12.2.06

Triangle amoureux en absence

« Qui donc à
Qui donc à l’amour
A pu donner son nom ?
Il aurait dû l’a-
Il aurait dû l’a-
L’appeler tout simplement
Mourir… »


Rassurez-vous, ce qui précède n’a aucun rapport avec Sophie, enfin si, un, elle était avec moi vendredi soir à la Criée pour assister à Hanjo de Mishima (dans une mise en scène de Julie Brochen créée en septembre à Lausanne, et qui achève à Marseille sa tournée en France).

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Hanako, une jeune geisha, et Yoshio, un jeune homme venu de Tokyo, ont échangé leurs éventails en signe de promesse de se retrouver dans l’avenir. Mais Yoshio n’est jamais revenu et Hanako a sombré dans la folie. Jitsuko Honda, une artiste peintre, l’a alors recueillie et l’héberge chez elle tandis que, chaque matin, Hanako se rend à la gare, dévisageant les voyageurs. Un article de presse s’empare de l’histoire et la raconte : Yoshio le lit, se présente chez Jitsuko. Mais celle-ci ne veut pas que ces retrouvailles aient lieu…

Hanjo (1956) fait partie de l’ensemble des Cinq Nô modernes dans lesquels Yukio Mishima s’est inspiré de cette forme de théâtre traditionnel japonais. Le théâtre Nô traditionnel peut être par bien des points rapproché de la tragédie grecque antique (simplicité du sujet, utilisation de masques et de musique, "jeu" hiératique des acteurs, etc.); mais alors que celle-ci a évolué vers un réalisme de plus en plus affirmé, le Nô lui est allé vers un symbolisme de plus en en plus épuré, au sein duquel importent moins les contingences du développement d’une intrigue (au sens occidental du terme) que la pure expression d’un sentiment, d’une atmosphère. Hanjo version Mishima s’inspire d’une pièce de ce répertoire mais n’en fait pas à proprement parler. L’auteur réinvente à sa manière une pièce de Zeami, le concepteur et codificateur du Nô (1363-1443): il modernise le cadre de l’histoire, en change des éléments importants, évacue en grande partie la ritualité codifiée du Nô pour n’en conserver que la tonalité, des «harmoniques» pour reprendre le mot de Marguerite Yourcenar (qui traduisit Mishima en français). Mais après tout l’essence du Nô n’est-elle pas dans cette tonalité, ce «charme subtil» (yûgen)?

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C’est donc à travers une double barrière, un double obstacle à franchir qu’Hanjo peut se présenter au spectateur français: l’obstacle d’une forme de théâtre ancestrale qui nous est étrangère (même si comme on l’a dit Mishima en a gommé les aspects qui pouvaient nous paraître les plus "exotiques"), et l’obstacle du théâtre contemporain (dialogues "déphasés" , répétition obsessionnelle du texte de l’article, polyphonies atonales de rigueur pour les parties chantées…). Et pourtant l’émotion est bien là. L’histoire, au fond universelle, se révèle de plus en plus poignante au fur et à mesure que le spectateur en saisit, par bribes, les étapes et les composantes…

La deuxième partie de la pièce sert surtout à remettre en phase les dialogues qui dans la première partie ne se répondaient que d’une "scène" (ou séquence) à une autre. Seul le texte de Jitsuko est considérablement développé, dévoilant ses motivations profondes, au point que l’on peut se demander si ce n’est en fait pas elle le personnage principal de la pièce. L’aspect répétitif de cette deuxième partie fait ainsi un peu perdre la pièce en émotion, car cette remise à plat, si l’on peut dire, du texte, permet surtout de reconstituer sur scène (avec tout sa cruelle précision, pourrait-on dire) ce qui pouvait déjà être compris par le spectateur dans la première partie de la pièce, qui contenait en elle tout le drame, accentué encore alors par l’apparente incommunication des acteurs entre eux, logique de solitude d’une histoire prise au piège des différents modes d’enfermement sur soi de ses acteurs: la folie d’Hanako, l’amour inavouable et les frustrations de Jitsuko, l’absence de Yoshio – absence devenue si essentielle qu’elle le condamne à rester "absent" même en présence d’Hanako, définitivement...