2.3.08

Private little Hell

Pour me mettre en conformité avec la spécificité de l’exposition dont il sera ici question, la lecture de ce billet devrait être interdite aux moins de 16 ans. À tout le moins, je serais tenté de retranscrire ici en ouverture les mots écrits par Pierre Louÿs sur l’enveloppe contenant son prospectus de (fausse) publicité pour un prétendu Institut de Virilisation: «Ne pas ouvrir devant témoins»!

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[«Antoine et Cléopâtre», gravure de Jacques Joseph Coiny d’après Agostino Carracci, in L’Arétin d’Augustin Carrache ou Recueil de postures érotiques d’après les gravures à l’eau-forte par cet artiste célèbre, 1798.]

Depuis décembre et jusqu’au 22 mars (l’exposition ayant été prolongée de trois semaines), la Bibliothèque nationale de France expose son Enfer. Est-il besoin de préciser ici que ce nom aux allures baroques désigne – en concurrence avec le terme plus technique de «côte Y²» – la partie de la bibliothèque dans laquelle étaient enfermés les ouvrages ‘‘contraires aux bonnes mœurs’’, érotiques et pornographiques, tombés sous le coup de la censure, et dont l’accès fut longtemps très strictement réglementé?

C’est donc à un parcours à travers, tout à la fois, l’histoire d’une institution (charriant son nombre de fantasmes) et la ‘‘face cachée’’ de la littérature et des arts qu’invite l’exposition L’Enfer de la Bibliothèque: Eros au secret. Bref, si l’on s’intéresse au sujet, il s’agit là de L’exposition à voir, et sinon (j’entends si l’on éprouve un rejet profond à l’encontre de ce genre de choses), il vaut mieux s’abstenir, si l’on ne veut pas finir comme cette dame, choquée, physiquement, par ce qui était montré – particulièrement, semblait-il, par une gravure satirique montrant Alexandre Dumas prenant sa maîtresse en levrette – et disant (ou plutôt clamant) à l’amie qui l’accompagnait qu’elle la laissait finir seule la visite pendant qu’elle l’attendrait à la cafétéria, car elle n’en pouvait plus, elle ne se sentait pas bien, elle ne voyait pas la différence entre tout ça et du porno qu’on lui aurait mis sous les yeux (et pour cause...), non mais viens voir, regarde, regarde, regarde çaaa. Le lecteur sagace aura compris que je me situe dans la première catégorie; quant à moi, je n’ai toujours pas compris ce à quoi s’attendait exactement cette visiteuse en venant voir cette exposition: voilà qui redonne un sens inattendu à l’expression «pour public averti»...

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[Frontispice ‘‘stupéfiant’’ de Félicien Rops pour la deuxième édition d’H.B. de Prosper Mérimée, «l’an 1864 de l’imposture du Nazaréen».]

L’espace de la grande salle d’exposition se divise en deux grandes parties: centre et périphérie.

Au centre, un parcours retrace l’histoire de l’Enfer de ses origines à nos jours. Tout commence dans le Catalogue des livres imprimés de la Bibliothèque du Roy, établi par l’abbé Sallier en 1750, par un petit noyau de vingt-quatre «ouvrages licencieux» – des Ragionamenti de l’Arétin, livre fondateur de la littérature érotique européenne moderne, à l’Histoire de Dom B*** [bougre], Portier des Chartreux, premier best-seller clandestin français du XVIIIe siècle, sorti quelques années plus tôt, en passant par l’Histoire du prince Apprius de Godard de Beauchamps, satire de la Régence dont le caractère obscène se dissimule derrière les noms anagrammatiques des personnages... D’autres titres suivront bientôt, et tout particulièrement à partir de la période révolutionnaire où les livres affluent en nombre à la Bibliothèque nationale suite aux confiscations des bibliothèques des ecclésiastiques, des émigrés et des condamnés, tandis que s’organise le sort de volumes qu’il s’agira de conserver mais de ne jamais communiquer.

