30.12.07

Les damnés de la guerre

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Israël n’existait pas encore; en Europe, six millions de Juifs n’avaient pas cessé d’exister; quant à la lointaine Palestine, sous mandat britannique depuis la dissolution par les Alliés des provinces reculées du défunt Empire ottoman, en 1918, son importance locale était pour moi un mystère. Lorsque, une ou deux fois par an, un étranger, portant la barbe celui-là, et toujours coiffé de son chapeau, passait le soir pour quêter, dans son anglais approximatif, des fonds destinés à y établir une nation qui soit la patrie des Juifs, je voyais mal, sans être un enfant ignare, ce qu’il faisait sur notre palier. Nos parents nous donnaient, à Sandy ou à moi, quelques pièces à glisser dans sa sébile, largesse surtout inspirée, me disais-je, par la gentillesse et le désir de ne pas blesser ce pauvre vieux qui, les années passant, n’arrivait toujours pas à se mettre dans la tête que avions déjà une patrie depuis trois générations. Tous les matins, à l’école, c’était au drapeau de cette patrie-là que je prêtais allégeance. Je chantais ses merveilles avec mes camarades de classe lors du rassemblement matinal. Je suivais avec zèle les fêtes nationales, sans jamais me demander ce que représentaient pour moi les feux d’artifice du 4 Juillet, la dinde de Thanksgiving ou les doubles matches de Declaration Day. Notre patrie, c’était l’Amérique.
Et puis les républicains investirent Lindbergh, et tout changea.


Un hasard atroce a fait soudain apparaître, il y a quelques semaines, sur les tables et rayons de mon libraire, plusieurs romans étrangers dont j’attendais la reparution de la traduction au format poche, non seulement au même moment, mais au moment même où mon programme de lecture affichait ‘‘complet’’ et mon compte courant ‘‘à l’agonie’’ (ce dernier point n’ayant changé que durant un court de laps de temps depuis, mais ceci est une autre histoire). Un autre hasard, dont l’évidence, assez curieusement d’ailleurs, ne m’avait pas frappé avant que je puisse en entreprendre la lecture, fait que l’action de deux de ces romans se situe dans la même période historique – la Seconde Guerre Mondiale – et qu’ils partagent un point de vue assez proche, qu’on pourra qualifier, schématiquement, de point de vue des exclus, de ceux qui sont – ou en tout cas sont considérés comme – en marge de la société.

Commençons par le Complot contre l’Amérique (The Plot against America) du sieur Philip Roth, dont, accessoirement, j’attends depuis je ne sais même plus combien d’années que le Comité Nobel se décide à lui décerner le prix du même nom. Après La Bête qui meurt (The Dying Animal, 2003), où Roth ressortait du placard le ‘‘professeur de désir’’ David Kepesh comme pour s’offrir – et nous offrir – une parenthèse aux accents avant tout joyeusement burlesques (en dépit du titre), ce Complot... originellement publié l’année suivante signe un retour aux grandes fresques sur l’évolution de la société américaine moderne et contemporaine, dans la lignée de Pastorale américaine (American Pastoral, 1997) et de La Tâche (The Human Stain, 2000). Toutefois, d’un point de vue formel, le roman se démarque des productions précédentes de Roth par le type du récit utilisé.

L’histoire se déroule au début des années 1940, à partir du moment où l’aviateur Charles Lindbergh – dont la glorieuse traversée de l’Atlantique a un peu effacé pour la postérité qu’il fut aussi notoire admirateur de l’Allemagne nazie et porte-parole du mouvement isolationniste America First – se présente aux élections américaines contre Roosevelt, et remporte la victoire... Voici donc Philip Roth qui s’essaye à l’uchronie. Il n’est certes pas le premier à réécrire l’Histoire: à cet égard, l’argument du roman fait penser au Ça ne peut pas arriver ici de Sinclair Lewis (It Can’t Happen Here, 1935) et au Maître du Haut Château de Philip K. Dick (The Man in the High Castle, 1962), pour ne citer que ceux-là (mais le genre est prolifique); en fait, la principale originalité du roman en la matière réside dans le fait que l’auteur mâtine ladite uchronie d’autofiction (genre dont Roth avait, il est vrai, déjà tâté avec Operation Shylock en 93): les évènements sont donc racontés à travers les yeux de «Philip Roth», qui, à huit ans, alors qu’il habitait avec sa famille le quartier juif de Newark, a vu progressivement tout son univers basculer...

