29.3.09

Idoles

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Notre civilisation couvre de son éclat une véritable décadence intellectuelle. Nous n’accordons à la superstition, dans notre esprit, aucune place réservée, analogue à la mythologie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d’un vocabulaire abstrait tout le domaine de la pensée. Notre science contient comme dans un magasin les mécanismes intellectuels les plus raffinés pour résoudre les problèmes les plus complexes, mais nous sommes presque incapables d’appliquer les méthodes les plus élémentaires de la pensée raisonnable. En tout domaine, nous semblons avoir perdu les notions essentielles de l’intelligence, les notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats. Pour s’en tenir aux affaires humaines, notre univers politique est exclusivement peuplé de mythes et de monstres; nous n’y connaissons que des entités, que des absolus. Tous les mots du vocabulaire politique et social pourraient servir d’exemple. Nation, sécurité, capitalisme, communisme, fascisme, ordre, autorité, propriété, démocratie, on pourrait les prendre tous les uns après les autres. Jamais nous ne les plaçons dans des formules telles que: Il y a démocratie dans la mesure où..., ou encore: Il y a capitalisme pour autant que... L’usage d’expressions du type «dans la mesure où» dépasse notre puissance intellectuelle. Chacun de ces mots semble représenter une réalité absolue, indépendante de toutes les conditions, ou un but absolu, indépendant de tous les modes d’action, ou encore un mal absolu; et en même temps, sous chacun de ces mots, nous mettons tour à tour ou même simultanément n’importe quoi. Nous vivons au milieu de réalités changeantes, diverses, déterminées par le jeu mouvant des nécessités extérieures, se transformant en fonction de certaines conditions et dans certaines limites; mais nous agissons, nous luttons, nous sacrifions nous-mêmes et autrui en vertu d’abstractions cristallisées, isolées, impossibles à mettre en rapport entre elles ou avec les choses concrètes: notre époque soi-disant technicienne ne sait que se battre contre les moulins à vent.

Simone Weil, Ne recommençons pas la guerre de Troie, 1937.

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«Oui, ça fait longtemps que ça a commencé, mais cela prend maintenant des proportions exorbitantes... et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’on s’en rend de moins en moins compte... [...] Ça a commencé avec l’intrusion du langage technique à peu près dans tous les domaines; par exemple, c’est ainsi qu’on a parlé de la bombe propre, des frappes chirurgicales; et puis maintenant on parle de la croissance zéro; même on a entendu parler ces derniers temps de croissance négative... Alors là, on voit très bien quelle est cette fonction du langage: [...] c’est un langage qui interdit la contraction, ce sont des formules ritualisées qui sont assez bien frappées pour être reprises par tout le monde et de telle sorte qu’on ne peut plus les contester.
[...] Elles contiennent une chose et son contraire, et du coup, il y a une sorte de sidération, et ça a une fonction hypnotique, une fonction anesthésiante qui va permettre de tout avaler... Et avec la crise, on voit comment ça se passe...
[...] On n’a plus de prise, pas seulement parce qu’on n’a plus le langage pour accéder [à ces systèmes] – le langage étant à la fois le reflet et l’instrument de cette hypnotisation générale –, mais aussi c’est pour ne pas voir, [...] pour ne surtout pas voir que tout se tient, parce que cette crise financière, dans le fond, est l’équivalent dans le monde économique de ce qu’a été la vache folle dans le monde alimentaire, de ce qu’à été l’affaire du sang contaminé [...] c’est-à-dire des mécanismes [...] qui donnent l’impression de fonctionner tout seuls, [...] comme si on n’avait plus les moyens d’arrêter cette machine – parce que justement on a perdu les moyens du rapport aux choses avec la façon de les exprimer, et qu’on perd aussi la relation entre la cause et l’effet.»

Annie Le Brun au micro de France Culture, «D’autres regards sur la crise», 30 janvier 2009.

Illustrations: Salvador Dali, La Tentation de Saint Antoine, 1946, et Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une pomme-grenade une seconde avant l’éveil, 1944.


(Et sur ce, je vous laisse, je pars emménager pour une semaine dans une chambre d’hôtel de Vitrolles où le rectorat a eu la glorieuse idée de situer les écrits des concours cette année...)