2.5.06

Le bocal à bulles # 1: Lone Wolf and Cub

Premier numéro du « bocal à bulles », section spécialement consacrée à la bande dessinée qui reviendra de façon euh... vraisemblablement irrégulière, comme toujours, sur ce blog. Séries cultes ou à découvrir sont appelées à y tenir leur place. Et pour commencer, cette première livraison prend la direction de l’Extrême-Orient à l’occasion de la sortie il y a quelques jours chez les bons libraires hexagonaux de Lune à l’Est, Soleil à l’Ouest, 13e volume de la série Lone Wolf and Cub (Kozure Ôkami en v.o.) signée Kazuo Koike et Goseki Kojima.

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Dans le Japon du début de l’ère Edo (17e siècle), une période sombre où le pouvoir despotique du shogunat Tokugawa fait régner la terreur tandis que les valeurs traditionnelles se perdent dans le chaos ambiant, Ogami Itto forme avec son fils Daigoro, trois ans, un redoutable duo d’assassins connu sous le nom de Kozure Okami, c’est-à-dire "le loup solitaire et son petit" (lone wolf and cub en anglais). Anciennement exécuteur (kaishakunin, c’est-à-dire véritable "second") du shogun, Ogami est à présent un ronin, un samouraï sans maître qui erre à travers le pays en proposant ses services comme tueur à gage pour 500 ryos, poussant devant lui le landau de son enfant. Mais derrière les actions d’Ogami se cache un plan méthodique pour se venger de ceux qui lui ont fait perdre sa femme, son rang et son honneur.

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Publié entre 1970 et 1976 au Japon, Lone Wolf & Cub ne nous parvient qu’aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle se faire attendre. D’autant qu’entamée en 2003, la publication française n’a pas encore tout à fait atteint le milieu de la série (qui compte au total 28 tomes, la traduction du 13e venant de paraître). Si vous êtes pressés de connaître la fin, il va falloir apprendre la patience... Quoiqu’il en soit, l’œuvre a eu le temps de devenir non seulement culte dans son pays d’origine, mais aussi de s’imposer comme une référence, une des grandes dates quasi-incontournables de l’histoire du manga. Car si les films inspirés de Lone Wolf & Cub – la célèbre série des Baby Cart – ont tout de même pas mal vieilli, ce n’est pas du tout le cas de la version papier qui, elle, a traversé les décennies sans prendre une ride.

Tout d’abord, il y a le style graphique assez atypique de Gôseki Kojima (ne vous fiez pas aux illustrations de couvertures, qui reproduisent l’édition américaine dont le design est l’œuvre de Frank Miller, le papa de Sin City et du Dark Knight, et fan de premier plan de la série), un style graphique réaliste, fouillé, bref, tout le contraire du style d’Osamu Tezuka et de nombre de ses disciples, plus proche, en fait, du canon occidental. Par ailleurs, son dessin fait souvent la part belle à des effets visuels surprenants. D’ailleurs le "scénario" et le "montage" qui jouent du contraste entre des moments assez contemplatifs et de fulgurantes scènes de violence (parfois extrême) ne sont pas sans rappeler le travail effectué "chez nous" à la même époque par un Hugo Pratt, ou encore par Sergio Leone derrière sa caméra quelques années plus tôt.

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Il y a ensuite, les scénarii, signés, eux, Kazuo Koike, autre grand nom du manga (également connu en France pour la série Crying Freeman, le monsieur est professeur à l’Univerité des Arts d’Osaka et toujours en activité dans le genre aujourd’hui). On peut dire schématiquement que l’action de Lone Wolf and Cub se situe sur deux plans:

– D’une part, la "trame principale", qui n’apparaît pas tout de suite. Dans les premiers volumes, deux chapitres, disséminés parmi les autres, reviennent sur la déchéance d’Ogami («La route de l’assassin», chapitre IX, à la fin du premier volume, et «Le chemin blanc entre les fleuves», ch. XVII, vol. 3). – À signaler que «La route de l’assassin» contient l’une des scènes les plus traumatisantes psychologiquement qu’il m’ait jamais été donné de lire en BD, celle où Ogami place son fils quasiment nouveau-né devant une balle et un sabre, le choix du bambin entre les deux devant décider de son sort: suivre son père sur la voie de l’assassin, ou être tué et rejoindre sa mère dans l’au-delà... – L’histoire de la vengeance d’Ogami Itto contre le clan Yagyu, responsable de son sort, occupe une place de plus en plus importante à partir de la fin du volume 9 (qui voit notre héros s’emparer d’un courrier secret du clan), et devrait logiquement occuper la première place du récit dans la seconde moitié de la série.

