10.4.06

Faut-il sauver le soldat Judas ?

Hasard ou coïncidence de calendrier, alors qu’aujourd’hui, dimanche des Rameaux, s’ouvre pour le monde catholique la Semaine Sainte, il fut beaucoup question ces derniers temps – et ça n’est pas fini – d’un «Evangile selon Judas» qui réhabiliterait le célèbre personnage, modèle absolu du traître depuis bientôt deux millénaires ("traître" d’ailleurs, vient du latin traditor, littéralement: "celui qui livre"...). Selon ce texte en effet, exhumé des sables du désert dans les années 70, mais qui n’est présenté et traduit qu’aujourd’hui (ben oui, ça prend du temps de reconstituer un texte copte de vingt-cinq pages, dispersé en un bon milliers de fragments façon puzzle), c’est à la demande même du Christ que Judas aurait accompli l’acte qui lui vaut sa malsaine célébrité... Judas, ou le soldat inconnu de la Passion?

Sciences & Vie en avait fait une couverture en janvier, et, il y a quelques jours, les JT du soir de TF1 et de France2 proposaient tous les deux un reportage sur la question, presque en simultanéité, comme le hasard (cette fois) du zappage me le fit découvrir. Le problème, c’est que, soit incompétence des médias en question sur le sujet (ce qui ne serait guère surprenant), soit déformation due à la réduction elle-même due à la nécessité de le présenter en quelques dizaines de secondes, soit enfin volonté marketing du sujet qui flashe, les journalistes télé semblaient n’avoir pas bien compris de quoi il retournait vraiment (évangile apocryphe? oulah, dur à orthographier ça...). Quant à la compréhension qu’ont pu en tirer des téléspectateurs lambda découvrant l’info assis devant leur boîte à images, on peut raisonnablement craindre le pire.

D’ici à ce que dans quelques années, on voit naître de vastes rumeurs de complots orchestrés par le Vatican – phénomène déjà constaté autour des Manuscrits de la Mer Morte –, pour "étouffer" on ne sait trop quelle Vérité sur le fondateur du christianisme (je parle de Jésus, pas de Saint Paul), il n’y a pas beaucoup de pas, et les rumeurs de ce genre, on le sait, sont des marathoniennes hors pair à même de rivaliser avec n’importe quel Kenyan. A contrario, ça s’agite pas mal aussi du côté des sites à tendance fanatico-fondamentaliste où l’on n’hésite pas à dénoncer dans l’exhumation du texte une nouvelle manipulation d’on ne sait trop quelles puissances anti-chrétiennes, cherchant à traîner le Christ dans la boue et à "décrédibiliser" la "vérité biblique". Il apparaît donc urgent, en préliminaire aux plus amples dévoilements concernant le texte qui vont sans doute arriver d’ici quelques semaines, de mettre les choses au point pour montrer que si l’«Evangile selon Judas» qu’on nous présente aujourd’hui est bel et bien une découverte assez exceptionnelle, encore faut-il bien comprendre pourquoi et en quoi.

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[Le Caravage, La capture du Christ, vers 1598.]

Sans avoir lu l’intégralité du texte jusqu’à présent (si quelqu’un sait où je peux en trouver une traduction française...), voici quelques points dont je peux dès à présent vous assurer en étant sûr, ou peu s’en faut, de ne pas me tromper: non, le texte n’a pas été écrit par Judas, non, il ne révèle pas une "vérité" inconnue concernant la Passion du Christ, et non, non seulement il ne "suffira" pas à "réhabiliter" Judas, mais il ne représente absolument pas un péril extrême, ni même quelconque d’ailleurs, pour la doctrine catholique – sauf peut-être auprès de ceux qui confondent déjà vérité historique et Da Vinci Code, mais ceux-là de toute façon on peut plus rien pour eux...

Histoire d’argumenter un peu, remettons donc les points sur quelques i. Un évangile est une forme de texte – parmi d’autres (actes, sermons, etc.) – qui s’attache à raconter la vie du Christ. La transmission de ce récit resta longtemps du domaine de l’oralité; mais les années passant, pour que la mémoire ne s’en perde pas complètement, les communautés chrétiennes se mirent à la rédaction. Le problème, c’est que rien que dans la seconde moitié du Ier siècle (c’est-à-dire la période suivant directement la mort de Jésus), on compte ainsi plus d’une trentaine d’«évangiles». Et cela continue comme ça jusqu’aux IIIe, IVe siècles de notre ère...

