13.12.08

Redémarrage(s) en côte

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Bon. Après avoir parlé de la place de Sade dans un magazine sur la littérature, d’exposition d’art japonais ancien et de série documentaire sur la christianisation de l’empire romain, il est grand temps de faire quelque chose pour remonter les statistiques de ce blog (vœu tout théorique, n’ayant toujours pas retrouvé l’accès d’icelles), voire peut-être même faire revenir des commentateurs. Sans plus de transition, passons donc au dernier Bond, et je parle bien de James, pas d’Edward! À l’annonce de sa nomination pour réaliser le vingt-deuxième opus ‘‘officiel’’ de la franchise, le réalisateur Marc Forster a fait part de son étonnement, soulignant notamment qu’il n’avait jamais été fan de James Bond. Eh bien, ça se voit.

Non que tout soit à jeter dans Quantum of Solace, sorti en (ô combien) grande pompe sur les écrans il y a quelques semaines. Tout n’est pas à louer non plus, loin s’en faut. Disons que le film possède son lot de faiblesses (dont certaines particulièrement irritantes il est vrai) et de forces. Mais le fait de succéder immédiatement à l’excellent redémarrage à zéro de la saga qu’avait proposé Martin Campbell en 2006 avec Casino Royale, remettant pour la seconde fois la pendule Bond à l’heure du monde actuel après GoldenEye (1995), n’est pas sans conséquences.

Point sans doute nodal de l’affaire, je n’arrive pas à me décider quant à savoir si le choix d’avoir placé ce film dans la continuité directe, temporellement parlant en tout cas, de Casino Royale est la meilleure ou la plus mauvaise idée du film. Quantum of Solace démarre en effet – sur les chapeaux de roue (j’y reviendrai) – quelques minutes après la fin pour le moins marquante du précédent opus. Scandale pour pas mal d’aficionados et surtout folie pour les majors, cette fin (ou non-fin) qui laissait délibérément dans l’ombre tout un pan des ressorts de l’intrigue – j’avoue n’avoir même compris tout de suite (mais avec quel plaisir alors!) d’où ‘‘sortait’’ ce personnage que Bond venait ‘‘rencontrer’’ à la fin – semblait souligner que l’intérêt du film résidait moins dans le déroulement d’une intrigue d’espionnage, comme nécessairement incompréhensible dans un monde de faux-semblants, mais bien dans la genèse du personnage de Bond lui-même et son avènement en tant que super-agent à l’efficacité inversement proportionnelle à sa capacité d’accéder aux sentiments réels. Si l’on n’en sait en fait guère plus à la fin de Quantum of Solace, on aura cette fois du moins compris que ce n’est que partie remise et qu’il ne s’agit guère que d’étendre sur plusieurs épisodes (peut-être les quatre pour lesquels a signé l’acteur Daniel Craig?) la pleine exposition et résolution de ce ‘‘hors champ’’.

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Comme le Chiffre se révélait finalement l’être dans Casino Royale, Dominic Greene (Matthieu Amalric, un peu cabotin mais comme il convient à cet univers), le méchant du présent film, n’est donc qu’un pion dans le jeu d’une organisation criminelle aussi vaste et puissante qu’elle est invisible, Quantum, dont l’existence et une partie des capacités nous sont cette fois solennellement révélés dès les premières minutes du métrage. En somme, il s’agit là d’une version ‘‘améliorée’’ (et appréciable, après tout, à ce titre) du bon vieux SPECTRE des premiers films: à la suite de Casino Royale, Quantum of Solace prend simplement acte d’une perception du monde désormais plus complexe où la conscience des multiples ramifications souterraines, économiques ou politiques, qu’implique tout acte de grande ampleur ne se résout pas immédiatement ni tout à fait sans difficulté dans une binarité manichéenne ‘‘Bien vs. Mal’’ (n’en déplaise au président sortant des Zétazunis). En somme, si Pierce Brosnan était le premier 007 post-chute du bloc soviétique, Daniel Craig est le premier post-11 septembre. Ce postulat posé, on peut sans trop de remord s’abandonner à une intrigue qui nous balade, au prix de quelques invraisemblances qu’on est après tout bien prêt à lui passer (bon, c’est un James Bond, quoi!), de financement de coup d’Etat en programmation de catastrophe écologique et de spéculations financières en corruption politicarde, sur les pas d’un Daniel Craig jouant l’animal-blessé-et-d’autant-plus-dangereux avec un certain charisme – celui-ci nous semblât-il un peu diminué tout de même par rapport à sa précédente incarnation du personnage...

