12.1.09

Passion glaciale

Image Hosted by ImageShack.us


Parvenu à ce point de ma lecture, j’essayai de me rappeler le chasseur que j’avais croisé cinq mois auparavant, alors que je me promenais sur l’étroit sentier sinueux, entre les cèdres, tout près, en effet, du petit village thermal situé au pied du mont Amagi dans la presqu’île d’Izu. Mais je ne trouvai rien de frappant dans mes souvenirs, sinon l’impression confuse que, de ce chasseur vu de dos, se dégageait un étrange sentiment de solitude. Quant aux détails physiques et vestimentaires, ils ne me revenaient pas à l’esprit avec assez de précision.
D’ailleurs, je n’avais pas observé l’homme avec une attention particulière. J’avais été frappé simplement par le fait que l’homme qui venait vers moi dans l’air glacé de ce matin d’hiver commençant, le fusil sur l’épaule et la pipe à la bouche, contrairement aux chasseurs ordinaires, portait sur toute sa personne quelque chose de contemplatif. Malgré moi, je m’étais retourné pour le regarder, après que nous nous fûmes croisés, et je l’avais vu quitter le sentier, obliquer en direction de la montagne couverte d’arbuste et commencer de gravir lentement la pente raide, en prenant soin d’équilibrer son poids à chaque pas comme s’il eût craint de glisser. C’est à cet instant, en observant cette silhouette qui s’éloignait, que j’avais ressenti, comme je l’avais écrit plus tard, une impression d’isolement.



Sollicité par un ancien camarade d’école, un écrivain japonais accepte de donner à une revue spécialisée sur la chasse un poème sur le sujet, en dépit de son peu de goût pour cette pratique. S’attendant à obtenir en réponse au texte finalement livré, au pire plaintes et protestations, au mieux indifférence et silencieux mépris, c’est en définitive un courrier d’un homme prétendant s’appeler Josuke Misugi qu’il reçoit. Celui-ci dit s’être reconnu comme la source d’inspiration du personnage de chasseur à l’allure mélancolique, fugitivement croisé par l’auteur, décrit dans le poème. Bien qu’«il [lui] semble qu’un homme est bien fou de vouloir qu’un autre le comprenne», le chasseur envoie au poète les trois lettres qu’il venait de recevoir peu avant cette ‘‘rencontre’’, explication de son attitude et démonstration a posteriori de la clairvoyance de l’intuition poétique. Trois lettres consécutives à la mort d’une femme qui était sa maîtresse depuis treize ans, et respectivement écrites par Shoko, la fille de celle-ci, Midori, sa cousine, épouse légitime de Josuke, et enfin par elle-même, Saïko. Trois lettres qui éclairent chacune d’un jour différent une liaison adultère pas si secrète que le croyaient ses protagonistes, et surtout lèvent le voile sur les ignorances et les incompréhensions qui se sont installés entre chacun.

Paru au Japon en 1949, deux ans après que son auteur se fut fait connaître du public par l’obtention du prix Akutagawa pour son recueil de nouvelles Combats de taureaux, Le Fusil de chasse assit définitivement la position dans le monde des lettres nippones de Yashushi Inoué (1907-1991) et le fit connaître hors des frontières de son pays. Ce court roman – avec ses 80 pages, il s’agit de ce point de vue d’une lecture idéale à glisser entre une dissertation sur Voltaire et une version latine (par exemple!) un jour où l’on est bloqué chez soi par d’épaisses couches de neige paralysant toute la région –, ce court roman, disais-je, reste, soixante ans plus tard, l’un des plus populaires de l’écrivain.