Parmi cette masse, l’Eglise a, dans la seconde moitié du IIe siècle, "élu" quatre textes, traditionnellement attribués aux saints Matthieu, Marc, Luc et Jean (le premier et le dernier étant des apôtres de Jésus et les deux autres des compagnons de Paul). On désigne généralement ces quatre textes, tous rédigés quelques décennies après la mort de Jésus, sous le titre d’Evangiles (avec une majuscule). Ils sont considérés comme les évangiles «canoniques», c’est-à-dire admis dans le canon, le catalogue "officiel" des textes admis dans la Bible. Quant aux raisons qui présidèrent au choix de ces quatre-là, ils sont sans doute autant de l’ordre de la "véracité" historique qu’on leur suppose que de la ligne doctrinale qu’ils développent.

En effet, parmi cette masses d’évangiles hétérodoxes, désignés en bloc sous l’appellation d’«apocryphes» (c’est-à-dire "cachés", en référence au contenu ésotérique et volontairement assez obscur de nombre d’entre eux, en particulier les textes gnostiques) se trouvent des textes ni très catholiques, ni très orthodoxes, si vous me passez l’expression. Chaque hérésie ou presque – et elles sont innombrables dans les premiers siècles de notre ère où l’Eglise cherche encore, et souvent en réaction à celles-ci, à définir ses propres dogmes – a ainsi son «évangile» propre, sa vision des choses, de la nature du Christ, de sa vie, de son enseignement... «L’Eglise possède quatre évangiles, l’hérésie en a une multitude.» commentera Origène dans sa première Homélie sur Saint Luc. À cela il convient encore d’ajouter les textes d’inspiration populaire, cherchant à répondre, avec les moyens du bord, aux questions et à la soif d’informations "concrètes", bien mal étanchée par les institutions, d’une bonne part des premiers fidèles.

Ceci dit, soyons justes (et précis): tout en les condamnant, l’Eglise ne s’est pas toujours interdit d’aller de temps en temps piocher du côté des apocryphes. C’est le cas par exemple du Protévangile de Jacques, un texte du milieu du IIe siècle, véritable best-seller dans les milieux chrétiens de l’Antiquité tardive, et d’où est issu l’essentiel de la piété mariale...

Et Judas dans tout ça? Pas de panique, j’y arrive.

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[Giotto, La trahison de Judas, fresque de la Chapelle Scrovegni, Padoue, 1304-06.]

Une chose est sûre: les chances que le texte soit bien de la main de Judas sont proches du zéro absolu. Premièrement, si l’on s’en tient à la version des évangiles (qui sont en l’occurrence notre seule source), Judas s’étant suicidé peu de temps après avoir livré Jésus, on se demande bien où il aurait pris le temps d’aller nous rédiger un évangile. Deuxièmement, le texte actuellement exhumé date, d’après analyses au carbone 14, à peu près du milieu du IIIe siècle après Jésus-Christ. Même en supposant, comme semblent le faire actuellement les savants, qu’il s’agit d’un exemplaire tardif d’une traduction en copte d’un original grec, et qu’il s’agisse du même texte auquel il est fait allusion dans le traité Contre les hérésies de Saint Irénée de Lyon, cela nous fait quand même un texte postérieur d’un bon siècle à la mort de Jésus: même à supposer – mais ce serait vraiment entrer dans le domaine de la spéculation gratuite! – que l’annonce de la mort de Judas ait été quelque peu prématurée (basse vengeance de la part des apôtres ou complot de la part des évangélistes "officiels", allez savoir), cela reviendrait a contrario à lui supposer une longévité assez incroyable pour l’époque...