Le fait est que, même si Roth (le vrai) a du mal à tenir jusqu’au bout cette idée d’un bouleversement national perçu uniquement du point de vue d’une famille ‘‘ordinaire’’ du New Jersey – témoins les deux derniers chapitres du livre qui racontent à peu près les mêmes évènements du point de vue de l’Histoire et du point de vue ‘‘interne’’ du narrateur –, la démarche est dans l’ensemble assez intéressante. Toutefois, disons-le tout de suite: si Le Complot contre l’Amérique se lit d’une traite, ou quasiment, sans que l’idée de reposer le livre vienne à l’esprit, je n’ai pas trouvé, pour autant, que ce soit le meilleur roman de son auteur – comme je me souviens avoir pu le lire dans le concert de louanges qui a entouré la parution de la traduction du livre il y a un an et demi –, le propos fleuretant parfois, à mon sens, avec un didactisme un peu pesant qui ne caractérisait pas, par exemple, La Tâche qui abordait des thématiques assez proches et que je lui préfère assez largement en dernier ressort.

Sans s’étendre plus longtemps que nécessaire sur le fait qu’en son temps Hitler – mais on ne le répètera sans doute jamais assez – fut bel et bien élu selon toutes les règles en vigueur, et sans même évoquer le cas de certains de nos voisins européens, nous devrions être bien placés, en France, pour savoir que plus d’un demi-siècle après le IIIe Reich, l’éventualité de l’arrivée au pouvoir d’un populiste d’extrême-droite dans une république démocratique moderne ne relève pas seulement de la science-fiction ou de l’hypothèse d’école (avant de susciter certaines remarques, je précise que je fais ici allusion aux présidentielles de 2002). Or, l’une des forces du roman de Roth est sans doute d’éviter la caricature d’un pays basculant du jour au lendemain dans une dictature ouvertement fasciste. La séquence de la visite familiale de Washington, pendant laquelle, bien que le gouvernement n’ait (encore) promulgué aucune mesure suspecte d’antisémitisme, les personnages découvrent le changement de ‘‘l’air du temps’’ dans l’attitude des gens qu’ils croisent, reste sans doute, de ce point de vue, l’une des plus réussies du livre. Par ailleurs, l’idée d’un président Lindbergh réglant presque chaque crise contestataire simplement en grimpant dans le Spirit of Saint Louis et en débarquant sur place tel un petit dieu athlétique et immaculé providentiellement tombé du ciel (pour le coup, toute ressemblance avec certains footings présidentiels...) me semble assez bien trouvée!

Mais s’il fallait repérer une thématique centrale dans le livre, ce serait sans doute l’insistance de l’auteur sur l’intégration de ses personnages à la nation américaine et à ses valeurs. – Le titre est d’ailleurs assez parlant sur ce point, qui retourne l’accusation de «complot» si souvent proférée à l’encontre de la communauté juive pour stigmatiser l’attitude de l’extrême-droite sapant ce qu’on pourrait appeler ‘‘l’idéal’’ américain. – Même si ladite ‘‘intégration’’ est aussi montrée comme pouvant également se retourner contre ceux qui se pensent protégés par elle (à l’occasion, par exemple, du discours du rabbin Bengelsdorf qui «cashérise Lindbergh à l’intention des goyim»), il est possible que cette insistance serve à mieux stigmatiser la rupture qui s’opère progressivement. D’enfant parfaitement ‘‘intégré’’, non seulement dans le pays, mais dans un tissu social et familial (apparemment) stable, le petit Philip évolue ainsi dans une Amérique qui lui semble de plus en plus hostile, jusqu’à imaginer, alors qu’il regarde son quartier en quasi-état de siège, la présence des «chrétiens» sur le reste du continent comme celle d’une masse guerrière prête à venir «gronder furieusement vers l’est par le pipeline de la Route 22, pour jaillir dans Liberty Avenue et de là se déverser tout droit dans Summit Avenue, léchant les marches de [l’]escalier de service comme un raz de marée»...

La description de cette progressive plongée dans les ténèbres est l’une des grandes qualités du livre, et l’un des intérêts qu’on trouve à sa lecture. Néanmoins, les dernières pages du roman – et c’est là peut-être, en contrepoint, une autre de ses faiblesses – tendent à montrer que Roth refuse d’envisager sérieusement l’hypothèse d’une Amérique se détournant des valeurs démocratiques. Alors que nombre d’auteurs d’uchronie s’intéressant à la Seconde Guerre Mondiale ou à ses conséquences envisagent un monde dans lequel auraient triomphé les forces de l’Axe, Philip Roth, lui, rétablit in extremis, de façon plutôt ‘‘acrobatique’’ et pas tout à fait convaincante, la situation quand les Etats-Unis qu’il décrit s’enfoncent dans la violence antisémite façon Kristallnacht – avec le revirement d’Anne Lindbergh s’adressant soudain à la Nation, le retour de Roosevelt en véritable deus ex machina, et enfin une brusque attaque de Pearl Harbour pour achever de remettre l’Amérique sur les rails de l’Histoire avec seulement quelques mois de retard...

