21.3.09

Le bocal à bulles #3: Watchmen

Soit dit sans émettre pour l’instant de jugement sur le tout récent film de Zack Snyder – qui fera l’objet du prochain billet, à part de celui-ci –, la meilleure chose qu’apporte au public français l’adaptation sur grand écran de Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons est peut-être la ressortie dans l’Hexagone, à un prix nettement plus abordable que ceux pratiqués jusqu’ici (quoique dans une traduction hélas contestable), de ce cultissime roman graphique, invitant à sa découverte par un nouveau public. Ce qui méritait bien de ressortir enfin, pour l’occasion, le Bocal du placard.

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Nous sommes en 1985. Mais un 1985 un peu différent de celui que nous avons connu. Qu’après-guerre aient commencé à apparaître réellement aux Etats-Unis des héros costumés combattant le crime à l’imitation des super-héros de comics en est un des signes. Mais la différence la plus fondamentale porte un nom: Jonathan (Jon) Osterman, et surtout un nom de code: ‘‘Docteur Manhattan’’. À la suite d’un accident sur une base militaire à la fin des années 50, cet ancien physicien est devenu un surhomme quasiment tout-puissant, et se trouve être à lui seul le principal atout tactique de l’armée américaine ainsi que le principal moteur de la recherche scientifique et industrielle mondiale. Ses découvertes ont notamment rendu caduque l’utilisation du pétrole, tandis que son intervention au Vietnam a permis aux Etats-Unis d’y remporter la guerre – ce qui n’empêche pas pour autant la guerre froide de continuer à battre son plein, et le conflit larvé entre l’URSS (qui masse des troupes sur la frontière afghane) et les USA (où Richard Nixon en est à son cinquième mandat) de menacer d’entraîner le monde dans l’apocalypse nucléaire.

Le Dr. Manhattan a une autre particularité: avec Edward Blake, dit le Comédien – une brute sadique et amorale, spécialisée dans la lutte anticommuniste –, il est le seul des anciens ‘‘super-héros’’ susmentionnés à être encore en activité, sous la responsabilité directe du gouvernement, depuis que les agissements de ceux-ci ont conduit, en 1977, au vote d’un amendement à la Constitution, la loi Keene, leur interdisant purement et simplement d’exercer. Tous les autres (ceux, du moins, qui n’étaient pas déjà morts, à la retraite ou à l’asile), de plus ou moins bonne grâce, ont alors tombé le masque et remisé leur costume. Tous, sauf un, traqué depuis huit ans par la police: Rorschach, justicier psychopathe, se refusant à tout ce qui lui apparaît comme un «compromis» avec la morale, et qui a exprimé ce qu’il pensait de la loi Keene par le biais d’un mot épinglé sur le cadavre d’un violeur récidiviste...

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Et voilà qu’Eddie Blake est retrouvé assassiné. Tout de suite persuadé de l’existence d’un «tueur de masques», Rorschach entreprend la tournée de ses anciens compagnons d’armes: Daniel Dreiberg, ex-Hibou, qui a repris une vie d’anonyme ornithologue, non sans quelque nostalgie, plus ou moins refoulée, de sa période ‘‘héroïque’’; le milliardaire Adrian Veidt – anciennement Ozymandias, «l’homme le plus intelligent du monde» –, seul héros costumé à être resté populaire, s’étant retiré avant la loi Keene et vendant depuis sa propre image; le Dr. Manhattan, et sa compagne Laurie Juspeczyk, ancien Spectre Soyeux deuxième du nom, peu encline quant à elle à regretter une activité qu’elle n’avait pas choisie, ayant depuis son plus jeune âge été élevée par sa mère, le premier Spectre, pour assurer la relève...

Pour tous, l’hypothèse du «tueur de masques» n’est qu’une élucubration supplémentaire de l’esprit tordu et paranoïaque de Rorschach. Les anciens ‘‘super-méchants’’, d’ailleurs, ne sont pas logés à meilleure enseigne que leurs adversaires du passé: qu’ils aient ‘‘trouvé Jésus’’ ou se meurent d’un cancer, il est difficile de croire qu’ils puissent encore représenter une menace pour quiconque – et personne, de toute façon, ne regrettera le Comédien. Pourtant, quand le sort commence à s’abattre de façon un peu trop systématique sur les anciens justiciers, l’hypothèse d’un complot ne paraît plus aussi folle. Mais dans quel but?

