24.3.09

Garde (trop) rapprochée
– Suite du billet précédent

Image Hosted by ImageShack.us

On pouvait craindre le pire du Watchmen de Zack Snyder. Tout ou presque y invitait. D’abord, la filmographie passée du réalisateur: L’Armée des morts (/ Dawn of the Dead), remake modérément utile du Zombie (/ Dawn of the Dead aussi) de Romero, et 300, adaptation pour le moins critiquable, et pour le moins critiquée, du roman graphique éponyme de Frank Miller – de quoi faire sérieusement douter qu’il soit l’homme de la situation pour mener à bien une tâche aussi périlleuse, sur laquelle Terry Gilliam, Darren Aronofsky et Paul Greengrass s’étaient successivement cassés les dents. Ensuite, les précédentes adaptations trahisons hollywoodiennes des romans graphiques d’Alan Moore: From Hell des frères Hughes, en 2002, film à peu près autant à contresens qu’il soit possible par rapport à l’œuvre originale; une Ligue des gentlemen extraordinaires signée Stephan Norrington l’année suivante et ignoblement daubesque; enfin en 2006 le V pour Vendetta de James McTeigue (largement sous la houlette des frères Wachowski), plus réussi que les deux autres mais tout de même largement aseptisé et dépolitisé – toutes choses qui ont conduit le scénariste, à défaut de pouvoir empêcher les films de se faire, à demander que son nom n’y apparaisse plus nulle part (dont acte encore, dans Watchmen dont l’ermite de Northampton a déclaré dès le lancement du projet qu’il n’en visionnerait pas une seule seconde). Enfin, le premier ‘‘pitch’’ officiel du film (révisé depuis), se clôturant sur l’annonce de la découverte d’un complot visant à «discréditer» les super-héros du passé et du présent, ne pouvait guère que surprendre les lecteurs de l’œuvre, se demandant quel reste de crédibilité les justiciers masqués en question étaient encore en mesure de pouvoir perdre!

Eh bien, le pire n’a pas eu lieu. On pourrait se contenter de s’en réjouir, seulement voilà, il y a tout de même un hic; et le pire, c’est que c’est paradoxalement sa volonté de fidélité même au matériau original qui embarrasse le film et produit un résultat, certes pas déshonorable, mais regrettablement bancal. Si le Watchmen de Moore et Gibbons est un peu aux comics ce que Citizen Kane fut au cinéma, sa transposition à l’écran peine à dépasser le stade de ‘‘film de super-héros en costumes un peu plus intelligent que la moyenne’’, faute, cette fois, d’une appropriation suffisante du matériau d’origine et d’une réflexion suffisamment poussée sur la différence entre les deux médias.

Image Hosted by ImageShack.us

Le film pourtant commence très bien: la scène de la mort du Comédien (même si elle fait un peu trop la part belle aux clipesques effets de ralenti qu’affectionne le réalisateur), et surtout le superbe générique d’ouverture, déroulant en cinq minutes et demi toute l’histoire de l’ascension et de la chute des super-héros sur plusieurs décennies en une succession de ‘‘tableaux vivants’’, récupérant au passage des éléments qui n’étaient présents dans l’ouvrage original que sous formes marginales ou allusives, témoignent d’un vrai travail et d’une vraie réflexion sur l’adaptation du matériau BD au cinéma. Las! les choses s’arrêtent à ce moment-là, et ce générique d’ouverture restera, de ce point de vue, la chose la plus époustouflante que nous propose le film – mise à part peut-être la plastique de Malin Akerman, l’interprète de Laurie, mais ceci est une autre histoire.

Car passé ce générique, Watchmen le film se met en tête de décalquer purement et simplement les premiers chapitres de Watchmen le roman graphique. Dans cette partie, l’intervention du metteur en scène sur cette mise en images – plus exactement sur la mise en ‘‘images mouvantes’’ d’images initialement fixes mais déjà existantes – semble se réduire, ou à peu près, à moderniser les costumes des personnages, à plus ou moins bon escient (contentons-nous de dire qu’autant les transformations apportées à celui du Spectre Soyeux ne font qu’adapter au public de 2009 son côté ‘‘bombe sexuelle’’, autant le virage au noir du costume initialement tout en dorures d’Ozymandias me semble relever avant tout de la facilité scénaristique), et à ajouter de la musique, là aussi avec plus ou moins de bonheur (la Chevauchée des Walkyries sur l’épisode vietnamien, on aurait pu s’en passer...).

