19.2.09

«Belles personnes» en réunion

Image Hosted by ImageShack.us

Le 23 février 2006, Nicolas Sarkozy en campagne déclarait à Lyon: «Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours et des examens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez un peu le spectacle! En tout cas, je l’ai lu il y a tellement longtemps qu’il y a de fortes chances que j’aie raté l’examen!»

Image Hosted by ImageShack.us

Le 4 avril 2008, à Paris, devenu entre temps Président de la République (paraît-il, parce que quand je le vois à la télé il m’arrive d’avoir des doutes, mais passons), il récidivait alors que, vantant le caractère «profondément respectueu[x]» de son action «à l’endroit de la fonction publique» lors de ses «32 ans de vie politique», il se fendait soudain d’une remarque «sur la reconnaissance du mérite, sur la valorisation de l’expérience, sur la possibilité pour quelqu’un d’assumer sa promotion professionnelle sans passer un concours ou faire réciter par cœur La Princesse de Clèves!»

Image Hosted by ImageShack.us

Au mois de juillet suivant, c’est dans un centre de vacances de Loire-Atlantique (et devant les caméras des services de l’Elysée) que le chef de l’Etat se lançait dans cette bizarre bafouille: «Lorsqu’on passe des concours administratifs dans un parcours, au mérite, on doit tenir compte me semble-t-il du fait que, si y a deux candidats y en a un qui a fait quinze ans de service de bénévolat en association, et l’autre qu’a rien fait on le critique pas, on le critique pas, mais ça doit donner des points de plus à celui qui a fait du bénévolat pour les autres. Quand même, je veux dire en termes de richesse humaine, d’engagement au service des autres, pourquoi on en tiendrait pas compte? Ça vaut autant que de savoir par cœur La Princesse de Clèves. Enfin, j’ai rien contre, mais enfin... bon enfin... parce que j’avais beaucoup souffert sur elle...». Formulation pour le moins troublante, surtout de la part d’un homme qui avait également déclaré durant sa campagne électorale que «Connais-toi toi-même» est la phrase la plus idiote qu’on ait jamais écrite.

Image Hosted by ImageShack.us

Enfin, début décembre, dans un article du Figaro, c’est par la voix d’André Santini que s’exprimait «la volonté du président» de voir les épreuves de culture générale de certains concours administratifs, marque d’un «académisme ridicule», supprimées au profit de «questions de bon sens». Et de nous apprendre que la secrétaire du président, fonctionnaire de catégorie C, avait échoué à un concours interne parce qu’elle ne savait qui a écrit La Princesse de Clèves, «un sujet qui divise jusqu’aux spécialistes» selon André Santini (ce sont les spécialistes qui ont dû être surpris de l’apprendre!!).

Image Hosted by ImageShack.us

Si de la part de Sarkozy le mépris affiché pour la culture lorsqu’elle n’est pas brillante, blingante, sonnante et trébuchante, ainsi que pour «la guichetière» qui se voit dénier le droit à une vie intellectuelle supérieure à celle d’une huître ou de Steevy Boulay, n’a rien de véritablement étonnant, ce bizarre acharnement sur un texte publié en 1678 a tout de même de quoi intriguer. On peut spéculer sur ses causes: traumatisme scolaire? réaction épidermique à un certain état de perfection classique d’une langue que notre grand orateur ne manque pas une occasion de massacrer? aversion profonde pour un personnage qui ne cède pas à ses pulsions? Quoi qu’il en soit, l’obsession présidentielle a conféré au roman de Marie-Madeleine de Lafayette un caractère subversif plutôt étonnant si l’on y songe (son caractère scandaleux semblant a priori loin derrière lui), et une place symbolique de choix dans la résistance que les milieux de l’enseignement secondaire et supérieur opposent depuis des mois aux projets de réforme ineptes et destructeurs signés Xavier Darcos et Valérie Pécresse.

Image Hosted by ImageShack.us

[Ci-dessus un homme jeune, noir (‘‘issu de l’immigration’’?), et capable de réciter par cœur deux pages de La Princesse de Clèves: un bon profil d’ennemi public n°1.]

Image Hosted by ImageShack.us

C’est dans ce cadre qu’ont fleuri cette semaine à travers la France des ‘‘lectures-marathons’’: lundi à Paris devant le Panthéon, ainsi qu’à Tours, mardi à Avignon, aujourd’hui à Aix et à Poitiers, demain jeudi à Grenoble, des gens se sont donné rendez-vous et se sont relayé pour lire à voix haute le roman de Mme de Lafayette (compter un peu plus de 6h de lecture), confrérie de «‘‘sadiques ou imbéciles’’, qui avouent avoir lu La Princesse de Clèves, y avoir pris du plaisir, et avoir cherché à le faire partager» comme le proclamait le panneau posé sur la place de l’Hôtel de Ville par le Comité Lafayette du Pays d’Aix.