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Originellement paru aux Etats-Unis en 1987, chez DC Comics, Watchmen (/ Les Gardiens) fait partie, avec V pour Vendetta et From Hell, des romans graphiques les plus connus dus à la plume du scénariste anglais Alan Moore, secondé pour l’occasion par Dave Gibbons au dessin. Si en dehors de ce titre, le nom de ce dernier n’est guère connu que des fans de comics purs et durs, Moore tient plus, en revanche, de la légende vivante, surtout pour les amateurs de bande dessinée, faisant partie de ceux qui ont donné des lettres de noblesse au genre ces dernières décennies.

Dominant des séries moins connues comme Miracleman ou plus récemment Top Ten, Watchmen fait partie des œuvres de Moore dans lesquelles celui-ci s’attaque (au sens que l’on voudra donner au terme...) à la tradition américaine des super-héros de comics, tradition revisitée ici d’une façon résolument sombre et d’une profonde ambigüité morale – l’une des ‘‘marques de fabrique’’ de l’auteur (ce dernier point sera d’ailleurs, deux ans plus tard, cause de la rupture de Moore avec DC Comics lorsque l’éditeur voudra apposer une signalétique d’âge sur la version finale de V pour Vendetta). Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Watchmen, le mythe super-héroïque en prend un coup. Si Rorschach, le Comédien ou Ozymandias représentent, chacun à leur manière, des cas extrêmes, la névrose semble la chose du monde la mieux partagée parmi les justiciers masqués. Que leurs personnalités soient marquées par des pulsions infantiles ou par des traumatismes plus graves (comme celui qui a fait basculer Rorschach dans la folie, et dont son imperméable porte toujours les traces sanglantes), sans parler de troubles sexuels de plus ou moins grande ampleur (le Comédien tente de violer le premier Spectre Soyeux, les obsessions de Rorschach en matière de mœurs prennent largement source dans son enfance auprès d’une mère prostituée, plusieurs des Minutemen des années 40 s’avèrent homosexuels, Dan et Laurie ne parviennent à ‘‘concrétiser’’ leur relation qu’après avoir enfilé leurs costumes – etc.), ces justiciers autoproclamés et hors-la-loi naviguent le plus souvent entre mégalomanie et comportement quasi fascisant. Quant au Dr. Manhattan, si son accident a fait de lui presque l’égal d’un dieu, c’est d’un dieu de plus en plus indifférent à l’humanité qui l’entoure et dont il se détache peu à peu, pour qui passé, présent et futur coexistent en permanence, et pour qui vie et mort sont des concepts surfaits (aucune différence dans le nombre de particules), ce qui n’est pas sans quelques conséquences sur son attitude générale...

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Mais Watchmen est loin de se limiter à une relecture critique ou un pastiche désenchanté (encore moins à une parodie) de la culture comics. Secondé par un Dave Gibbons dont le trait – sans avoir la ‘‘personnalité’’ hors-normes d’un Eddie Campbell sur From Hell ou d’une Melinda Gebbie sur Filles perdues – revisite de façon très intéressante le graphisme traditionnel du genre, c’est surtout un Alan Moore en pleine possession de son art qui se surpasse ici pour nous offrir, à n’en pas douter, un des sommets de la bande dessinée tous genres et horizons confondus.

Dès la première page, le ton est donné. Le ton du journal de Rorschach, d’abord, stigmatisant pêle-mêle, avec une rage froide, «putes» et «politiciens», «la fiente des lascifs et des communistes», «les libéraux, les intellos, les démagos» et une ville dont il dit avoir «vu [le] vrai visage» – tandis que de case en case, comme dans un mouvement de caméra ascensionnel, se dévoile le trottoir où s’est écrasé le Comédien. Mais au-delà de l’efficacité de cette entrée en matière, un certain nombre d’éléments, tant au niveau du texte que de l’image, ne seront probablement perceptibles que dans le cadre d’une relecture: discrets mais bel et bien présents, ils ne dévoileront leur sens qu’à la lueur de ce tout ce qui suivra (à commencer, si j’ose dire, par la fin, que Moore se paye le luxe d’annoncer: «...et d’en haut je regarderai et chuchoterai: ‘‘non’’»).

