5.10.08

Voix de sans-voix

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Il y a une semaine, Malalai Kakar était assassinée à Kandahar. La première femme commissaire de police en Afghanistan était depuis longtemps sur la liste noire des Taliban, parmi les cibles prioritaires. Dimanche dernier, ils sont parvenus à leurs fins. Cet évènement, aussi récent et aussi tristement fort symboliquement soit-il, le nom même de cette femme, je les avais pourtant déjà oubliés – comme on chasse mécaniquement de son esprit les évènements sans réelle incidence sur le cours global, géopolitique ou plus récemment économique, du monde comme il va ou tout simplement qui ne nous concernent, ne nous touchent pas directement. Je n’y pensais absolument plus lorsque je passais jeudi après-midi à la ‘‘bourse aux livres’’ qui se tient depuis des années dans le grand hall de mon université, et où je trouve régulièrement moult ouvrages à prix avantageux (lequel ne m’empêche pas, à la longue, de m’y ruiner consciencieusement), et que j’avisais, dans un petit stock de titres de littérature orientale – laissés en dépôt, m’expliqua Marc, mon dealer habituel, par un professeur de chinois –, entre un exemplaire de la Centurie d’Amaru et un recueil de haïkus, une anthologie de ‘‘poésie populaire des femmes pachtounes’’, intitulée Le suicide et le chant, et établie dans les années 80 par Sayd Bahodine Majrouh. Quelques heures plus tard, dans le TGV m’emportant vers Paris où je retrouve pour le week-end mon amante et compagne, j’ai ressorti le livre de mon sac à dos, initialement dans l’intention de le seulement feuilleter, et je n’ai plus lâché, renvoyant à plus tard mes autres occupations projetées (Voltaire, en la circonstance, ne m’en voudra sans doute pas trop).

Le suicide et le chant sont, explique Majrouh, les deux échappatoires offertes aux femmes aux conditions de vie qui sont les leurs dans les tribus des vallées afghanes. Le premier se pratique de préférence des façons qui passent pour les plus ignominieuses, ultime geste de rébellion face aux interdits religieux et aux codes d’honneur traditionnels. La forme privilégiée du second est le landay (littéralement, ‘‘le bref’’), composition poétique orale improvisée de deux vers obéissant à de strictes contraintes métriques, dont Majrouh et sa sœur sont allés recueillir des exemples, sur place dans un premier temps, puis, après l’invasion soviétique de décembre 1979, dans les camps de réfugiés du Pakistan – où empira encore la condition des femmes, qui, outre la conscience de l’exil et le souvenir des massacres, se voyaient désormais contraintes à l’inaction et à la réclusion dans les tentes.

Si le landay est un genre pratiqué par tous, ceux des femmes du peuple se distinguent par des différences formelles (ils sont, nécessairement, moins érudits et précieusement raffinés que ceux des doctes) et surtout thématiques: certains sujets – la religion notamment – n’y apparaissent quasiment jamais, tandis qu’on y trouve au contraire des évocations impensables de la part de leurs ‘‘homologues’’ masculins.

Si certains thèmes prennent une grande importance, voire, tout simplement, apparaissent, dans les années 1980 – à commencer par celui de l’exil:

«C’est le printemps, ici les feuilles poussent aux branches,
Mais dans mon pays les arbres ont perdu leurs ramures sous la grêle des balles ennemies.
»

– ils ne supplantent pas la principale source d’inspiration de ces poèmes, qui est, de façon assez surprenante, de nature érotique. Celle-ci passe par des évocations très franches et directes du corps:

«Tu t’étais caché derrière la porte,
Moi je massais mes seins nus, et tu m’as entrevue
»

et du désir:

«Déjà minuit, tu n’es toujours pas là.
Mes couvertures sont en feu et me brûlent toute entière.
»

Hors la femme elle-même, le personnage principal est celui de l’amant, jeune et valeureux, qui vient la libérer de «la prison des solitudes» qu’elle hantait auparavant. Amours clandestines, bouches tendues entre les battants de porte, étreintes qui «comme un grelot, avec tous [s]es bijoux», font «tint[er]» l’amante dans les bras de l’amant «jusqu’au fond de la nuit», éveillent aussi le rêve d’un aveu public, non seulement scandaleux, mais authentiquement dangereux, dans une société où la découverte d’une relation adultère peut se solder par la mort des personnes impliquées (ou, à tout le moins, de la femme):

«J’aime ! J’aime ! Je ne le cache pas. Je ne le nie pas.
Même si l’on m’arrache au couteau pour cela tous mes grains de beauté.
»

