16.12.07

Un conte de Noël

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... c’est ce que pourrait être Eastern Promises (traduit de façon discutable en français par Les promesses de l’ombre): une histoire où il est beaucoup question de roi et de princes, gravitant autour d’un bébé né une nuit de décembre, plus ou moins recueilli par une infirmière elle-même en mal d’enfant et qui lui a donné le prénom de Christina. Il arrive même, vers la fin, que l’on pense au récent Tokyo Godfathers de Kon Satoshi (et donc à travers lui à Capra et à Ford). Sauf que le conte est cette fois signé David Cronenberg: il y est en conséquence question de relations troubles entre des personnages ambigus, chanter dans une chorale d’église y devient une étape vers l’enfer des réseaux de prostitution, tandis que la petite comptine de Noël en fond sonore dans un restaurant où se rencontrent les personnages pour y signer un douteux arrangement a des accents assez atroces; et l’hémoglobine (est-il besoin de le préciser?) y coule à gros flots bouillonnants...

Le sang est d’ailleurs le motif fondateur du film. Tout comme le précédent opus du réalisateur, A History of Violence, s’ouvrait sur la symétrie entre deux séquences appelées à être définies comme les deux pôles entre lesquels évoluerait le personnage principal (la tuerie sauvage / le foyer familial), Eastern Promises s’ouvre sur deux séquences mettant en scène l’ambivalence symbolique du sang: l’un est celui du meurtre d’un homme, l’autre celui d’un accouchement. La mort de la mère, une adolescente inconnue de 14 ans à peine, qui expire en donnant naissance à son enfant, achève de lier les deux motifs. «Vous ne donnez pas plutôt la vie?» demande un peu plus tard Nikolai (Viggo Mortensen), interrogé sur la jeune morte par la sage-femme Anna (Naomi Watts), qui lui répond: «Si, mais parfois la vie et la mort sont mêlés».

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Le sang, c’est encore, et enfin, l’hérédité, la filiation, autre motif majeur du film. Anna, membre d’une famille décomposée, réduite à sa mère et à son oncle (xénophobe, irascible et plus ou moins alcoolique), et dont on apprend par ailleurs, au détour d’une conversation, qu’elle a quelques temps plus tôt perdu un enfant en couches, prend en charge la destinée du bébé qu’elle a aidé à mettre au monde et cherche, pour lui éviter l’assistance publique, à percer l’identité de la mère, un carnet intime écrit en russe et une carte de restaurant pour seuls indices. Ce faisant, elle se retrouve confrontée aux Vory v zakone, redoutable clan mafieux russe, qui s’avèrera d’ailleurs lui aussi perturbé par des problèmes de filiation: Semyon, le patriarche (Armin Mueller-Stahl), arrive de moins en moins à gérer son héritier psychopathe, Kirill (Vincent Cassel), fils dégénéré – peut-être miné par le refoulement d’une homosexualité latente qui semble le péché capital aux yeux de nombreux personnages –, tandis que la ‘‘famille’’ mafieuse se recompose selon d’autres voies que la biologie, matérialisées par les tatouages qui recouvrent la peau des membres du clan (Nikolai remercie Semyon en l’appelant «papa» quand celui-ci lui annonce qu’il va recevoir les tatouages étoilés qui signifieront sa montée en grade, et il s’agit d’ailleurs bel et bien de prendre la place du fils légitime; lors de la cérémonie d’intronisation, le même annonce rituellement qu’il n’a «ni père ni mère» en dehors du groupe). C’est d’ailleurs, justement, la filiation qui causera in fine la chute du roi, aveuglé sur les réalités biologiques par ses préjugés («Les esclaves engendrent des esclaves»). Le sang ne ment pas, contrairement aux tatouages qui peuvent recouvrir d’autres réalités que les plus immédiatement perceptibles.

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Si la métamorphose est le thème cronenbergien par excellence, Eastern Promises a tout de la mue réussie. En 2002 Spider marquait clairement une volonté de rupture avec les précédentes réalisations du Canadien, mais l’expérience se révélait plutôt décevante; en 2005 il signait A History of Violence, grande réussite cette fois (sans doute même l’un de ses meilleurs films), mais éloignée en tous points des codes esthétiques de son univers habituel. Eastern Promises s’inscrit à bien des titres dans la continuité de cet opus puisqu’il s’agit là encore, schématiquement, d’un ‘‘thriller réaliste’’, apparemment bien loin des délires organiconiriques passés du réalisateur du Festin nu et d’eXistenZ. Toutefois la construction d’Eastern Promises ne garde pas la grande pureté ‘‘classique’’ qui caractérisait celle d’A History of Violence. Avec ses scènes majoritairement nocturnes et son scénario fouillé à la mécanique de précision, Eastern Promises joue la carte du film noir – ce qui n’a peut-être rien d’innocent, si l’on considère que Cronenberg a souvent été étiqueté comme l’un des derniers (?) grands cinéastes ‘‘expressionnistes’’ – et permet surtout au réalisateur de renouer avec ses thématiques de prédilection.

