7.12.07

C’est Corneille qu’on assassine
(ou La littérature au rouleau-compresseur)

Alors que je cherchais des images pour illustrer mon prochain billet sur l’expo Fragonard, je suis tombé, Dieu et les tenanciers de Gougueul seuls savent comment, sur la page où un lycée met en ligne le résumé de ses cours ainsi que les exercices à faire (on n’arrête pas le progrès). Les élèves avaient à plancher sur «les valeurs au 17e siècle» (d’accord) à partir de trois extraits de textes de Corneille et Molière (pourquoi pas). Le hic – car il faut bien qu’il y en ait un, vous vous en doutiez déjà – c’est que l’extrait du Cid proposé se présente sous la forme d’un «texte légèrement adapté» (sic), selon la mention placée à la fin de ce petit chédeuvre de réécriture:

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisque de toute façon il faut perdre Chimène.
Je dois tout à mon père plus qu’à la femme que j’aime:
que je meure au combat ou que je meure de chagrin,
je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu de mon père.
Courons à la vengeance;
je suis honteux d’avoir hésité!
C’est mon père qui est l’offensé,
et l’offenseur est le père de Chimène.

Je précise que le lycée en question est, selon toutes apparences, un lycée français à l’étranger (en Allemagne en l’occurrence). Je le précise par honnêteté intellectuelle, bien qu’à mon avis il n’y ait pas de raison de le faire entrer en ligne de compte. C’est une question de principe. Ou l’on considère que les élèves n’ont ‘‘pas le niveau’’ pour comprendre Corneille, et on ne les fait pas travailler dessus (après tout, il y a d’autres auteurs), ou on considère qu’ils sont suffisamment intelligents et on leur donne le texte, un point c’est tout. Ai-je besoin d’expliquer que si presque rien de la lettre du texte de Corneille ne survit dans ce passage, son style, sa poésie, et une grande part de sa subtilité sont aussi du naufrage? – Les deux extraits de Molière, «légèrement modifié[s]» au lieu d’être«légèrement adapté[s]», eux, s’en sortent un peu mieux, mais pas indemnes pour autant. – Et c’est à partir de ça qu’on demande aux élèves de faire une explication de texte?...

Ce «texte légèrement adapté» m’en a rappelé un autre. Il s’agit d’un article de Ray Bradbury qui se trouve à la suite de mon édition de Fahrenheit 451 (Denoël, «Présence du futur», 1995). Voici l’une des anecdotes qui y sont rapportées: «Il y a cinq ou six ans de cela, les éditeurs d’une anthologie destinée aux scolaires ont composé un volume contenant 400 (faites le compte) nouvelles. Comment faire rentrer 400 nouvelles de Twain, Irving, Poe, Maupassant, Bierce dans un seul livre? Rien de plus simple. Dépecez, désossez, ôtez la moelle, charcutez, faites fondre, réduisez, détruisez. Chaque adjectif qui comptait, chaque verbe porteur d’une émotion, chaque métaphore de plus de poids que celui d’un moustique – ouste! Chaque comparaison susceptible de faire tressaillir les lèvres du premier crétin venu – disparue! Chaque aparté expliquant le petit bout de philosophie d’un écrivain de premier ordre – envolé! Chaque nouvelle, amincie, devenue famélique, corrigée, vampirisée, saignée à blanc, ressemblait aux autres. Twain se confondait avec Poe qui se confondait avec Shakespeare qui se confondait avec Dostoïevski qui se confondait – en définitive – avec Edgar Quest. Chaque mot de plus de trois syllabes avait été ébarbé. Chaque image exigeant ne fût-ce qu’un instant d’attention – fusillée.»

L’article date de 1979, et il s’intitule: Il y a plus d’une façon de brûler un livre (
la traduction est de Jacques Chambon). «Le monde est plein d’individus qui galopent en brandissant des allumettes», écrit Bradbury: il est regrettable qu’il faille apparemment compter des professeurs de lettres dans le lot.