«Donne ta main mon amour et partons dans les champs
Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les coups de couteaux.
»

C’est que le contrepoint de l’évocation de l’amant est l’évocation de l’époux, qui n’est jamais choisi par la femme dans la culture tribale, et n’est jamais appelé autrement dans les landays féminins que par l’expression de «petit affreux». Evocation parfois railleuse:

«Etendue, je veux en moi le prendre,
Mais mon amant s’alarme. Il craint que le ‘‘petit affreux’’ n’en vienne à s’éveiller.
»

«Mon amour, saute dans mon lit et ne crains rien
S’il se casse, le ‘‘petit affreux’’ est là pour réparer.
»

parfois désespérées, parfois, enfin, empruntes de véritable haine:

«Ô mon Dieu ! tu m’envoies de nouveau la nuit sombre
Et de nouveau je tremble de la tête aux pieds, car je dois monter dans le lit que je hais.
»

«Le ‘‘petit affreux’’ ne veut pas mourir de sa propre fièvre,
J’ai décidé, demain, de l’enterrer vivant.
»

Les voix que nous entendons revendiquent le fait de trouver leur «dignité de femme» dans les bras d’une personne librement choisie, et non dans la soumission aux codes et diktats de la société patriarcale, parfois ouvertement défiés (au moins en paroles), comme dans ce rêve qui saisit l’une d’elles de «traverser le village à visage découvert et la chevelure au vent». Mais que l’amant ne prétende pas, à son tour, dominer la femme:

«Mon amant veut tenir ma langue dans sa bouche,
Non pour le plaisir, mais afin d’établir des droits sur moi.
»

Implicitement ou explicitement, les landays présentent un monde où la femme seule décide de donner (ou non) ses faveurs. Elle n’est en aucun cas une ‘‘conquête’’. Et si certains poèmes exaltent aussi, conformément, cette fois, à la culture ambiante – et de façon, assez logiquement, plus encore marquée pour les landays recueillis dans les camps pakistanais –, les exploits guerriers et virils (l’amant se doit d’être valeureux au lit ET sur le champ de bataille), les femmes pachtounes semblent exceller à retourner ironiquement contre lui-même le sacro-saint code d’honneur masculin:

«Puisses-tu périr au champ d’honneur, mon bien-aimé!
Afin que les filles chantent ta gloire chaque fois qu’elles s’en iront puiser l’eau à la source.
»

Entre tonalités élégiaque et polémique, la présentation de Sayd Bahodine Majrouh abuse parfois des vérités générales – que la lecture des quelques 190 landays rassemblés invite d’ailleurs parfois à nuancer, ce qui est un peu dommageable à la force de son propos. Toutefois, même à considérer que la situation qu’il décrit n’était pas si totalement absolue, mais néanmoins très-largement majoritaire, et sachant combien peu elle a évolué dans certaines régions de l’Afghanistan, la lecture de ce recueil tient non seulement, bien souvent, de l’émerveillement poétique, et de la découverte de voix inouïes, mais presque d’un impératif éthique.

Poète majeur lui-même [1], mais aussi philosophe se réclamant du soufisme comme des Lumières occidentales, historien, universitaire et même brièvement homme politique, Majrouh souhaitait un Afghanistan non seulement indépendant mais libre, aussi bien des envahisseurs communistes que des fanatiques religieux et des traditions aliénantes. Il dérangeait et le savait. Un matin de février 1988, il fut abattu à la mitraillette par les taliban, en ouvrant la porte de sa maison d’exil, à Peshawar.

Quant à Malalai Kakar, dont le souvenir m’est revenu dans le train où je lisais ce livre, j’ignore si elle récitait, ou composait, des landays...


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Sayd Bahodine Majrouh, Le suicide et le chant. Poésie populaire des femmes pachtounes, traduit, adapté et présenté par André Velter et l’auteur: Gallimard, «Connaissance de l’Orient», 1994. Illustration: photographie d’Henri Cartier-Bresson, Srinagar, Cachemire, 1948.


[1] Je signale au passage, sait-on jamais? (je ne suis pas forcément le seul dans ce cas et à force de s’additionner peut-être ces voix finiront-elles par être entendues), que ne serais pas contre le fait que les éditions de l’Aube poursuivent avec Le rire des amants l’entreprise de réédition au format poche d’Ego-Monstre, initialement parues chez Phébus, qu’elles semblaient avoir entamées avec la reprise du Voyageur de minuit en l’an 2000.