Blague à part, l’«évangile selon Judas» n’est pas le seul texte à se réclamer d’un nom connu dans son titre. Ainsi, parmi les apocryphes, les évangiles selon Thomas, Philippe, Marie (comprendre: Marie-Madeleine) ou encore Pierre comptent parmi les plus connus. Cela signifie-t-il pour autant que Saint Thomas, Saint Pierre, Marie-Madeleine en soient réellement les rédacteurs? Absolument pas. Et pour être honnête, c’est la même chose avec les Evangiles canoniques. Je m’explique.

Au risque d’énoncer ce qui est pour tous (du moins je l’espère) une évidence, le droit d’auteur, l’Antiquité ne connaît pas. En revanche, elle connaît très bien un phénomène qu’il peut nous être un peu difficile de comprendre avec nos mentalités modernes, et c’est la pseudépigraphie. Derrière ce nom, non pas barbare (puisque grec: CQFD), mais un peu "alambiqué" à l’oreille, se cache une pratique qui consiste à signer un texte sous le nom d’un autre auteur, généralement plus ancien, plus connu, et plus respecté.

Dans le domaine purement littéraire, cela nous donne par exemple la Batrachomyomachie (répétez dix fois ce titre de plus en plus vite...), parodie de l’Illiade d’Homère mettant en scène des rats et des grenouilles, mais attribuée à Homère, mais postérieure de plusieurs siècles à Homère (pour peu que lui-même ait bien existé, ce qui est un autre problème, et qu’il soit bien l’auteur, du début à la fin, des textes que nous lisons aujourd’hui, ce qui encore autre chose...); ou encore Héro et Léandre, long poème rédigé au Ve siècle de notre ère, dont l’auteur ("réel") se pare du nom de Musée, poète lui aussi quasi-mythique ayant vécu (s’il a effectivement vécu)... un bon millénaire plus tôt. Dans ces deux cas, l’écart entre l’époque de la rédaction du texte et l’époque de ceux à qui ils leur sont "attribué" permet de faire assez facilement le distinguo. Un peu, toutes proportions gardées, comme si de nos jours Michel Houellebecq publiait un texte sous le nom de «François Rabelais» (vu les mérites comparés des deux auteurs, ça relèverait clairement du sacrilège mais passons...). Cependant, c’est loin d’être toujours le cas. Souvent ces textes sont rédigés du vivant même de l’auteur à qui ils sont "faussement" attribué, ou juste après sa mort. Autant vous dire que dans ce contexte, savoir si certains textes douteux doivent être attribués à Untel ou à un autre – qu’on appellera généralement, faute d’autre renseignement sur lui, «le Pseudo-Untel» – est un sport de haut vol, et aujourd’hui encore, le débat n’est pas éteint entre spécialistes pour savoir à qui l’on doit vraiment attribuer certains textes publiés sous le nom d’Aristote, de Sénèque, de Lucien, etc.

J’ai tenté il y a quelques lignes une comparaison avec un auteur contemporain, et de fait on peut encore relever quelques cas à l’époque moderne d’écrivains s’adonnant aux joies de la pseudépigraphie, comme Pierre Louÿs à la fin du XIXe siècle avec ses Chansons de Bilitis qui égarèrent avec succès, pendant un temps, quelques universitaires français et étrangers, ou encore plus récemment Philippe Sollers publiant au moment du bicentenaire de la Révolution un pamphlet prétendument attribué au marquis de Sade. On pourrait sans mal citer d’autres noms. Mais méfions-nous de ces rapprochements. Il ne s’agit pas pour les auteurs antiques de faire de la mystification littéraire. Parler d’hommage serait déjà plus juste, quoiqu’encore inexact. Dans un contexte intellectuel où les notions d’auteur, d’œuvre, sans même parler de propriété intellectuelle, n’ont, encore une fois, rien à voir avec nos propres conceptions, l’écrivain qui rédige un texte sous l’identité d’un autre se reconnaît comme l’héritier de celui-ci dont il se fait alors en quelque sorte à la fois le disciple et l’interprète. Il se place, en fait, sous son «patronage».