En 1836 enfin, l’Enfer reçoit son nom. Dans la seconde moitié du siècle, il s’enrichit considérablement, grâce notamment à de nombreuses saisies, qui multiplient exponentiellement le nombre de livres et de brochures ainsi mis sous bonne garde (avec un pic record: plus de 330 volumes pour les seules années 1865-1866, soit plus du double de ce qui se trouvait sur les rayonnages de l’Enfer trente ans plus tôt à son ‘‘baptême’’!), jusqu’à ce qu’en 1909, une équipe menée par Guillaume Apollinaire en entreprenne le catalogage érudit: premier pas, en quelque sorte, vers la suppression pure et simple, en 1969, de l’Enfer, qui se sera entretemps enrichi encore de plus de 850 pièces... et qui rouvrira néanmoins ses portes en 1983, mais dans une version ‘‘bibliophilique’’ cette fois, puisqu’il n’accueille plus le tout-venant de la pornographie mais est désormais réservé à l’accueil des éditions anciennes de livres condamnés.

Un peu sèchement ‘‘technique’’ par la force des choses, présentant essentiellement des documents administratifs, ce noyau central de l’exposition n’en réserve pas moins quelques bonnes surprises propre à réjouir le visiteur, surtout cependant, il est vrai, si celui-ci est déjà un peu connaisseur (ainsi des fiches établies lors d’un inventaire, dans l’une desquelles un trait d’humour noir sadien sur la page de titre de La Philosophie dans le boudoir se voit sagement, et ostensiblement, ‘‘corrigé’’ au passage). La pièce la plus amusante du lot est sans doute l’ordre de mission – «se rendre deux fois par mois à la Préfecture de police pour y prendre livraison des documents saisis» et les rapporter «par les voies les plus directes», à l’Enfer de la Bibliothèque nationale –, confié en 1941 par l’administrateur général, Bernard Faÿ, à... Georges Bataille, qui travaillait alors au département des Imprimés, et dont deux romans déjà, à cette date – Histoire de l’œil et Madame Edwarda, publiés sous pseudonymes –, avaient rejoint ledit Enfer!

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[Gravure illustrant une édition hollandaise de l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice du marquis de Sade (1801?).]

À la périphérie de la salle, autour de ce noyau informatif, diverses sections exposent les plus ‘‘belles’’ pièces issues de ce fonds particulier de la Bibliothèque. Disposées de façon assez ‘‘libre’’ (ahah), ces sections ne dessinent pas un parcours véritablement ordonnancé et semblent plutôt une invitation à se perdre dans les méandres de l’Enfer. Le visiteur est accueilli par une vitrine intégralement consacrée à Thérèse philosophe de Boyer d’Argens, le plus grand succès du XVIIIe siècle en matière de roman libertin, sous les auspices duquel semble être placée l’exposition du fait de la dernière scène, lors de laquelle l’héroïne succombe aux avances du comte qui, pour lui échauffer les sens, l’a préalablement enfermée plusieurs jours dans sa bibliothèque remplie de livres et de gravures érotiques.

À partir de ce point de départ symbolique, le visiteur peut déambuler au gré de vitrines ou de sections séparées, dont le contenu s’étale chronologiquement de l’édition originale du Parnasse des poëtes satyriques de 1622, qui entraînera la condamnation à mort de Théophile de Viau, au tapuscrit annoté d’Eden Eden Eden de Pierre Guyotat (1970), frappé d’interdiction en dépit de l’appui des plus influents intellectuels de l’époque. Entre ces deux termes, on trouve de nombreux manuscrits ou jeux d’épreuves portant des mentions autographes (de Diderot et Sade à Louÿs et Genet, via Verlaine et Baudelaire), des éditions originales de romans des XVIIe et XVIIIe siècles (de Chorier à Nerciat), des pamphlets qui ravagèrent l’image de Mazarin (La Custode de la Reyne qui dit tout) comme celle de Marie-Antoinette (La Messaline française), des gravures et des dessins (d’Augustin Carrache à André Masson, en passant par Lequeu), tantôt délibérément obscènes, tantôt jouant d’une manière ou d’une autre sur le ‘‘voilé’’ et le ‘‘dévoilé’’, une collection d’estampes japonaises, les débuts de la photographie, mise au service de l’industrie pornographique quasi aussitôt après son invention, comme un peu plus tard le cinéma (un court-métrage est projeté), des pièces du procès Pauvert, etc., etc., etc.