Sur douze chapitres, tous centrés plus particulièrement sur un personnage, et reposant sur des citations tirées aussi bien de William Blake et Percy B. Shelley que de Bob Dylan et Elvis Costello, en passant par Einstein, Nietzsche ou encore la Bible – l’ensemble de l’œuvre étant quant à elle sous-tendue par une référence tirée des Satires de Juvénal (Sed quia custodiet ipsos / Custodes? - Who watches the Watchmen? - Qui gardera les gardiens?) –, Alan Moore se permet tout, jeux de cadrage, de mise en page (avec notamment tout un chapitre construit en palindrome!), rapports subtils entre texte et image, narration quasi-systématiquement éclatée, flashbacks aux constructions très travaillées, mise en abyme par le biais du journal de Rorschach ou d’une ‘‘BD dans la BD’’ récurrente (et lourde de sens), présence à la fin de chaque chapitre d’une «annexe» qui apporte des éclairages supplémentaires et parfois contient des éléments essentiels à l’intrigue, avec une virtuosité d’autant plus éclatante qu’elle n’entrave jamais le rythme d’une lecture qu’on ne peut plus lâcher une fois qu’on l’a entamée.

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Avec une précision digne d’une mécanique d’horloger (autre traduction possible de watchman et vocation première du personnage de Jon), Moore et Gibbons construisent ainsi sur près de 400 pages une intrigue aux ressorts remarquablement complexes, au sein de laquelle nous nous trouvons entraînés sans temps mort, jusqu’au dernier chapitre, jusqu’à la dernière case, à mêmes de laisser K.O. n’importe quel lecteur normalement constitué. K.O., et appelé dès lors à s’interroger sur ce qu’il est lui-même prêt à accepter pour vivre dans une société en ‘‘sécurité’’.

Si le contexte de la guerre froide et du risque d’annihilation nucléaire, sur lequel repose le scénario, appartient désormais au passé, la question qui en découle reste, quant à elle, d’actualité, ou pour mieux dire, intemporelle. Les attitudes des différents personnages – qu’ils s’agissent des justiciers costumés (mus par des logiques elles-mêmes très diverses) ou des ‘‘anonymes’’ qui nous sont présentés en contrepoint au parcours de ceux-ci – sont autant de ‘‘réponses’’ possibles et toute l’habileté d’Alan Moore est de ne pas apporter lui-même de ‘‘morale’’ univoque et explicite (quand bien même les tendances libertaires du bonhomme ne sont, par ailleurs, un mystère pour personne). Les super-héros deviennent sous sa plume l’allégorie d’un modèle de société qui se croit triomphant et invincible et prétend dicter sa loi au reste du monde au nom du ‘‘plus grand bien’’. Par son traitement sombre et désenchanté du matériau (quand bien même, en matière de traitement sombre, Watchmen est encore presque une galéjade à côté de V... ou de From Hell!), Moore compose tout à la fois une ballade élégiaque et un requiem rageur à destination de cette vision, simultanément rassurante et effrayante, d’un monde ordonné par certains idéaux... et certaines idéologies. Car au-delà du pastiche du genre super-héroïque, au-delà des implications sociétales, la question principale que pose Watchmen pourrait bien être celle dont débattent longuement sur Mars les personnages de Jon et Laurie: celle du sens – et du prix – de toute vie dans un univers chaotique.

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Je terminerai par un petit mot sur les différentes éditions qu’a connu le titre en France. L’histoire de Watchmen par chez nous a été marquée par la magistrale traduction qu’en a donné Jean-Patrick Manchette himself à la fin des années 80 chez Zenda, traduction qui était encore celle reprise par les éditions Delcourt en 1998 pour la première édition intégrale en un volume du titre en France. Malheureusement la traduction Manchette est depuis longtemps épuisée, et s’échange désormais à des tarifs prohibitifs sur Internet, atteignant des 175, 250, voire 300€ le volume Delcourt selon les sites de vente, cas qui n’est d’ailleurs malheureusement pas isolé parmi les traductions françaises des œuvres d’Alan Moore.