Revenons-en à présent à nos textes évangéliques (qu’ils soient canoniques ou apocryphes). De même que, pour un écrivain, se placer sous le patronage d’Homère ou de Musée sert à donner au nouveau texte un caractère prestigieux, se référer, pour un évangile apocryphe, par exemple à un apôtre – apôtre "officiel" comme Saint Thomas ou Saint Pierre, ou personnage à qui l’on prête un rang semblable comme Marie-Madeleine ("au moins" témoin privilégiée de la Résurrection et donc «apôtre des apôtres» selon certaines traditions, quand elle n’est pas désignée carrément comme la compagne de Jésus) –, se référer, donc, à un apôtre donne une certaine légitimité au texte. Vous me direz, on se demande bien quelle légitimité peut être associée au nom de Judas... C’est qu’un deuxième phénomène entre en jeu pour certains de ces textes, qui dépasse le simple prestige, mais indique une certaine filiation revendiquée avec un enseignement.

J’ai dit tout à l’heure que les évangiles canoniques eux-mêmes n’échappaient pas forcément à cette règle. L’Eglise catholique, pourtant traditionnellement réticente face aux recherches historiographiques et à l’analyse critique du texte biblique – vaste chantier essentiellement mis en place dans des milieux protestants au XIXe siècle –, a fini, bon gré mal gré et du moins pour partie, par prendre le train en route, et accepte aujourd’hui certaines remises en question qui auraient senti le souffre il y a quelques siècles... S’il est, par exemple, aujourd’hui admis par la majorité des chercheurs et des exégètes que Luc est bien l’unique auteur de l’Evangile qui porte son nom ainsi que des Actes des Apôtres, il n’en va pas forcément de même des trois autres. Quant aux épîtres attribués à Saint Paul dans la Bible, l’Eglise elle-même admet aujourd’hui que près de la moitié n’est absolument pas l’œuvre de Saint Paul, et que dans les autres se glissent différentes couches de textes où l’on discerne, en plus de ce qui fut effectivement écrit par lui, des interventions d’autres mains (en particulier celle de Marcion).

Le cas de l’Evangile dit «selon Saint Marc» peut être considéré, au choix, comme extrême ou révélateur – peut-être bien les deux à la fois. On y trouve, en effet, les traces de plusieurs rédactions. Il pourrait s’agir (mais ce n’est pas la seule piste) de la fusion d’au moins deux textes écrits par des auteurs différents, dont une version «primitive» plus ancienne même que l’Evangile dit «de Matthieu», et une autre (ou plusieurs autres) rédaction(s) plus tardive(s), se fondant sur d’autres traditions orales. Par ailleurs, on pense savoir qu’une version "alternative" et vraisemblablement trafiquée par le chef de la secte circulait dans les milieux hérétiques carpocratiens à l’époque de Clément d’Alexandrie, sous le titre d’Evangile secret de Marc, comprenant, par rapport au texte que nous connaissons, au moins deux additions assez équivoques quant aux relations nocturnes entre Jésus et un jeune homme assez dévêtu, additions servant apparemment à justifier l’abandon inconditionnel aux pulsions charnelles pratiqué chez les Carpocratiens... Comme on le voit, rien ne permet de nier tout à fait l’intervention à un moment (ou à un autre, d’ailleurs!) de la rédaction de quelqu’un qui serait effectivement Marc – d’autant qu’on ne sait que peu de chose de l’identité du personnage –, mais pour autant il serait bien difficile d’affirmer qu’il en est le seul et unique auteur puisque le texte originel a longuement circulé à travers le bassin méditerranéen, chaque communauté étant susceptible d’y apporter modifications et enrichissements, certains finalement retenus par le Canon, d’autres rejetés... Pour autant, ces communautés continuent de se réclamer du patronage de Marc, car ce qu’elles écrivent reste (ou prétend rester, ou pense rester) dans la ligne principale de l’enseignement doctrinal initialement véhiculé par celui-ci: on retrouve là le phénomène de pseudépigraphie déjà mentionné plus haut.

En résumé, il y a fort à parier que l’élaboration des textes évangéliques, si on peut supposer qu’ils se fondent sur l’enseignement des quatre «auteurs» désignés, passe aussi par des rédactions de la main d’autres personnes (par exemple le diacre Philippe dans le cas de l’évangile «selon Matthieu») voire de communautés entières...

