23.10.08

Voltaire et Rousseau sont dans un bateau

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Attiré par la promesse d’une intervention de Mme K*** (qui n’eût pas lieu...) en fin de représentation, je me suis laissé attirer par la pièce Voltaire Rousseau, écrite et mise en scène par Jean-François Prévand, créée en 1991 et actuellement en tournée, après plusieurs années de représentations parisiennes, ladite tournée venant de faire halte pour quelques jours à Marseille, plus précisément au théâtre Gyptis. (Nous étions mercredi, les groupes de lycéens étaient visiblement nombreux, cela m’a rappelé quelques souvenirs, ayant moi-même découvert les lieux par ce biais il y a ... hmm, quelques temps de cela... attention au coup de vieux.)

La pièce se situe en 1765. Rousseau (Jean-Luc Moreau) fait irruption à Ferney dans le but d’obtenir de Voltaire (Jean-Paul Fabre) des informations lui permettant d’identifier l’auteur d’un pamphlet récemment paru, Sentiment des citoyens, prétendument écrit par de pieux genevois (sur scène, la véritable identité de l’auteur ne met pas longtemps à se laisser deviner...), pamphlet qui l’attaque violemment, le traitant notamment d’athée, de débauché, de saltimbanque, et l’accusant, enfin, d’avoir abandonné ses enfants à l’assistance publique (ce qu’il refuse d’admettre). C’est ce pamphlet qui a valu à Rousseau, celui-ci en est sûr, d’être sommé de quitter son refuge de l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, où il espérait pouvoir, loin du monde, vivre enfin en paix. D’abord à peu près courtois, l’échange ne tarde pas à virer à l’échange d’invectives de moins en moins voilées de part et d’autre, révélant les dissensions personnelles et philosophiques entre les deux hommes.

Dès le début de cette rencontre imaginaire que Jean-François Prévand a situé durant une semaine de ‘‘trou’’ dans le récit des Confessions avant le départ de leur auteur pour l’Angleterre, la répartition des rôles est à peu près claire: d’un côté un Voltaire alignant les saillies spirituelles et attaché à son petit confort, de l’autre un Rousseau parano et ne pouvant entrer dans une maison sans envoyer valser les meubles au bout de quelques minutes. Si quelques répliques font effectivement mouche (j’avoue avoir eu un faible tout particulier pour l’enchaînement: «Ce qui me chagrine le plus, c’est que vous m’ayez toujours tenu pour un parfait imbécile.» / «Oh! je n’ai jamais prétendu que vous soyez parfait...»!), on pense tout de même plus à comparer la pièce à celle écrite depuis par Eric-Emmanuel Schmitt sur Diderot – rapprochement guère flatteur... – qu’à celle de Sacha Guitry sur Beaumarchais (pour rester dans le contexte), tandis que le recours massif au ‘‘montage’’ de citations ultra-connues des deux philosophes, ici resservies à la fois comme des éléments tout à fait naturels dans la conversation, et comme des reflets supposément fidèles de l’ensemble de leur pensée, fait quelque peu tiquer. De plus, si l’auteur penche manifestement plus en faveur de Voltaire, son interlocuteur se voyant réduit à une présentation plus nettement caricaturale, aucun des deux ne sort, à vrai dire, grandi de cette scène de ménage qui fait quelquefois se demander, en cours de spectacle – notamment lorsque Voltaire illustre sur scène la fameuse «envie de marcher à quatre pattes» dont il dit avoir été saisi à la lecture du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et mime les derniers instants d’un Rousseau devenu patriarche d’une assemblée de disciples méticuleusement abêtis –, fait se demander, disais-je, s’il n’eût pas été plus simple et à tout prendre d’un plus grand intérêt, fût-il ‘‘archéologique’’, de remonter directement Les Philosophes de Palissot (1760).

On se doute que la volonté de M. Prévand n’était pas aussi polémique que cela, et même que le but de cette confrontation entre Voltaire / Rousseau était plutôt de présenter la ‘‘fracture’’ entre deux attitudes philosophiques ayant des répercutions jusqu’à notre époque; hélas, entre la bassesse des accusations les plus rebattues portées sur les deux hommes ici relayées par leur ‘‘adversaire’’ respectif dans la conversation (Voltaire mondain futile, antisémite, enrichi par la traite négrière, Rousseau misanthrope, paranoïaque, auteur d’un traité d’éducation alors qu’il avait abandonné ses cinq enfants), et la réduction de leurs philosophies respectives à quelques formules choc, on ne peut pas dire que ce soit cet aspect qui ressorte avec le plus d’évidence du spectacle qui nous est ici offert. Servie par un duo de comédiens qui, s’il n’enthousiasme pas, ne démérite pas non plus, la pièce est toutefois, dans l’ensemble, plutôt sympathique, et on ne s’y ennuie guère. Etait-ce tout ce que l’on pouvait souhaiter d’une représentation de la confrontation entre deux figures qui participèrent, de deux manières tout à fait opposées, à l’entrée de la pensée occidentale dans la modernité? Sans doute pas.