(Quelques mois qui, accessoirement, permettent tout de même aux nazis de venir à bout de la résistance soviétique, et, par voie de conséquence, aux Etats-Unis de gagner la guerre tous seuls..... Je fais peut-être du mauvais esprit...)

Symptomatique également de cette attitude, est la place occupée par l’explication abracadabrante selon laquelle la politique de Lindbergh était dictée par le IIIe Reich qui aurait enlevé et retenu en otage le fils des Lindbergh ‘‘prétendument’’ assassiné en 1929 (!): bien que discréditée par le fait que cette thèse soit énoncée par le personnage de la tante Evelyn, qui a plus ou moins sombré dans la folie, et par le rabbin Bengelsdorf, personnage on ne peut plus douteux, cette version des faits est néanmoins développée beaucoup plus longuement que les autres hypothèses rapportées par le narrateur (sur près d’une dizaine de pages) et est présentée complaisamment par lui comme «la plus élaborée, la plus incroyable, mais pas la moins convaincante pour autant»... Comme si en définitive, et malgré le portrait qu’il dresse d’un certain nombre de personnalités américaines influentes antisémites (Lindbergh, Henry Ford, le père Coughlin, etc.), Philip Roth se refusait à croire à la possibilité que son pays puisse basculer dans la dictature, non sous la pression malveillante et secrète de puissances extérieures, mais de son propre mouvement, sous l’effet de ses propres forces et dynamiques internes...

Ce ‘‘blocage’’ que semble faire l’écrivain enlève, me semble-t-il, une grande part de sa force à un roman qui, même si une fois encore il ne manque par ailleurs pas de qualités – de son ambiance générale à certains ‘‘moments de bravoure’’ (comme le discours du maire La Guardia à l’enterrement de Walter Winchell, ou l’odyssée finale du père entre le Kentucky et le New Jersey), en passant par l’originalité du point de vue adopté –, m’a tout de même laissé un petit peu sur ma faim... le fait que j’attende, de façon générale, beaucoup de chaque ‘‘nouveau’’ Philip Roth accentuant sans doute ma relative déception à la lecture de ce nouvel opus!

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Avec Sarah Waters et sa Ronde de nuit (The Night Watch), nous quittons l’Amérique pour l’Angleterre, Newark pour Londres bombardée. L’auteure, quant à elle, quitte l’époque victorienne, cadre de ses trois précédents romans – une démarche qui la conduit aussi à s’affranchir, au moins partiellement, de certaines influences liées à cette époque et assez ‘‘présentes’’ antérieurement dans son œuvre (Wilkie Collins et Dickens notamment). Ronde de nuit se caractérise également, par rapport aux précédents romans, par une intrigue moins ‘‘serrée’’ – du moins, en apparence...

Le roman s’ouvre en 1947, où nous suivons principalement quatre personnages – trois femmes et un homme –, dont les routes parfois se croisent. Kay passe le plus clair de son temps, soit à errer sans but apparent à travers la ville en reconstruction, soit cloîtrée dans la chambre qu’en dépit de sa richesse elle loue dans un quartier sordide. Employée d’une agence de rencontres, Helen, tout à la fois rongée par la jalousie et par l’impossibilité d’évoquer publiquement cette relation amoureuse scandaleuse, souffre de voir sa liaison avec Julia Standing, auteure de romans policiers qui commence à connaître le succès, se déliter progressivement. Viv, la collègue d’Helen, a elle aussi une liaison secrète, avec un homme marié, ancien soldat; bien que ses sentiments pour lui semblent, là encore, en voie de disparition, elle semble incapable d’y mettre un terme. Duncan, enfin, le frère de Viv, partage son temps entre d’étranges séances de spiritisme avec son prétendu ‘‘oncle’’ et un emploi dans une usine, dans laquelle un journaliste débarque un jour: Robert Fraser, son ancien compagnon de cellule en prison...

Lorsqu’au bout de 200 pages, Waters interrompt brutalement le récit pour nous replonger, à partir de là, trois ans en arrière, on se dit que l’auteure s’est imposé là une gageure, puisqu’il va s’agir, pendant les deux tiers suivants du livre, de justifier comment les évènements, a priori relativement insignifiants, et en partie énigmatiques, décrits dans le dernier chapitre de la section ‘‘1947’’ – la restitution à Kay, par Viv, d’un anneau, le fait qu’Helen repense à un pyjama qu’elle avait pendant la guerre en se couchant auprès de Julia après une violente dispute, la rencontre nocturne de Duncan et Fraser – correspondent à ce que l’on attend classiquement de la fin de l’histoire dans un roman: une conclusion... En fait, l’art de la romancière consistera ici à décevoir et à combler tout à la fois cette attente.