On notera que la position actuelle de l’Eglise est plutôt bien vue puisqu’elle permet de ménager la chèvre et le chou, si vous me permettez l’expression. D’une part, elle reconnaît la validité des recherches scientifiques récentes, d’autre part elle continue de s’en tenir pour le tout-venant de ses ouailles à la version traditionnelle plus simple (qui il faut bien le dire attire moins les soupçons quant à la véracité historique du contenu des Evangiles). D’une part elle continue, bien entendu, de reconnaître la supériorité des textes canoniques en les considérant comme l’œuvres d’auteurs «inspirés» (quels qu’ils soient), d’autre part les recherches récentes lui fournissent une porte de sortie face à certaines interrogations devenues gênantes (les déclarations antisémites de Saint Paul? ça c’est l’œuvre de Marcion...). Bref c’est tout bénéf’, et ça ne remet pas fondamentalement en question la validité de la doctrine.

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[Mantegna, Judas guidant les gardes vers Jésus, détail de L’agonie dans le jardin, vers 1459.]

Dans ces conditions, que peut nous apprendre l’«Evangile de Judas», pour revenir à lui après ces – longues, mais, je l’espère, utiles – digressions? Eh bien, sur Judas lui-même et son rôle dans la mort de Jésus... pas grand’chose, osons le dire: rien. Vu le nombres de filtres qui s’interposent déjà, comme je pense l’avoir montré quelques lignes plus haut, entre la réalité historique des faits et le récit qui en est donné par les Evangiles canoniques, pourtant rédigés quelques décennies "à peine" après la Passion (événement / témoignage, forcément subjectif, sur l’événement / première mise en forme par écrit, des années plus tard, du témoignage, soit directement par le témoin, soit de seconde voire de troisième main / interventions et modifications ultérieures sur cet écrit par une ou plusieurs communautés chrétiennes / "mise au net" dogmatique avant insertion dans le Canon), les chances de retrouver un témoignage "direct", complet, précis et irréfutable sur la question dans un texte qui date d’au moins un siècle après les faits sont minces... On peut certes se demander (avec Craig Evans, professeur à l’Acadia Divinity College, au Canada) si les rédacteurs de l’«Evangile de Judas» n’ont pas «préservé» des informations exactes, transmises par tradition orale, en provenance de l’époque de la Passion du Christ. Pure hypothèse, et condamnée à le rester, en l’absence de tout matériau historique moins contestable qui permettrait de l’étayer ou au contraire de l’infirmer...

Au XXIe siècle en tout cas, l’idée que Judas ne soit pas le traître absolu que l’on dit n’est plus tout à fait une idée neuve en Occident. Un certain nombre d’exégètes, mais aussi d’artistes, et non des moindres, se sont en effet penchés depuis longtemps sur la question des motivations de Judas.

Implicitement mise en avant par le sempiternel rappel des «trente deniers», l’explication par la cupidité ne tient guère dès lors qu’on s’interroge sur ce que représente réellement cette somme. En partant du principe (que j’emprunte à l’un des professeurs de Sophie...) qu’un sesterce dans le monde romain à l’époque de Jésus équivaut – compte tenu des différences en matière de "pouvoir d’achat" – à un de nos actuels euros, et le denier valant quatre sesterces, cela nous fait la trahison à l’équivalent de 120 euros: ça n’est pas rien, mais ce n’est pas cher payé non plus pour livrer à la mort un homme qu’on a reconnu (qu’on reconnaît peut-être encore) comme son maître spirituel, et qu’on a suivi à travers le pays depuis des mois, voire des années... D’autant plus que, les Evangiles nous apprenant que c’est à Judas que Jésus avait confié la trésorerie du groupe, il aurait été plus facile pour lui de se barrer tout simplement avec la caisse!