Evidemment, dans les œuvres ainsi exposées comme dans l’ensemble de la sphère dans lesquelles la ‘‘norme’’ rejeta longtemps – et rejette encore partiellement –, pêle-mêle, toutes les productions de ce type, on trouve de tout, le bon grain et l’ivraie, le pire et le meilleur. Pour une magnifique autant que rarissime ‘‘reliure érotique’’ de 1750 pour Margot la ravaudeuse de Fougeret de Montbron (texte déjà admirable en soi, soit dit en passant), pour un étourdissant dessin d’un Rops particulièrement inspiré par les Agonies extatiques de sainte Thérèse (cette «grande amoureuse de Jésus» pour qui «la mort eut de secrètes caresses»), pour les inquiétantes fulgurances de Sade et les merveilleuses pages d’Aragon dans Le Con d’Irène, combien de textes, d’images et de photographies de la plus plate, la plus froide pornographie? Avec cette exposition, les organisateurs ont peut-être voulu montrer au grand public (les connaisseurs étant déjà au courant) qu’on trouve aussi, pour ainsi dire, des perles au milieu des cochons. Quoiqu’indispensable à la complétude historienne de sa présentation – aussi ne s’agit-il absolument pas pour moi de la remettre en question –, le caractère qualitativement ‘‘fourre-tout’’ de l’exposition ouvre cependant à la voie à une interrogation plus préoccupante: la libéralisation des mœurs nous a-t-elle, vraiment, complètement, permis de pouvoir considérer sans arrière-pensée des œuvres de ce type à l’aune seule de leur qualité, ou d’autres considérations lient-elles encore ensemble tout un continent d’œuvres dont le seul point commun est d’être ensemble de l’autre côté d’une certaine ligne ‘‘morale’’?

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[Boîtes en carton imitant la reliure des Œuvres complètes de Buffon, contenant des photographies coloriées pornographiques, saisies lors d’une perquisition dans l’atelier d’Auguste Belloc en 1860.]

L’exposition de la BnF n’est certes pas tout à fait sans défaut. Certains choix effectués sont un peu étonnants, voire discutables. Pourquoi avoir réservé une place de choix dans l’exposition à La Religieuse de Diderot, texte qui n’a rien de commun, hormis le cadre conventuel, avec les romans libertins en regard desquels il est mis? Et pourquoi diffuser en boucle, sur deux écrans disposés de façon – pourtant – symétrique dans la salle, d’un côté, l’intégralité du film de Jacques Rivette tiré dudit roman de Diderot, et de l’autre, une seule et unique minute de l’adaptation d’Histoire d’O de Pauline Réage par Just Jaeckin? La ‘‘scénographie’’ de l’ensemble est parfois aussi un peu problématique. On regrettera, ainsi, l’absence de numérotation des pièces sur place, empêchant de se reporter pour plus d’informations au catalogue – je signale que celui-ci, dirigé par Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel, est quant à lui excellemment fait. Et pourquoi certaines pièces – ou pourquoi seulement celles-là, après tout – sont-elles présentées derrière un dispositif empêchant qu’on les regarde en face? (Et pourquoi tous ces miroirs?...)

Mais il n’importe, l’exposition est d’une grande richesse, et, tout en démythifiant le fameux «Enfer», elle permet de faire découvrir tout un pan de notre culture, qui, bien que ‘‘réhabilité’’ (Les Bijoux indiscrets de Diderot ne choquent vraisemblablement plus personne, on trouve Guyotat dans toute bonne librairie, Sade, Genet, Bataille et les libertins du XVIIIe s’affichent sous les ors respectables de la «Bibliothèque de la Pléiade»), semblent toujours en constituer la part maudite et au moins partiellement occultée.