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– D’autre part, les "contrats" exécutés par le tueur à gages: ce sont des histoires courtes, sans lien entre elles. Cas exceptionnel: la prostituée sauvée par Ogami dans «À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs» (ch. VIII, vol. 1) initie indirectement l’action de «Chat roux» (ch. X, vol. 2) en lui présentant une nouvelle commanditaire. En dehors de cet exemple limité, les chapitres sont parfaitement indépendants. Dès lors, on peut craindre la répétition puisqu'un même schéma est repris ad libidum: passage du contrat, affrontement à l’issue prévisible (Ogami étant immortel et invulnérable, ou quasiment), et éventuelles conséquences. Mais Kazuo Koike parvient toujours à se renouveler et fait qu’aucune histoire n’est exactement le double d’une autre. D’une part, il varie les approches et les points de vue: le récit n’est pas toujours linéaire, on ne découvre parfois qu’à la fin les motivations d’Ogami. Dans «Fleur d’hiver» par exemple (ch. XIV, vol. 2), tout est vu par le prisme du regard d’un metsuke (disons pour faire simple un enquêteur) confronté à un double-meurtre ainsi qu’à un suicide: on ne comprend qu’au fur et à mesure qui a commandité l’action d’Ogami et, en dernier ressort, pourquoi. Le rôle joué par Daigoro varie également d’un chapitre à l’autre, parfois témoin passif des événements, il lui arrive de participer pleinement aux pièges montés par son père – car "le petit du loup est lui aussi un loup"... La taille des chapitres n’est pas fixe non plus: certains peuvent être très courts, d’autres occuper jusqu’à près du tiers du volume (comme «Saltimbanque», ch. XXIII, vol. 4, ou «Treize cordes», ch. LVII, vol. 11), etc.

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Ce qui permet aussi d’éviter la lassitude, c’est que ces histoires sont le prétexte à une exploration très réussie du Japon de l’ère Edo. Les personnages traversent non seulement le pays mais aussi toutes les couches de la société. Des palais des puissants aux maisons de passes des bas-quartiers, Ogami et son fils côtoient aristocrates, prostituées, moines, guerriers et paysans, fonctionnaires, artisans, voyageurs et membres de la pègre – les comportements les plus "honorables" n’étant pas toujours forcément du côté qu’on croirait –, traversant un monde en crise où le vacillement des valeurs condamne les plus faibles, quel que soit leur rang social, à devenir des victimes ou des bourreaux. L’approche documentée, voire documentaire, de Kazuo Koike et Gôseki Kojima permet une véritable immersion dans le monde de cette période. Le résultat, très réaliste, est passionnant, même si le lecteur occidental risque d’y perdre quelquefois son latin. À ce sujet, signalons que l’édition française met au service du lecteur un glossaire fourni (trois pages minimum) et détaillé en fin de chaque volume, où sont répertoriés et clairement expliqués la majorité des termes japonais utilisés, ainsi, dans certains des premiers volumes, que des notes d’éclaircissement historique.

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[On en regrettera d’autant plus les quelques (rares) défauts de l’édition française, qui ressortissent pour l’essentiel du choix de l’éditeur Panini de suivre l’édition américaine plutôt que l'édition nippone. Cette dette se voit dès la couverture, qui, comme je l’ai déjà mentionné, est calquée sur la version U.S. Or, si le fait de garder le titre américain se comprend car la réputation de la série est déjà faite, et notamment grâce à son succès outre-Atlantique, conserver l’expression anglaise "lone wolf and cub" à l’intérieur même des pages du manga donne un résultat assez absurde, alors qu’il aurait été facile de traduire en français, ou même, mieux, de garder, moyennant une note de bas de page, l’original "Kozure Okami", qui peut passer pour un vrai nom en japonais et joue sur l’homonymie Ogami (le vrai nom du héros) / Okami (le loup). Lone Wolf and Cub, ça sonne bien pour un titre, mais franchement, au milieu d'une œuvre qui nous immerge autant dans le Japon médiéval, voir des personnages se faire appeler par un sobriquet anglo-saxon, ça le fait pas (et ne parlons pas de sa version franglicisée: "lone wolf et cub", horresco referens). Les puristes noteront que les onomatopées sont également les onomatopées américaines, et non la version japonaise ni leurs équivalents français, ce qui donne parfois, là encore, des résultats surprenants et contestables. En revanche le sens de lecture original japonais (de droite à gauche) été conservé.]

