrement composé selon les principes du dodécaphonisme sériel, mais aussi premier opéra à présenter sur scène un personnage lesbien – la comtesse von Geschwitz, à l’amour sacrificiel –, et premier opéra encore à prévoir l’introduction d’une projection filmique pendant la représentation – pendant l’interlude central (nous n’aurons toutefois pas eu droit à Lyon à cette projection vidéo en contrepoint de la musique orchestrale) –, Lulu fit date à bien des égards.

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Adapté des mêmes pièces de théâtre de Wedekind (qui serait probablement totalement oublié sans cela!) que le célèbre film de Pabst de 1929 qui fit tant pour la gloire et le mythe de Louise Brooks – film que soit dit en passant je n’ai toujours pas eu l’occasion de voir, mais un espoir se présente –, l’opéra de Berg narre l’ascension puis la déchéance de Lulu, femme fatale malgré elle (au début en tout cas), qui conduit à la mort tous ceux qui l’aiment ou la désirent avant d’être assassinée à son tour. Après un époux médecin, dont une crise cardiaque abrégera la carrière, vient le tour d’un peintre, obtenant le succès grâce à elle avant d’être poussé au suicide, sacrifié à la passion dévorante – et unilatérale – de Lulu pour le Dr. Schön, qui l’a jadis tiré du ruisseau; le même Schön, ses projets de fiançailles ruinés par elle, ayant finalement accepté de l’épouser, sombrera (non tout à fait sans raison d’ailleurs) dans une jalousie aux proportions psychotiques qui pousseront bientôt Lulu à l’abattre. Emprisonnée, Lulu s’évade avec la complicité (active) de la comtesse von Geschwitz, et celle (plus passive) d’Alwa, le propre fils du Dr. Schön, et de la nuée de traîne-misère véreux qui continue de l’environner depuis son enfance. Mais d’asiles en chantages, de fuites en meurtres, la bande s’enfonce dans une déchéance inexorable, jusqu’à ces bas-fonds londoniens où Lulu se prostitue, rencontrant, dans ses clients, les doubles de ses victimes passées, et la mort sous le couteau de Jack l’Eventreur...

De cette intrigue sordide, Berg a tiré un opéra majeur, servi par une musique à la fois violente et lyrique, magistralement dirigée par le nouveau chef permanent depuis cette saison de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, Kazushi Ono, tout feu tout flamme à la baguette, entre tension permanente (pas un temps mort en trois heures) et exaltation de la sensualité de la partition.

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Malgré des débuts un peu hésitants pour ce qui est de la direction d’acteurs proprement dite (la scène de séduction par le peintre n’était pas des plus convaincantes), le metteur en scène Peter Stein signe une réussite en la matière, n’hésitant pas à jouer avec – voire à accentuer encore – les côtés sensuels et érotiques du livret, et faisant le choix de situer l’action à l’époque de la composition de l’opéra, choix se traduisant par des costumes et une ambiance ‘‘Arts Déco’’ très réussis, et surtout un anthologique début de IIIe Acte, au début de la fuite de Lulu et de ses complices, décors rouge flamboyant et maquillages des acteurs rappelant ostensiblement l’univers infernal de certaines toiles expressionnistes d’Otto Dix.

Le tout était servi par une distribution vocale sans faille ni point faible, dominée par le duo féminin. Laura Aikin, qui a chanté plusieurs fois le rôle dans différentes productions ces dernières années, le possède parfaitement, et elle irradie. La soprane est visiblement à l’aise dans ce type de répertoire (souvenons-nous de la magnifique Manon qu’elle fut aussi, il y a peu, dans Boulevard Solitude de Henze), et semble avoir fait de Lulu son rôle-fétiche, avec un résultat éblouissant qui se joue des difficultés de la partition. À ses côtés dans la seconde moitié de l’œuvre, Hedwig Fassbender (la comtesse von Geschwitz), dans un rôle nécessairement de seconde importance par rapport au rôle-titre, ne s’en laisse pas compter pour autant et sait imposer sa présence, sur scène à défaut de le faire dans le cœur de Lulu. Son ‘‘liebestod’’ final, expirant à son tour sur le corps de celle-ci, est poignant. Côté messieurs, Stephen West (Schön) est tout particulièrement remarquable mais Roman Sadnik (le peintre), Thomas Piffka (Alwa), Paul Gay (le dompteur / l’athlète), Franz Mazura (Schigolch) et les autres, tous, jusqu’aux plus petits rôles, sont au demeurant excellents.

Au final, une production assez anthologique, que pourront apprécier, après les spectateurs lyonnais, ceux de la Scala de Milan puis ceux du Festival de Vienne au printemps prochain.