Image Hosted by ImageShack.us

Or, autant les procédés utilisés par Moore et Gibbons jouaient avec, et transcendaient, les possibilités offertes par le format ‘‘bande dessinée’’, autant leur transposition directe à l’écran a du mal à cadrer avec le format ‘‘cinéma’’. Les souvenirs / flashbacks successifs de chacun des personnages assistants à l’enterrement de Blake, la blague sur le clown Paillasse racontée par Rorschach en guise d’oraison funèbre, le long monologue intérieur martien de Jon et ses circonvolutions temporelles (fût-il largement amputé), sont autant d’éléments qui ‘‘passent’’ de plus en plus mal au fur et à mesure qu’ils s’accumulent et obèrent progressivement le rythme du film. Snyder, heureusement, a la bonne idée de s’arrêter avant de s’embarquer dans une retranscription à l’écran de la ‘‘BD dans la BD’’ dont le projet ne ce serait vraisemblablement pas relevé: ouf, on a eu chaud...

C’est qu’après cette quelque peu laborieuse mise en place vient le temps des coupes franches, car il faut bien faire tenir le tout en moins de trois heures. Reconnaissons, à ce titre, que l’astuce trouvée par les scénaristes concernant le danger censé menacer l’humanité, seul moment où le film prend clairement le parti de diverger de la BD, est une très bonne idée. Hélas, là encore, il s’agit d’un exemple isolé de réelle adaptation d’un matériau ‘‘inrendable’’ à l’écran dans sa complexité originelle: pour le reste, on se contente de retirer un peu tout ce qui dépasse – en conservant, à partir de là, principalement les scènes d’action, plutôt efficaces d’ailleurs – sans trop se soucier de la cohérence et de la viabilité de ce qu’on aura laissé. Avec ce traitement, la succession finale des retournements (la révélation sur les origines de Laurie, le choix du Dr. Manhattan à l’issue de leur conversation sur Mars, la révélation de la vraie nature du ‘‘complot’’, le twist ultime, toutes choses amenées très progressivement et presque inéluctablement par la mécanique de haute précision d’Alan Moore) risque fort, pour un spectateur ne connaissant pas déjà toute l’histoire, de tomber à plat ou, au mieux, comme un cheveu sur la soupe. Que peut comprendre, par exemple, de la dernière séquence, un spectateur n’ayant jamais entendu parler auparavant dans le film du New Frontiersman, le journal d’extrême-droite qui joue un si grand rôle dans le roman graphique?

Image Hosted by ImageShack.us

Par ailleurs, un effet pervers de ce traitement trop révérencieux est paradoxalement de produire des effets de loupe, pour tout connaisseur du matériau original, sur les divergences entre les deux, et le résultat n’est pas sans être source d’un certain malaise.

Qu’ajoute Snyder? Une complaisance marquée pour le détail gore (fractures ouvertes durant les bagarres, lambeaux de chair sanguinolents, etc.), dont on se demande bien la justification – surtout en ce qui concerne les transformations apportées à l’enquête de Rorschach sur l’enlèvement de la petite Blaire, séquence suffisamment glauque comme ça dans la BD. Pour le coup, les choix du réalisateur dépassent la recherche d’un spectaculaire un peu douteux pour s’aventurer sur un terrain glissant, y compris idéologiquement, qui me reste un peu en travers de la gorge si je peux me permettre cette image...