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Pour revenir à la série proprement dite, Lone Wolf and Cub est une vaste épopée, la tragique quête de vengeance d’un homme traversant, aux côtés de son fils, un monde où la notion d’honneur (si essentielle au Japon) semble avoir de moins en moins de sens, réinventant ses propres codes de conduite pour y survivre. Je parlais tout à l’heure de Sergio Leone, mais n’oublions pas que la fin des années 60 fut également pour le cinéma japonais l’heure de films très sombres, bousculant le genre du chambara en cassant l’image "romantique" du samouraï sans peur et sans reproche, privilégiant une approche à la fois plus sombre et plus (violemment) réaliste: champ du cygne crépusculaire pour le genre, qui sera quasiment enterré – avec les honneurs, comme on dit – en 1969 par Goyokin d’Hideo Gosha, mais je m’égare. En tout cas il ne semble pas aberrant de penser que cela ait pu jouer un rôle dans la genèse de la série (même si le personnage d’Ogami Itto, et ce malgré ses déclarations répétées sur son renoncement au code d’honneur du guerrier, est loin du nihilisme absolu d’un Ryunosuke Tsukue, interprété par Tatsuya Nakadai, dans Le sabre du mal d’Okamoto en 66, par exemple). Comme vous vous en serez peut-être douté à la lecture de tout ce qui précède, la série ne brille pas franchement par son humour – à ce jour je n’ai guère trouvé que deux ou trois répliques pouvant (attention, j’ai bien dit "pouvant"!) être lues comme des traits humoristiques. Elle se caractérise plutôt par son univers très sombre, image du Meifumado (l’enfer bouddhique) qu’Ogami et son fils ont choisi de parcourir en quittant la voie du samouraï (Bushido).

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Mais si la violence est très présente – les scènes de combat étant d’une intensité qui graphiquement confine parfois à l’abstraction –, il serait faux d’imaginer que la série se résume à cela. Outre ses qualités quasi-documentaires, déjà citées, sur le Japon du début de l’ère Edo, Lone Wolf and Cub se distingue par l’intelligence et il faut bien le dire (mais ce n’est pas un défaut!) parfois la complexité de ses intrigues, jouant à l’envi des différents ressorts que permettent l’architecture sociale elle-même pas simple de l’archipel à l’époque et les différents codes de conduite qui sont attachés à chaque état. La (ou plutôt les diverses) philosophie(s) orientale(s) – domaine dans lequel j’avoue humblement mon à peu près complète ignorance – joue(nt) également un grand rôle dans la série, guidant les actes des personnages et justifiant certains comportements, voire à l’occasion (heureusement rare pour le lecteur occidental lambda qui n’y entrave que pouic) constituant le sujet même d’un épisode comme par exemple «La barrière sans porte» (ch. XIII, vol. 2). Bref on est loin d’une série bourrinne où les personnages passeraient tout leur temps à s’affronter les uns les autres sans autre forme de scénario (je ne cite pas de titre). ;-)

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Signalons également que, sans tomber pour autant dans le mélo, la série sait aussi faire la part belle, entre deux tranchages sanglants, à l’émotion la plus délicate. «En attendant la pluie» et «Vent noir», dans les volumes portant les mêmes titres, en sont deux bons exemples, même si je me garderais bien ici d’en dévoiler les intrigues...

Enfin, l’évolution du personnage de Daigoro, qui grandit avec comme unique modèle un assassin aussi impitoyable que taciturne, fait par ailleurs également l’objet de l’attention du scénariste comme du lecteur, fournissant parfois la trame d’épisodes entiers, comme «Frère et sœur» (ch. XII, vol. 2) ou «Code pénal, article 79» (ch. XXXVIII, vol. 7), dans lequel on le voit calquer son comportement sur celui de son père. Parfois séparé de celui-ci, le petit Daigoro n’a pas plus sa place dans la société que son terrifiant géniteur. Son comportement, ou même tout simplement son regard, dénotent voire dénoncent son caractère hors-norme. – En effet, Daigoro possède le regard "Shishogan", le regard de détachement parfait et absolu sur toutes choses à commencer par la mort (y compris la sienne propre), que seuls quelques guerriers particulièrement avancés dans la compréhension de la Voie du Sabre parviennent à posséder après toute une vie passée à traverser massacres et mares de sang ; bref un regard qu’il ait pour le moins inhabituel de croiser dans les yeux d’un enfant de trois ans... – Et on se demande bien, après une telle "enfance", ce qu’il adviendra du personnage à la fin de la série (personnellement je l’imagine bien devenir moine, mais ça n’engage que moi).

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En résumé et pour conclure, Lone Wolf and Cub est une œuvre aux multiples facettes, caractérisé notamment par une intrigue prenante, un graphisme de grande qualité, une sombre grandeur épique, et, ce qui ne gâte rien, une grande intelligence dans les scénarios. Si sa violence et sa complexité n’en font pas précisément une lecture "tous publics", Lone Wolf and Cub n’en est pas moins une référence que je ne peux que chaudement recommander à toute personne qui s’intéresse à la bande dessinée en général, au manga en particulier et/ou au Japon (médiéval ou pas)... et prête à se lancer dans l’aventure.

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FICHE TECHNIQUE
Scénario: Kazuo Koike
Dessin: Goseki Kojima
Parution originale: de 1970 à 1976 au Japon (éditions Futabsha), sous le titre Kozure Ôkami (28 volumes).
Parution française: depuis septembre 2003 aux éditions Marvel Panini France (collection «Génération Comics»), 13 volumes parus à ce jour.

La prochaine édition du Bocal à Bulles sera consacrée à la série de Joann Sfar Le chat du rabbin.