25.3.06

Le nouveau monde, odyssée intimiste

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Des corps immergés dans l’eau, nageant en contre-plongée, une nature édénique, l’arrivée d’un bateau... Depuis La ligne rouge, on connaît le truc: chez Malick, ces images paradisiaques ne sont que le prélude aux plus graves ennuis (la bataille de Guadalcanal dans le précédent, ici le clash culturel de la colonisation de la Virginie au début du XVIIe siècle). La différence, c’est que cette fois le héros rebelle n’est pas sur le rivage, mais sur le bateau, aux fers. Différence toute illusoire, dont on saisit vite la superficialité: en réalité, son regard, son attitude nous le disent, le capitaine John Smith est déjà sur la rive, il appartient à ce monde que ces compagnons et coreligionnaires, tout occupés de commerce, leur vision occidentalocentriste en guise d’œillères, resteront (à jamais?) incapables de comprendre.

On l’aura compris, Le nouveau monde (The new world, en v.o.), quatrième long-métrage du rare mais précieux Terrence Malick, raconte donc l’ô combien fameuse – quoiqu’en fait méconnue – histoire de John Smith

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– Colin Farrel, tout en cheveux aux vents et en barbe approximative – et de la princesse indienne Pocahontas

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– Q’Orianka Kilcher, radieuse confirmation du don de Malick pour débusquer des inconnu(e)s à qui confier un premier rôle qu’ils/elles assument magnifiquement (Martin Sheen et Sissi Spacek pour La ballade sauvage en 74, Jim Caviezel pour La ligne rouge en 99...). À ce couple viendra s’adjoindre un troisième personnage, John Rolfe

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– Christian Bale, parfait de sobriété –, après que Smith ait eu la mauvaise idée de larguer son indienne pour retrouver ses rêves de gloire à l’occidentale, chargeant les colons restés sur place d’annoncer à sa douce son prétendu décès en mer... Vous l’aurez compris, et l’on pouvait d’ailleurs s’en douter au seul nom du réalisateur, avec Le nouveau monde on est loin, très loin de l’aseptisée version des studios Walt Disney. Malick, tout d’abord, est beaucoup plus respectueux de la vérité historique. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas, à proprement parler, cela non plus qui semble l’intéresser en priorité: elle n’est qu’une toile de fond sur laquelle le réalisateur-poète et visionnaire va pouvoir peindre sa fresque impressionniste... parfois à la limite de l’abstraction.

Il serait bien sûr assez facile de montrer en quoi ce nouveau film s’inscrit dans la continuité, pour ne pas dire l’homogéité, de la filmographie malickienne (utilisation de la voix off, plans sur la nature...). Mais je préfère m’attarder sur ce qui singularise cette dernière production. Non pas de façon radicale, bien sûr, mais comme le terme (provisoire?) d’une évolution. On se rend compte en effet à la vision de ce nouveau film que toute l’œuvre de Malick (aussi restreinte soit-elle quantitativement) évolue de façon cohérente dans sa façon de traiter les deux composantes de son art, d’une part les nécessités du cinéma "classique" (à commencer par la ligne narrative), d’autre part ce que, faute de mieux, je qualifierai d’"inspiration poétique" (ce caractère contemplatif qui lui fait préférer la vision d’une feuille trouée laissant passer la lumière à la mise en scène de toute une bataille). Or, on se rend compte avec ce quatrième opus que Malick laisse de plus en plus de place à ce second versant, et qu’il est allé cette fois beaucoup plus loin encore que dans ses trois précédents films. Encore "en équilibre" dans La ligne rouge, le rapport de force bascule définitivement (?) en faveur du second terme dans Le nouveau monde, dans lequel la ligne narrative classique semble clairement rejetée au second plan, quand Malick n’en fait pas purement et simplement l’économie. Au spectateur de la reconstruire à travers une suite de séquences qui est plus une succession d’ambiances. Dans Le nouveau monde, c’est la mise en scène pure, ce sont les cadrages et surtout le montage, qui "racontent", si l’on peut dire, l’histoire, entre deux plans d’une nature paradisiaque que Malick, plus panthéiste que jamais, filme au plus près des frémissements de ses frondaisons luxuriantes ou des ridules de ses cours d’eau.

Capturé par les Indiens, John Smith – qui apparaît à ce moment-là du film comme une sorte d’utopiste –, est immergé (et le spectateur avec lui) au sein d’un univers comme enfin cohérent. Nous ne comprenons pas toujours les rites qui le structurent, mais nous percevons son caractère pacifique, sa fusion avec la Nature, en un mot: son sens. Quand Smith revient au fort, c’est pour y trouver famine, cacophonie des plaintes et des médisances, déni de justice, querelles intestines, lutte pour le pouvoir, violence: la chute est rude.

On en trouvera d’autres exemples, parmi d’autres, avec la scène de l’attaque du fort par les indiens – séquence de violence pure, sans queue ni tête, illustration hélas parfaite de l’absurdité même du conflit –, ou encore avec cette séquence où un Indien (Wes Studi) parcourt sans comprendre les jardins à la française de l’Angleterre, ses allées et ses arbres géométriquement ordonnancés – la caméra de Malick en rendant toute la magnificence mais aussi toute la froideur en comparaisons des beautés de la nature sauvage précédemment filmée...

Odyssée intimiste, tout à la fois portrait de femme (Pocahontas) tentant de suivre son cœur, prise entre deux sociétés également en bouleversement, réflexion sur la propension de l’homme à vouloir à tout pris se bâtir un paradis en détruisant tout sur son passage (comme disait Claudel, «quand l’homme essaye de faire le paradis sur terre, ça fait tout de suite un enfer très convenable»), vision tout à la fois mystique et humaniste, par son refus du manichéisme (dans la présentation de John Smith par exemple, à la fois doux rêveur et parfait salaud), par son art déroutant et fascinant de la mise en scène (sans oublier tout ce que le film doit, comme toujours chez le réalisateur, à son directeur de la photographie, ici Emmanuel Lubezki), ou encore par son utilisation de la musique (l’utilisation de L’or du Rhin de Wagner...), Le nouveau monde est indéniablement une nouvelle réussite à mettre au bénéfice de Terrence Malick, l’un des plus singuliers représentants du Septième Art.