À la décevoir, car Sarah Waters donne par moments l’impression (fût-elle trompeuse...) de chercher avant tout à décrire une ambiance, plutôt qu’à poser un à un les éléments d’un récit ‘‘classique’’. Le livre semble placé sous le double signe de l’errance et de l’enfermement. Aux différentes pérégrinations des personnages à travers la ville et la campagne environnante – après ou pendant la guerre –, dont la plus importante est sans doute la ‘‘ronde de nuit’’ d’Helen et Julia, qui se révèle le pivot du roman, répondent la description de l’univers carcéral et de foyers qui n’en sont pas, ou plus, menacés de destruction à tout moment – et pas seulement à cause des bombes –, lieux insupportables que l’on ne peut, en conséquence, que souhaiter quitter pour (errer à) l’extérieur. L’auteure n’ayant pas renoncé à son goût des dévoilements étonnants et autres retournements de situation, petit à petit nous sont révélés des pans du passé des personnages, comme si l’on apprenait, en quelque sorte, à les connaître. Mais des ellipses demeurent dans le récit de la suite des évènements entre 1944 et 1947 – bien que l’on se rende compte a posteriori que l’auteure nous a laissé toutes les clés pour reconstituer les manques. De même, la destinée des personnages au-delà des évènements racontés à la fin de la section ‘‘1947’’ demeurera un mystère: «le passé des gens est tellement plus intéressant que leur avenir» confie Kay à son ancienne coéquipière Mickey dans la première partie du roman... Mais là encore, le lecteur se rend compte après coup qu’il a trouvé dans le roman les éléments permettant de deviner, sinon la suite de ces évènements, du moins toute leur importance pour les personnages.

Aussi le roman comble-t-il l’attente suscitée: non seulement la fin de ‘‘l’histoire’’ (chronologiquement parlant), au terme des 200 premières pages, est bien, d’une certaine manière, une conclusion, mais cela ne se fait pas aux dépens de la fin du roman proprement dit, 360 pages plus loin, qui représente lui aussi bel et bien un achèvement, alors même que cet ‘‘épilogue’’ (comment l’appeler autrement?) est situé – suivant la logique adoptée de chronologie à rebours – encore trois ans plus tôt, en 1941. Confirmant, par la même occasion, qu’elle n’a pas son pareil pour conclure magistralement un roman (je pourrais encore vous citer de mémoire les dernières lignes de Du bout des doigts...), Waters y dévoile les racines profondes de tout ce qui précédait / a suivi (au choix), condensant en quelques mots la beauté et le chaos, l’exaltation du sentiment amoureux naissant et la conscience de sa ruine à venir qu’apporte au lecteur la connaissance des évènements ‘‘futurs’’.

La guerre, dans Ronde de nuit, est loin d’être une simple toile de fond, elle est consubstantielle aux relations entre les personnages: elle est à l’origine de certaines d’entre elles, du délitement de certaines – parfois les mêmes –, elle semble paradoxalement ‘‘autoriser’’ des comportements que la société tend à réprouver en temps normal («Et au milieu de toutes ces choses incroyables, le fait d’être avec Kay, avec une femme, paraissait relativement anecdotique, je suppose...»), mais accentue aussi les aspects les plus terribles de ces relations qui restent majoritairement de l’ordre de l’inavouable, de l’interdit (lire, par exemple, la terrible scène de l’avortement clandestin...).

Ronde de nuit n’est pas seulement l’œuvre d’un écrivain qui – très schématiquement dit – ‘‘n’a [enfin?] plus rien à prouver’’, dans la mesure où son large succès public ET critique l’a imposé comme une référence majeure dans la littérature anglaise actuelle, et ce bien au-delà du ghetto potentiel de la ‘‘littérature homosexuelle’’ – aussi discutable que soit par ailleurs cette dernière catégorisation. Loin de se reposer sur ses lauriers, Sarah Waters renouvelle son univers et se transcende, nous offrant là, en définitive – et à l’inverse, hélas, du Complot contre l’Amérique de Philip Roth précédemment évoqué –, bien plus que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre: peut-être bien un roman majeur.

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Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique (The Plot against America, 2004), traduction de Josée Kamoun: Gallimard, «folio», 2007. Sarah Waters, Ronde de nuit (The Night Watch, 2006), traduction d’Alain Defossé: Denoël & 10|18, «Domaine étranger», 2007. Illustrations: Edward Hopper, Nighthawks, 1942; bâtiments à Londres pendant le Blitz, photographie anonyme, c.1940-1941.