8.2.08

The dear hunter

Image Hosted by ImageShack.us

La direction que prenait la filmographie d’Ethan et Joël Coen depuis quelques années ne laissait pas d’être un peu inquiétante. Leurs derniers films semblaient en effet s’orienter vers un passage en revue de tous les genres du cinéma dans lesquels les deux frères injectaient, en guise de signe d’appropriation, un humour de plus en plus malsain. Dans l’absolu, je n’ai rien contre le cinéma de genre (surtout intelligemment utilisé ou détourné), ni contre le ‘‘malsain’’ dans l’art, mais quand cela se réduit à un système, un simple jeu, et que cela produit des films comme, au mieux, Ladykillers, au pire, Intolérable cruauté, il n’y a pas de quoi s’enthousiasmer. C’est donc avec un plaisir non dissimulé que je joins à présent ma voix au chœur quasi-unanime qui entoure No Country for Old Men: enfin, les Coen sont de retour au sommet!

Si l’ironie acide et le goût de l’absurde qui caractérisent les œuvres des frangins pointent quelquefois le bout de leur nez, l’ensemble demeure cette fois d’un premier degré assez radical qui est sans doute ce qui pouvait arriver de mieux au cinéma des Coen après les errements des derniers temps. Fidèlement adapté du roman éponyme du récemment pulitzerisé Cormac McCarthy, dans lequel nos deux compères ont semble-t-il retrouvé l’essence de leur art, le film a des allures de table rase. Plus précisément, le monologue, en ouverture, du vieux shérif Bell (Tommy Lee Jones), héritier d’une longue tradition familiale de représentants de l’ordre dont la voix off plane sur les désertiques étendues texanes, a valeur de programme: Bell aime qu’on lui raconte les histoires des anciens (des old timers), mais dans son discours perce la claire conscience qu’il s’agit bien là d’un temps révolu, sans rien de commun avec l’époque actuelle.

Le film est à l’image de ce discours. D’un côté, il donne immédiatement l’impression d’un retour à un cinéma presque ‘‘antédiluvien’’, à mille lieux des formes qui prévalent actuellement dans les blockbusters made in Hollywood (Von Stroheim, es-tu là?...). Mais quand le couple Moss se retrouve sur un canapé face au couple d’un film des années 50 que diffuse la télé, les Coen montrent en un champ/contrechamp le contraste entre les deux groupes de personnages: le passéisme n’est pas de mise ici. No Country for Old Men est un film de son (de notre) temps, ce temps que Bell, justement, face à la rubrique ‘‘Faits divers’’ du journal qu’il parcourt en prenant son café, n’arrive plus à comprendre... peut-être parce qu’il ne semble plus régi par aucune règle d’aucun ordre.

Image Hosted by ImageShack.us

Parti chasser en solitaire, Llewelyn Moss (Josh Brolin) tombe sur le lieu d’un carnage entre trafiquants de drogue qui se sont selon toute apparence entretués. Laissant agoniser le dernier survivant, Llewelyn vide les lieux non sans avoir au passage récupéré une sacoche contenant deux millions de dollars – choix malencontreux qui lui vaudra d’être traqué jusqu’à la frontière mexicaine par Anton Chigurh (Javier Bardem), un tueur professionnel psychopathe et redoutablement efficace, aux allures d’ange exterminateur.

L’un est décrit par son épouse (Kelly McDonald, que c’est toujours un plaisir de retrouver), lors de sa conversation avec Bell – qui fait, lui, plus figure de chœur antique que d’enquêteur –, dans des termes qui le font apparaître comme l’archétype du héros américain classique, se dressant seul face à l’adversité... sauf que le fruit semble tombé bien loin de l’arbre: force est de constater, quel que soit le degré de sympathie que l’on peut ressentir pour lui (mais y a-t-il vraiment paradoxe ?) que ses seuls moteurs sont l’appât du gain et la volonté de survivre. S’il aime à se poser en cow-boy, son seul exploit sera d’abattre... un chien lancé à ses trousses. On est loin de John Wayne! L’autre, avec son nom improbable, sa coiffure de moine inquisiteur, son armement aux allures pour le moins étranges, sa démarche hiératique, son impassibilité terrifiante, est l’une des figures cinématographiques les plus marquantes de ces dernières années. Indestructible, imperturbable, inaltérable, Chigurh avance, en ligne droite (rétrospectivement je me demande si on le voit une seule fois prendre un virage...), traînant à côté de lui la bouteille de son pistolet à air comprimé ou précédé de son fusil à pompe à silencieux, suivant une trajectoire dont rien ni personne ne peut le faire dévier. Ceux qu’ils croisent sur sa route – la chose apparaît clairement dès le meurtre de l’adjoint du shérif, premier d’une longue série – ne sont que de pathétiques coléoptères qui gigotent, impuissants, pendant qu’ils se font écraser par une force infiniment supérieure. Comparé à la Peste par un tueur à gages concurrent (Woody Harrelson), ou encore à un spectre par le shérif Bell, Chigurh, c’est, peut-être, la Mort en personne, dernière transcendance dans un monde sans valeurs ni morale, avec tout à la fois le caractère inéluctable et l’apparente absurdité, l’incompréhensibilité, que le rôle, dans cette perspective, suppose (jouer la survie de son interlocuteur à pile ou face semble une de ses douces manies).

Avec No Country for Old Men, les Coen retrouvent la veine – et le niveau – d’inspiration de films comme Sang pour sang (Blood Simple), Fargo et Miller’s Crossing. Loin de moi l’idée de vouloir les voir se cantonner dans ce registre, mais force est de constater que la réussite est au rendez-vous. Délivrés du maniérisme qui caractérisait leurs derniers films, astreints à l’épure par la trame du roman de McCarthy, Ethan et Joël ont pu se concentrer sur la mise en scène... et quelle mise en scène! S’ajoutant à la direction d’acteurs sans faille, celle-ci est d’une intelligence et surtout d’une force à même de clouer au fond de son siège le spectateur. Utilisation de l’espace, cadrage, montage, il y a là vraisemblablement matière à une analyse poussée, mais bornons-nous en ces lieux à souligner l’impression d’ampleur et de puissance qui se dégage de tout cela. Les longs plans désertiques écrasés de soleil, la course-poursuite aux premières lueurs de l’aube, la première confrontation nocturne au motel (c’est peu dire qu’on aura rarement ressenti de cette façon la faible épaisseur d’une cloison, qui n’est, d’ailleurs, jamais montrée, séparant deux personnages), sont autant de visions qui se gravent instantanément, et a priori pour longtemps, dans l’esprit du cinéphile sidéré par ce film à l’avancée lente mais inexorable, comme la chasse à l’homme métaphysique qui nous est ici donnée à voir.

Image Hosted by ImageShack.us