On a avancé l’hypothèse que ce curieux «Iscariote» accolé au nom de Judas, et dont on ignore le sens, pourrait s’interpréter comme un signe de son appartenance, en tant que sicaire, c’est-à-dire grosso modo d’exécuteur ou de tueur à gages, au mouvement juif des Zélotes, groupe de résistance armée à l’occupation romaine, aux méthodes aujourd’hui assimilables à du terrorisme pur et simple, et dont les derniers membres, au terme de la première Guerre Juive, préférèrent s’entre-tuer eux-mêmes dans la forteresse assiégée de Massada en mai 73 plutôt que de tomber sous le joug de l’envahisseur (ça vous situe les personnages...). Si Judas était effectivement un Zélote – il n’aurait d’ailleurs pas été le seul parmi les douze Apôtres –, ses conceptions en ce qui concernait le Messie attendu devaient être sensiblement différentes de celles de Jésus. Alors que les Zélotes (comme d’ailleurs une bonne part des Juifs de l’époque) attendaient un libérateur qui viendrait chasser militairement l’occupant et régner sur la Palestine, Jésus prônait plutôt un renouvellement intérieur de la foi mosaïque et de la manière de vivre le judaïsme, qui pouvait certes avoir des influences au niveau "social" (pour user d’un anachronisme), mais ne remettait pas, nécessairement, fondamentalement en cause l’ordre politique du moment, l’essentiel étant ailleurs (le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde). On peut alors imaginer que Judas, ayant du mal à avaler, comme autant de couleuvres, des phrases du genre « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », aurait livré Jésus pour le mettre au pied du mur et le forcer, en quelque sorte, à se révéler dans toute sa puissance (terrestre) sous peine de mort. Une fois encore, rappelons-le, cette théorie n’est, bien entendu, qu’une hypothèse...

Mais le texte de l’«Evangile de Judas» va plus loin: d’après celui-ci en effet c’est à la demande même de Jésus que Judas aurait agi.

Une chose est sûre: sans la Passion, pas de Résurrection, donc pas de Salut. Or le rôle de Judas est donc décisif dans le "déclenchement" de la Passion. Encore que! Dans l’Evangile de Jean, le rôle de Judas est singulièrement réduit, Jésus se livrant pratiquement de lui-même. La liturgie même de la messe: «Au moment où il fut livré, et où il entra volontairement dans sa Passion...», peut s’entendre comme une trace de cette valse-hésitation; mais aussi comme une tentative de concilier les différents aspects du mystère pascal: son caractère inéluctable dans l’économie générale du Salut, l’aspect volontaire du sacrifice du Christ, et enfin le rôle de Judas, entre autres personnages, peut-être un indicateur du respect divin, malgré tout, pour le libre-arbitre de chacun...

En raccourci donc, on pourrait presque dire: sans Judas, pas de Salut. Des considérations du même ordre suffirent (il est vrai "mixées" avec des "informations" venues, encore une fois, des textes apocryphes) pour en arriver à la canonisation, par l’Eglise Copte des premiers siècles, de Ponce Pilate et même de sa femme. Judas, lui, n’eut pas droit à ce traitement de faveur. On peut raisonnablement se demander pourquoi...

Dans son film qui scandalisa tant (par principe) les gens qui ne l’avaient pas vu, La dernière tentation du Christ, adapté du roman de Nikos Kazantzakis, Martin Scorsese montre un Judas qui serait le disciple de plus longue date du Christ, et, lui aussi, livrant Jésus à la demande du principal intéressé, celui-ci s’étant livré (si je puis dire) au même raisonnement que celui que j’ai moi-même développé au début du paragraphe précédent. Mais rappelons-le, ni le roman de Kazantzakis ni le film de Scorsese ne prétendent à la représentation d’une quelconque vérité historique pas plus qu’à la fidélité à la lettre des Evangiles: La dernière tentation du Christ se revendique comme une méditation (au demeurant très belle et très profonde) sur la double nature humaine et divine du Christ et sur le caractère "nécessaire" de la Passion.