D’où vient-il alors, ce sentiment de légère amertume qui nous saisit malgré tout, nous empêchant de goûter Quantum of Solace pour le pur produit de divertissement à gros budget et grands effets qu’il est, et de passer à autre chose?

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Premièrement, à la différence d’un Martin Campbell, solide artisan de l’univers de l’entertainment, suffisamment sûr de ses effets pour se permettre certaines transgressions du code, Marc Forster, lui, ne sait visiblement pas trop ce qu’il fait là et, du coup (si je puis dire), se cogne à presque tous les panneaux qui se présentent à gauche comme à droite. Là où Casino Royale parvenait à maintenir la tension pendant une part non négligeable de sa durée rien qu’en nous clouant autour d’une table de tournoi de poker, Quantum of Solace s’ouvre sur une succession de scènes d’action qui se voudraient trépidantes mais ne sont qu’épuisantes, renouant de façon paroxystique avec la mode, qu’on espérait passée depuis quelques années pourtant, du montage frénétique à la combien-je-peux-te-fourguer-de-plans-dans-une-seconde. Le résultat est non seulement illisible à l’écran quant au déroulement de l’action (je n’ai absolument rien compris de ce qui se passe dans cette verrerie siennoise), mais physiquement lassant (et dangereux pour les épileptiques), ce qui ne met pas dans les meilleurs dispositions pour la suite, quand bien même celle-ci relève-t-elle le niveau. A contrario, lorsque Bond et sa ‘‘partenaire’’ Camille (Olga Kurylenko) errent dans un désert sud-américain et assistent à des scènes de misère montrant la détresse de villageois face à une eau venant à manquer, Forster se la joue soudain réalisateur ‘‘oscarisable’’ qui ne mange pas de ce pain-là, et donne l’impression de se racheter une conscience à coups de pathos hors de propos.

Mais surtout, la saga James Bond repose en grande partie sur un principe – et un plaisir – de la variation, et c’est sur celui-ci que Marc Forster fait presque totalement l’impasse. Tout film estampillé 007 se doit de fournir un certain nombre de scènes (la visite du labo), d’accessoires (le smoking, l’Aston Martin, les gadgets), de répliques («Bond, James Bond», «Au shaker, pas à la cuiller», etc.), de ficelles scénaristiques (les James Bond girls, celle qui couche mais trahit et la gentille qui ne cède qu’à la fin), quasiment immuables et avec lesquels il s’agit de jouer. Ce qu’encore une fois, Martin Campbell était parfaitement parvenu à faire dans sa présentation de la ‘‘naissance’’ du personnage – où l’art de transformer une brute épaisse en chemise hawaïenne en so british gentleman costard-cravaté, roulant en Aston Martin, buvant sa vodka-martini au-shaker-pas-à-la-cuiller (etc.) ... et prêt à tuer de sang-froid sans manifester la moindre émotion. En somme, Campbell appliquait parfaitement les codes les uns après les autres, donnant au spectateur le plaisir du clin d’œil, tout en réalisant sans doute le film le plus original de toute la saga Bond. Or, smoking mis à part, pas un seul de ces éléments liés au personnage ne subsiste dans Quantum of Solace, ce qui est tout de même un comble. À ce niveau-là, ce n’est plus jouer avec les règles du jeu, c’est faire exploser le casino (et puisqu’on parle des règles du jeu, j’adore Judi Dench, mais bon sang que fait M sur tous les théâtres d’opération maintenant??!).