À l’instar de nombre de personnages de la filmographie cronenbergienne depuis un peu plus de trente ans – ceux de Frissons, Rage, Scanners, Videodrome, La Mouche, Crash ou encore eXistenZ – les Vory v zakone se démarquent du reste de la société par un corps en mutation; seulement cette mutation ne se déroule plus cette fois sur un plan véritablement organique, elle reste uniquement ‘‘superficielle’’ – au niveau de la peau que recouvre un réseau de tatouages qui sont autant de signes. «Dans les prisons russes toute votre vie est tatouée sur votre corps: si vous n’avez pas de tatouages, vous n’existez pas.» explique un inspecteur de police. Les tatouages des membres du clan mafieux apparaissent ainsi comme un équivalent du journal intime de Tatiana (Sarah-Jeanne Labrosse): ils appellent un déchiffrement, chaque signe étant un code pour telle ou telle action, déchiffrement qui ne peut être opéré que par certaines personnes, tandis que tout l’enjeu autour du journal est de savoir, non seulement qui l’a en sa possession, mais qui a pu le lire (en russe) ou le traduire.

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Le tatouage clanique (re)compose une communauté, dans un univers perçu par nombre de personnages comme trop suspect de mélange. Le tout premier plan du film – un salon de coiffure kurde jouxtant un restaurant indien – l’ouvre sur un Londres clairement multiethnique, tandis qu’anglais et russe se mêlent sans interruption dans les dialogues, mais a contrario, l’oncle Stepan (Jerzy Skokimowski) voit dans les projets matrimoniaux d’Anna avec un Noir la cause de la mort de son enfant, tandis que Semyon ne cesse de la ramener à ses origines russes en l’appelant «Anna Ivanovna».

Le corps tatoué du criminel, Cronenberg doit bien le savoir étant donné la maestria avec laquelle il en joue, fait sens à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre. Parallèlement à la réalité à laquelle il fait référence (c’est paraît-il Viggo Mortensen qui a fait découvrir au réalisateur un livre sur la pratique du tatouage dans la mafia russe), il s’agit aussi d’un cliché, d’une image bien ancrée dans l’imaginaire collectif contemporain. Il s’agit d’un signe qui ‘‘les’’ distingue de ‘‘nous’’, et en tant que tel le signe est fédérateur: il marque une distinction qui permet d’en effacer d’autres. Les différences sociales, culturelles, ethniques disparaissent (un temps) devant une recomposition du monde en une rassurante bipartition – les gentils et les méchants, les bons citoyens et les criminels. Evidemment la clé du système est qu’il s’agit, au moins très largement, d’une illusion. D’une part, le monde ‘‘normal’’ se reflète en un grande partie dans le ‘‘monde parallèle’’ des milieux criminels (voir l’importance des considérations ‘‘géopolitiques’’ dans les querelles qui agitent les Vory v zakone). D’autre part, les deux mondes ne sont pas étanches et des glissements de l’un à l’autre sont toujours possibles. «Ce n’est pas notre monde, nous ne sommes que des gens ordinaires.», dit-on à Anna pour tenter de la dissuader de mener plus loin ses investigations sur le destin de Tatiana; «Elle aussi c’était une fille ordinaire.» rappelle-t-elle en retour. À un autre moment, Nikolai opère un mouvement en quelque sorte inverse lors de la scène du hammam qui est aussi une scène d’‘‘accouchement’’ (de la vérité du personnage?), conséquence immédiate de la faillite du code inscrit sur sa peau. Après la trahison des signes, le corps nu comme au premier jour de Nikolai / Mortensen se fraye un chemin vers la vie en traversant des rivières de sang. Il est assez intéressant de constater que c’est sur ce personnage que Cronenberg pousse le plus loin le travail stylisé sur le tatouage, signe distinctif archétypal, alors qu’il s’agit, dans le même temps, du personnage le plus ambigu du film, dont on ne sera jamais complètement sûr de connaître les motivations, de savoir à quel ‘‘camp’’, à quel monde, il appartient.

Parce qu’il s’agit d’un conte de Noël, en dépit des cercles infernaux qu’il aura fallu traverser pour cela – un certain nombre de scènes sont de fait assez éprouvantes (qu’il s’agisse de la minutieuse découpe d’un cadavre ou de la description d’un bordel) – le film se clôt sur un happy end. Parce que le personnage de Nikolai garde jusqu’à la fin son ambiguïté, le dernier plan tempère ce caractère heureux et fissure l’avant-dernier plan lumineux en en rappelant la portée somme toute réduite puisque ‘‘l’autre’’ monde se perpétue parallèlement – soit, dans l’articulation de deux ou trois plans, l’une des plus belles fins de film qu’il m’ait été donnée de voir récemment, sobre, diaphane et élégiaque. Et, enfin, parce que David Cronenberg n’est pas le dernier des cinéastes et qu’Eastern Promises entre dans la catégorie de ses meilleurs films, nous avons là une œuvre des plus réussies qui utilise magistralement les codes du cinéma de genre pour nous faire jeter un œil dans les profondeurs les moins reluisantes de notre société, dont la cartographie n’est pas forcément celle qu’on imaginerait de prime abord.

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