Evitons les amalgames tentants mais superficiels: outre que nous avons affaire dans La dernière tentation du Christ à une œuvre qui se revendique comme une fiction, ce qui n’est bien sûr pas le cas de l’«Evangile selon Judas» qui prétend apporter une Vérité à ses lecteurs initiés, les raisons qui poussent Jésus à demander à Judas de le livrer sont très différentes dans les deux cas. En effet, l’«Evangile selon Judas» est un texte gnostique. Il repose (pour les bribes que j’en ai lues) sur l’idée d’une opposition dualiste et paroxystique entre l’âme et la chair. « Jésus dit à Judas : "Tu surpasseras tous les autres. Car tu sacrifieras l'homme qui me sert d'habit" » peut-on notamment y lire. Dans cette optique, l’homme-Jésus n’est que l’«habit», l’enveloppe charnelle sans intériorité, une sorte d’automate vide, à l’intérieur duquel se trouve la divinité-Christ. Nous sommes là dans une conception tout à fait opposée à celle développée par l’Eglise d’un Jésus-Christ à la fois parfaitement homme et parfaitement Dieu. Cette simple idée suffirait à exclure définitivement l’«Evangile selon Judas» de la course pour l’accession au Canon, à supposer qu’elle soit encore ouverte...

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[Botticelli, détail d’une illustration pour l’Enfer de Dante, chant XXXIV: Satan dévore les grands traîtres de l’histoire de l’humanité, dont Judas; années 1480.]

Si l’«Evangile selon Judas» ne nous apprendra rien de bien neuf et encore moins de bien solide historiquement sur le "véritable" Judas ni sur les circonstances de la mort de Jésus, et s’il ne représente absolument pas un véritable "danger" pour la doctrine de l’Eglise Catholique comme essaierait de le faire croire certains médias montant l’affaire en épingle, cette découverte n’en demeure pas moins exceptionnelle. À défaut de nous renseigner sur son sujet, l’«Evangile selon Judas» est en effet un précieux témoignage sur... ses auteurs et lecteurs.

L’importance de l’«Evangile selon Judas» réside surtout en cela qu’elle va nous permettre de mieux connaître les communautés dans lesquelles ce texte fut écrit puis considéré comme sacré, au même titre que pouvaient l’être les Evangiles aujourd’hui «canoniques» dans les communautés chrétiennes "normales" – adjectif absurde replacé dans le contexte de l’époque, mais vous voyez ce que je veux dire. En effet, on sait, par la mention qu’en a fait Irénée de Lyon, que le texte était utilisé par le courant hérétique caïnite, parfois assimilé à une autre "école", celle des judaïtes. Les caïnites-judaïtes, secte gnostique assez influente au IIe siècle, avaient pour principe de s’opposer systématiquement à la doxa, d’où leur vénération pour les "mals-aimés" de la Bible, tous les personnages ordinairement jugés négatifs, de Caïn à Judas en passant par Esaü, Koré, ou encore les habitants de Sodome... Cette inversion est une autre caractéristique que l’on retrouve dans presque tous les courants de la pensée gnostique, qui valorise également Lucifer, considéré comme celui qui propose à Adam et Eve la Connaissance qu’un démiurge mauvais (le Dieu de l’Ancien Testament) leur refuse.

Retrouver dans sa quasi-intégralité un texte comme l’«Evangile selon Judas», que l’on croyait à jamais perdu, est déjà en soi un coup de chance extraordinaire. Mais cela va aussi permettre sans doute d’entrer un peu plus dans la connaissance de ces communautés gnostiques, que nous ne connaissons souvent que par les écrits polémiques de leurs adversaires (saint Irénée en tête), et dont nous pourrons désormais mieux connaître la pensée.

À défaut de nous dévoiler les petits secrets de la relation entre Jésus et Judas, ce texte est un témoignage capital sur l’un des courants de pensée les plus influents des premiers siècles de notre ère, et de façon générale sur les débats qui agitèrent le christianisme naissant, en recherche de ses propres dogmes et principes. C’est en cela que l’«Evangile selon Judas» est une découverte sensationnelle. En cela "seulement" certes... mais c’est déjà beaucoup.


Post-scriptum: si ces quelques lignes... euh pages ;-) vous ont intéressé à la question, le documentaire L’évangile selon Judas, qui raconte l’histoire de ce manuscrit, de sa découverte à son authentification, passe ce mois-ci à plusieurs reprises sur la chaîne National Geographic. Pour ceux qui n’ont ni le câble ni le satellite, il sera retransmis sur France5 le dimanche 16 avril à 15h30. À ne pas manquer!