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Le seul clin d’œil que s’autorise le réalisateur est de positionner un corps exactement comme celui de Jill Masterson dans l’une des plus célèbres séquences de Goldfinger (1964), le pétrole remplaçant ici l’or. Les indéniables bonnes idées que Forster réussit, pour le coup, à intégrer dans sa mise en scène passés les errements des premières minutes – comme par exemple la séquence à l’Opéra, avec la mise en abyme de l’artificialité et des jeux de représentation qu’elle suppose, ou la scène d’action rythmée par l’autodestruction progressive de l’hôtel dans le désert –, ne parviennent ainsi pas tout à fait à évacuer un sentiment de léger désappointement dont la cause pourrait bien être formulée ainsi: James Bond, dans ce film, donne l’impression de n’être plus James Bond (ou si peu), mais plutôt, dans un curieux effet de renversement, une sorte de Jason Bourne bis. Par contrecoup, le personnage de Mathis (Giancarlo Giannini), ‘‘récupéré’’ du précédent film, se voit ici doté d’une épaisseur qu’il n’avait objectivement pas dans celui-là, au point d’apparaître comme le plus sympathique du film: quelque chose comme le témoin désabusé d’une époque révolue. Bond, lui, semble empêtré dans le poids d’un passé cinématographique qu’il ne parvient pas (plus?) à retourner en atout: si Casino Royale était parvenu avec succès à inscrire le personnage dans la modernité des nouvelles normes du genre, le film de Marc Forster, en voulant aller plus loin, constitue paradoxalement une régression – quasiment comparable, à sa manière, à celle qu’avait constitué le pathétique Demain ne meurt jamais (Tomorrow never dies) après GoldenEye – et donne un sale coup de vieux au personnage. En cherchant à gommer les marques de sa singularité, Quantum of Solace aboutit au contraire à manifester en creux un certain ‘‘anachronisme’’ foncier du personnage à l’ère des Bourne et des Jack Bauer, pas loin de le renvoyer, sa renaissance à peine effectuée, au statut de ‘‘fossile’’ que M ne cessait d’accuser Bond d’être dans la série des films interprétés par Pierce Brosnan.

La frustration est d’autant plus grande qu’une autre comparaison ne peut pas ne pas venir à l’esprit, avec une autre saga qui avait éprouvé au même moment le besoin de s’offrir un nouveau départ à zéro: celle de Batman, sous l’égide de Christopher Nolan, resté quant à lui aux commandes (et qui semble d’ailleurs parti pour nous tourner une trilogie). Casino Royale et Batman begins avaient nombre de traits communs, à commencer par leur parti pris de raconter la ‘‘naissance’’ de leur héros et la constitution des éléments emblématiques de leur ‘‘identité’’. Renouant avec la veine sombre de la saga après les délires nazebroques de Joël Schumacher, et original dans son approche ‘‘réaliste’’ – on dirait volontiers évhémériste – de la mythologie comics, Batman begins était un film fort prometteur, mais qui laissait encore une impression d’inabouti, et pas aussi réussi ‘‘en soi’’ que son équivalent james-bondien. Mais le Dark Knight sorti cet été a indéniablement fait reprendre l’avantage au justicier masqué de Gotham City.