Les trois lettres qui se succèdent font découvrir trois personnalités très différentes, bien individualisées, d’ailleurs, par l’écriture – preuve que le roman épistolaire n’a pas dit son dernier mot intéressant au XVIIIe siècle –, et trois regards sur les mêmes évènements, se recoupant parfois, ou éclairant leurs zones d’ombres mutuelles. De ce point de vue, la construction de l’ensemble est plutôt efficace, le lecteur découvrant au fur et à mesure l’ampleur du désastre que les personnages ont tous contribué à patiemment tisser, au long d’un lent naufrage dans le cours duquel seul le fameux fusil du titre aurait peut-être pu, à un moment donné, apporter une solution ou du moins une possibilité d’inflexion, de changement.

Cela dit, j’hésiterais grandement à parler de chef-d’œuvre comme semblent le faire nombre de lecteurs de ce Fusil de chasse, et a fortiori à souscrire au jugement de la quatrième de couverture qui nous vend le texte comme «l’une des plus belles histoires d’amour de la littérature contemporaine»!

Aucune fatalité ne condamne un livre parlant de vie(s) ratée(s) à être un ratage en lui-même. Que le ratage narré soit celui des relations de personnages tous globalement antipathiques, la chose n’est pas là encore pas sans exemple de réussites sur le plan littéraire, encore qu’elle demande une capacité d’écriture encore supérieure pour garder le lecteur avec soi. Prétendre émouvoir ledit lecteur avec le ratage des relations de ces personnages antipathiques, là les choses commencent vraiment à tenir du tour de force, et Inoué, à mon sens, ne réalise pas celui-ci.

Je me demande dans quelle mesure notre méconnaissance d’une littérature étrangère dans son ensemble peut jouer dans l’appréciation d’une œuvre qui en est issu. Bien sûr, il y aura toujours le texte fabuleux qui nous parlera directement au cœur et à l’esprit, mais quand ce n’est pas le cas? Je veux dire: si je trouve un texte français un peu supérieur à la moyenne sans être transcendant pour autant, je peux toujours me dire quelque chose comme ‘‘bah, c’est déjà bien mieux que du Amélie Nothomb...’’, alors que ma connaissance relativement réduite de la littérature japonaise, pour l’exemple qui nous préoccupe, ne me donnera comme points de comparaison que des ‘‘références’’ potentiellement écrasantes – car, à côté d’un Kawabata ou d’un Mishima, Inoué et son Fusil de chasse ne m’ont guère donné l’impression de pouvoir rivaliser...

Le Fusil de chasse se lit plutôt bien et n’est pas du tout inintéressant (sans quoi, 80 pages ou pas, j’aurai posé le livre avant la fin et serai passé à autre chose), mais si je l’ai lu sans déplaisir, ce fut aussi sans émotion particulière. Peut-être – la chose ne semble pas impossible – sa petite musique me poursuivra-t-elle et me fera-t-elle revoir mon jugement d’aujourd’hui. Il se peut aussi que je ne sois pas actuellement dans les meilleures dispositions d’esprit pour l’apprécier. De toute façon, je retenterai probablement ma chance avec Inoué une autre fois – sans doute avec Le Maître de thé, à l’autre bout de sa production. En attendant, l’année débute dans le froid et la fatigue, j’ai l’impression que mon travail universitaire n’a quasiment pas avancé depuis la veille des vacances de Noël alors que nous sommes à presque mi-janvier, j’ai très peu dormi ce week-end, notamment à cause du fait que ma compagne a des problèmes que je ne peux rien faire pour contribuer à arranger, qu’elle est à nouveau à plusieurs centaines de kilomètres de moi et semble décidée à ne me donner aucune nouvelle ni même de signe de vie, et j’écris un billet sur un roman japonais plutôt déprimant en écoutant des œuvres pour quatuor à cordes de Webern. M’est avis que le spleen ne va pas s’arranger tout de suite...


Image Hosted by ImageShack.us

Yasushi Inoué, Le Fusil de chasse (Ryoju, 1949), traduction de Sadamichi Yokoo, Sanford Goldstein et Gisèle Bernier: Stock / Livre de Poche, «Biblio», 1992. Illustration: estampe de Tsukioka Yoshitoshi, extraite de la série des Cent-un aspects de la lune (Tsuki hyakkei), 1886.