Il est regrettable que Delcourt – également éditeur d’autres traductions de très bonne tenue des productions mooriennes, dont la dernière en date, Filles perdues, enchaîne triomphalement depuis l’an dernier les retirages en dépit d’un contenu réservé à un public ‘‘ciblé’’, majeur et très averti –, il est regrettable disais-je, que Delcourt n’ait apparemment pas pensé à ressortir massivement dans les bacs des libraires son édition de Watchmen à l’occasion de la sortie sur les écrans du film de Zack Snyder, et se soit fait souffler l’idée par les éditions Marvel Panini France, qui ont, elles, ressorti en formats ‘‘économiques’’ (édition souple à 15€, édition cartonnée à 30) la traduction qu’elles avaient produit sur le marché il y a deux ans de ça. Le problème, c’est que cette traduction – dont l’éditeur cache soigneusement le nom du (ou des?) responsable(s), qui n’apparaît nulle part! –, à peu près universellement décriée par les fans, est loin de briller par sa fidélité au texte d’origine! Je ne prétendrai pas l’avoir intégralement lue, mais quelques ‘‘coups de sonde’’ opérés en librairie en ouvrant le volume au hasard ont suffi à m’en donner un aperçu assez net.

Le plus ahurissant est que ces problèmes de traduction ne concernent pas seulement les passages les plus potentiellement complexes de Watchmen (même Manchette avait dû se résoudre à cet aveu d’échec du traducteur qu’est la note de bas de page pour signaler les multiples jeux de mots du chapitre 4 sur les différents sens de watch et watchmen). Dans la traduction Panini, des passages qu’il aurait suffi de rendre mot pour mot sont amputés de façon totalement arbitraire ou transformés pour ne garder qu’imprécisément ‘‘l’idée centrale’’ d’une réplique. À titre d’unique exemple donné ici (mais non pas isolé dans l’ouvrage), la réplique de Jon dans les cases reproduites ci-dessus – «You know I can’t let you do that», qui oppose nettement les choix opérés par les deux personnages («You»/«I») et souligne également la pleine conscience qu’a Rorschach («You know») des conséquences de ces choix (les cases qui suivent sont assez déchirantes...) – se transforme dans cette traduction en un «Il ne saurait en être question» très général et vaguement transcendant (d’ailleurs plus proche en cela de la logique de Veidt); il ne s’agit certes pas d’un contresens, et le fil de la lecture n’en est pas bousculée, mais pourquoi faire perdre ainsi au texte de sa subtilité, quand un ‘‘Tu sais que je ne peux pas te laisser faire ça’’ tout simplement décalqué de l’original aurait suffi à la rendre??

Reste qu’à 15€ le volume, cette traduction, aussi défectueuse soit-elle à y regarder d’un peu près, est une très bonne occasion pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’univers de Watchmen, de se plonger dedans – quitte à chercher par la suite à avoir accès par d’autres voies à la traduction Manchette, ou à tenter l’aventure de la v.o.!

(À suivre...)

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Fiche technique
Titre: Watchmen
Scénario: Alan Moore
Dessin: Dave Gibbons
Parution originale: pré-publication de 1986 à 1987, publication en 1987, DC Comics.
Parution française: traduction Jean-Patrick Manchette, Zenda, 6 volumes de 1987 à 1988, rééditée en 2 volumes en 1992; reprise en 1 volume par Delcourt, coll. «Contrebande», 1998; nouvelle traduction anonyme, Marvel Panini France, coll. «DC Absolute», 2007, réédition 2009, coll. «DC Big Book» et «DC Cult» avec des ‘‘bonus’’ variables d’une collection à l’autre.

Sera-t-il enfin question du Chat du rabbin dans le prochain Bocal à Bulles? Joan Sfar se décidera-t-il, d’ailleurs, à nous gratifier enfin du 6e volume annoncé? Vous le saurez... une prochaine fois. En attendant, le prochain billet de ce blog sera consacré à l’adaptation de Watchmen réalisée par Zack Snyder; quant aux précédents numéros du Bocal, ils sont toujours disponibles ici et .