Image Hosted by ImageShack.us

Je n’aurais pas le ridicule d’entonner un ‘‘Sarkozy, t’es foutu, Marie-Madeleine est dans la rue’’. Tout au plus peut-on espérer que la nuée de moucherons aura causé quelques démangeaisons au lion (pour emprunter une image à un contemporain de notre auteure, que notre dirigeant ne doit guère goûter non plus, j’imagine). Il n’empêche. Quand bien même le chorus stéréophonique n’aura-t-il été qu’un bourdonnement désagréable aux oreilles de l’omni-président, ce serait toujours ça de pris. Ça, et la satisfaction d’observer cette mobilisation incongrue derrière un texte vieux de plus de trois siècles, inactuel et donc intempestif.

Image Hosted by ImageShack.us

Je ne prétendrais pas qu’il y avait une foule gigantesque cet après-midi à Aix pour participer et assister à cette lecture collective et publique. On était loin des proportions de l’évènement devant le Panthéon la veille, quelques centaines de kilomètres plus au nord. Mais plusieurs passants se sont arrêtés, et parfois un long moment. En dehors d’un vieux qui nous a tourné autour pendant plus d’une heure, nous criant de temps en temps que c’était ‘‘chiant’’ et que nous avions l’air d’une ‘‘secte’’, les réactions semblaient plutôt bonnes. Sympathie, connivence, pour certains retrouvailles avec un texte. Parfois arides il est vrai, pas toujours adaptés à ce mode de diffusion (surtout au début, certaines considérations sur la cour et les intrigues aristocratiques ont du mal à passer!), les mots de Mme de Lafayette opéraient parfois dans toute leur magie. – Me rappelant, toute proportion gardé, certain passage du Livre de l’Intranquillité de Pessoa remis en mémoire le mois dernier par un autre blog, mais ceci est une autre histoire...

Image Hosted by ImageShack.us

Mais le plus frappant dans ce rassemblement était la diversité de ses acteurs. Diversité d’âge comme d’origine, se reflétant aussi de façon amusante dans la diversité des éditions apportées par chacun et de leur degré d’usure. Lycéens ou retraités, étudiants, enseignants, ou simples ‘‘amateurs’’, ceux qui se sont relayés du début de l’après-midi à la nuit tombé pour prêter leur voix à la Princesse, à son époux, au duc de Nemours et à la comtesse de Lafayette elle-même venaient de tous les horizons, témoignant que le plaisir pris à la lecture d’un texte, fût-il vieux de trois siècles, sans rapport avec l’actualité (ni avec la personne de Nicolas Sarkozy), et d’un accès effectivement un tout petit peu plus ardu que le Marc Lévy moyen, n’était pas l’affaire que d’un groupuscule de fossiles. De ceux qui sont confortablement planqués à ne rien faire (bien entendu) dans des universités où ils sont rentrés parce qu’«il y a de la lumière» et que «c’est chauffé» (si seulement...).

Image Hosted by ImageShack.us

Cette semaine de lectures ne changera pas la face du monde, ni celle du pays. Ceux-ci ont d’ailleurs d’autres problèmes, pour lesquels Mme de Lafayette ne peut objectivement rien. Les sentiments qu’exprime le texte de La Princesse de Clèves (par exemple et entre autres) et ceux qu’il fait ressentir sont-ils dérisoires par rapport au contexte social, économique, géopolitique, ou offrent-ils à chacun de nous la possibilité d’une transcendance, fût-elle fugitive? À chacun de se prononcer là-dessus pour son propre compte. À mon avis, toutefois, cela valait, cela vaut le coup d’attirer quelques regards dessus. «Belles personnes» de tout le pays, unissez-vous; «sadiques» et «imbéciles», montrez-vous: les étranges obsessions du petit-chef de l’Etat auront au moins servi à cela.

Image Hosted by ImageShack.us

PS: depuis quelques jours circule sur la toile un astucieux pastiche dû à la plume d’un maître de conférence de l’université de Toulouse-Le Mirail; je vous en livre les savoureuses premières lignes: «La magnificence et l’économie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Nicolas premier. Ce prince était galant, mobile et amoureux; quoique sa passion pour la vitesse eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.» Par ailleurs, une revue de presse de l’évènement (au moins dans sa version parisienne) est accessible chez Fabula. Quant au roman de Mme de Lafayette, il est en vente dans toutes les bonnes librairies.

Image Hosted by ImageShack.us