Que fait disparaître Snyder? Tous les personnages simplement ‘‘humains’’ que l’on trouvait chez Moore, exception faite du psychiatre Malcom Long, au rôle d’ailleurs singulièrement réduit, Rorschach lui déballant tout de go ses plus intimes traumatismes, tandis que sa vie privée passe à la trappe en même temps que Bernard, le vendeur de journaux du quartier, Bernie son jeune ‘‘squatteur’’, Joey, la conductrice de taxi homo aux incessants problèmes de couple, et les autres. Leur absence à l’écran donne une curieuse coloration à la phrase finale sur le devoir de mémoire des «visages» de ceux qui auront été sacrifiés, ces visages n’étant ‘‘apparus’’ à l’écran, pour les plus chanceux, que le temps d’un plan large de quelques secondes. Une disparition dont on peine à croire qu’elle soit purement fortuite, les services de presse du studio ayant pris la peine, parmi les photos promotionnelles officielles étonnement peu nombreuses pour ce genre de production (il n’y en a même aucune du Dr. Manhattan!), de placer une image de ce fameux kiosque à journaux où se croisent ces personnages du quotidien...

Image Hosted by ImageShack.us

Toutefois, si ce que j’écris pourrait faire penser que le film de Zack Snyder n’est pas loin d’être un naufrage de plus à mettre au compte des studios hollywoodiens, ce n’est tout de même pas le cas. Pour commencer, à défaut d’une réinvention bien pensée et à la mesure de son modèle – un peu à la manière de ce qu’avait tenté, hélas maladroitement, l’adaptation de V pour Vendetta, et qui en faisait l’intérêt –, la fidélité globale du film au livre suffit à placer de facto ce Watchmen au-dessus de la moyenne des blockbusters à héros costumés. Après tout, mieux vaut toujours une adaptation fidèle même si inaboutie qu’une trahison totale et pas plus aboutie cinématographiquement, façon From Hell (film passable en soi, mais qui devient franchement pénible dès lors que l’on connaît et qu’on a en tête sa source)! Par ailleurs, Zack Snyder se distingue par un réel souci du travail de l’image, lui conférant un caractère ‘‘graphique’’ tout à fait bienvenu (et nettement mieux géré que dans 300 où le résultat confinait à une esthétique de jeu vidéo); certaines séquences sont visuellement tout particulièrement réussies, je pense, par exemple, au rêve de Dan. Signalons encore un casting judicieux, faisant délibérément le choix d’acteurs relativement peu voire pas du tout connus. Franchement, vous imaginez Arnold Schwarzenegger en Docteur Manhattan? Il en avait pourtant été question il y a quelques années! Pour le rôle, Snyder a retenu plutôt Billy Crudup, méconnaissable de toute façon sous le maquillage bleu – qui n’est pas toujours du meilleur effet, mais qui, disons, passe dans le contexte... Les prestations les plus intéressantes restent néanmoins celles du duo constitué par Patrick Wilson (étonnamment crédible dans le rôle de Dan Dreiberg, loin du physique de jeune premier que cet acteur affiche partout ailleurs!) et Malin Akerman (Laurie), et de Jeffrey Dean Morgan qui fait un assez extraordinaire Edward Blake. – Je réserve mon avis sur la composition de Jackie Earle Haley (Rorschach) à une vision ultérieure du film en v.o., soupçonnant l’acteur d’être desservi au doublage (j’avais tout le temps l’impression d’entendre Rambo, ça perturbe), seule la prestation de Matthew Goode, faisant d’Adrian une sorte de dandy androgyne, et souffrant d’un jeu un peu trop ‘‘transparent’’, ne me convainquant vraiment pas.

Enfin, il faut savoir que l’on nous annonce pour la sortie vidéo une version longue du film: si elle ne résoudra a priori pas les problèmes liés à la volonté d’une transposition trop mécanique du roman graphique à l’écran, on peut imaginer qu’elle pourrait faire évaluer pas mal de choses pour le reste, et il conviendra alors de juger. En attendant, Watchmen-le-film reste un divertissement assez luxueux et assez hors-norme par rapport au genre dans lequel il s’inscrit, conjuguant de pair grand spectacle et, sinon véritable réflexion, du moins interrogation problématique – mais sans commune mesure avec le monument d’Alan Moore et Dave Gibbons, dont je persiste à penser que l’héritage cinématographique est plutôt à chercher du côté de l’esprit des actuels Batman de Christopher Nolan, travaillant en permanence la question de la place du personnage du héros masqué en marge de la justice officielle et instituée, dans un format tout à la fois plus détaché de ses sources et plus abouti en lui-même.