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Or, il est évident que la démarche de Nolan quant au traitement de l’aspect ‘‘traditionnel’’ de son héros est à l’opposé de celle de Forster. Là où ce dernier tend à gommer la singularité du personnage et se trouve en retour comme ‘‘encombré’’ de ce qui résiste malgré tout à ce traitement, l’approche réaliste de Nolan conduit a contrario à une concentration sur les traits saillants de cet univers, épurant autour de ses lignes de force et situant dès lors le récit directement à son niveau archétypique – on se souviendra à ce titre de la convocation des archétypes de Jung par l’Epouvantail (Cillian Murphy), le psychiatre criminel, dans le précédent opus. Par exemple: le maquillage du Joker – géniale et ô combien marquante interprétation de feu Heath Ledger – est, strictement, un maquillage, il n’est qu’un humain ‘‘ordinaire’’ (physiquement en tout cas), et pourtant dans le même temps Nolan fait prendre au personnage une ampleur de plus en plus importante, au point que l’on finit par avoir l’impression qu’il s’agit, engagée dans un combat quasi-mystique, d’une représentation du Diable en personne, dont il a d’ailleurs presque tous les attributs: il est le Tentateur – on entend quasiment que son discours pendant tout le film –, le Ricaneur, le Diviseur (diabolos) – passant une grande partie de son temps à mettre en balance la vie de deux personnes ou groupes de personnes, ce qui n’est certes pas nouveau dans l’univers des blockbusters inspirés par les comics mais est ici poussé à un niveau systématique –, le Maître de l’Illusion. Il faut encore voir cette scène extraordinaire où le Joker, suspendu la tête en bas à un filin, mais filmé caméra à l’envers et semblant ainsi flotter en apesanteur dans les ténèbres, explique à Batman que, chacun refusant de tuer, d’anéantir l’autre (l’un au nom d’un code d’honneur, l’autre au nom du goût du jeu), leur destin est de s’affronter «jusqu’à la fin des temps» pour «l’âme de Gotham»... C’est un criminel mais qui ne recherche ni le profit ni le pouvoir, seulement à étendre le chaos. On notera que, symptomatiquement, il est aussi le seul à échapper à la présentation évhémériste de Nolan: on ne sait rien de sa ‘‘véritable’’ identité, de son origine, ni de celle de ses cicatrices – hommage direct à l’adaptation par Paul Leni de L’Homme qui rit (1928), qui inspira d’ailleurs la création du personnage –, puisqu’il en donne lui-même au cours du film plusieurs explications contradictoires.

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Face à lui, Bruce Wayne / Batman (Christian Bale), héros fatigué, semble répugner à tenir le rôle sacrificiel qu’il s’est assigné à lui-même en même temps que sa mission, et reporte l’espoir d’une évolution de la situation sur Harvey Dent, le nouveau procureur de Gotham, un homme intègre qui pourrait assainir la ville en agissant dans le cadre de la loi et non en faisant le coup de poing avec un masque sur le visage au fin fond des ruelles: «white knight» (chevalier blanc) contre «dark knight»... Nolan poursuit là une piste qu’il avait déjà mise en place dans Batman begins en situant l’‘‘éducation’’ de son super-héros au sein de la Ligue des Ombres, groupe de ‘‘justiciers’’ dont la rhétorique quasi-fascisante s’avérait rapidement des plus douteuses. Plus qu’un Batman post-Frank Miller (référence évidente jusque dans le titre du film mais dont l’usage commence à ressembler à une tarte à la crème), c’est peut-être bien plutôt un Batman post-Watchmen d’Alan Moore que nous offre Nolan, questionnant la place du super-héros dans l’imaginaire américain, figure ambigüe d’un homme providentiel se situant au-dessus des lois de la société pour y (r)établir l’ordre. Faire passer aux personnages la ‘‘ligne’’ légale et morale qui les séparent de lui sera tout le jeu du Joker et là encore, rétrospectivement, le réalisateur étonne par sa faculté à jouer sur plusieurs tableaux à la fois en développant une approche critique d’un imaginaire dans le même temps qu’il l’utilise tout à fait efficacement dans toute sa dimension archétypale.

On pourrait encore, au final, résumer comme suit les différences entre ces deux ‘‘redémarrages’’ de sagas après un épisode de ‘‘remise à zéro’’ que sont The Dark Knight et Quantum of Solace: d’une part une ambitieuse suite de films prise en main par un ‘‘auteur’’/réalisateur unique qui sait manifestement où il va, d’autre part une succession chaotique et peu cohérente dans son propos; d’une part, un film qui transcende les limites du genre auquel il appartient, d’autre part un film qui semble peiner à les assimiler; d’une part un film dont on attend la suite avec impatience (ça va être long d’ici 2011...) et la crainte que Nolan ne parvienne pas à réitérer une telle réussite (ça va être dur d’offrir une suite à la séquence finale!!), d’autre part une saga dont on se dit qu’on verra ce qu’elle deviendra quand sortira le prochain épisode, avec la vague espérance de voir se redresser la barre.

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