20.11.07

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‘‘Something wicked this way comes...’’:
Welles, Kurosawa, Macbeth et la terre gaste

– Ce billet est édité dans le cadre du blog-a-thon Kurosawa. (
For the English-readers, a shorter version of this text is available on the comments.) –

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Orson Welles et Akira Kurosawa ont notamment en commun d’avoir tous deux manifesté un intérêt certain à l’égard de l’œuvre de Shakespeare, au point de signer chacun trois adaptations cinématographiques de l’œuvre du dramaturge anglais: Macbeth (1948), Othello (The Tragedy of Othello, the Moor of Venice, 1952) et Falstaff (Chimes at Midnight, 1965) pour le premier, Le château de l’araignée (Kumonosu jō, 1957), Les salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960) et Ran (1985), respectivement inspirés de Macbeth, d’Hamlet et du Roi Lear, pour le second. Comme on le voit, chacun des deux ‘‘triptyques’’ s’ouvre par une adaptation de la même pièce – Macbeth (1605) – et comme vous êtes de petits malins, vous aurez déjà compris que c’est de ces deux adaptations-là qu’il sera question ici.

Welles s’était déjà intéressé auparavant à Macbeth qu’il avait mis en scène au théâtre à New York en 1936, transposant l’action dans l’Haïti du roi Christophe (il nous ne nous reste que quatre minutes de captation vidéo de ce «Macbeth vaudou», que vous pouvez voir par ici). Une décennie plus tard, celui qui avait entretemps réalisé Citizen Kane, La splendeur des Amberson, Le criminel et La dame de Shanghai convainquit Republic Pictures de produire une adaptation à l’écran. Republic était à cette époque un petit studio spécialisé dans la série B; mais l’on peut imaginer que Welles, après les démêlés qu’il avait eu avec les majors sur ses précédents films, fut heureux de se trouver à nouveau un producteur lui laissant toute liberté (comme à l’époque de Citizen Kane), même si cette liberté ne jouait que dans les cadres étroits d’un budget de 500 000 dollars et d’un temps de tournage d’une vingtaine de jours. L’échec commercial et critique du film à sa sortie aux USA en 1948, naufrageant les espoirs d’un film ‘‘de prestige’’ pour le studio, fit cependant changer le vent: le patron de Republic Pictures, Herbert Yates, exigea que le film soit remonté, raccourci, et la bande-son réenregistrée. La nouvelle mouture, sortie sur les écrans en 1950, ne fut guère mieux accueillie.

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L’échec du film dans les pays anglophones – alors qu’il rencontra le succès dans d’autres pays, et spécialement en France – tenait sans doute au fort accent écossais que Welles avait imposé à toute la distribution (d’où la volonté de Yates de réenregistrer les dialogues): de nombreux critiques anglais et américains se plaignirent que les vers y étaient inintelligibles. Mais les libertés prises par Welles avec le texte durent aussi avoir leur importance – des libertés qui, si elles ne choqueraient personne aujourd’hui, n’étaient guère de mise à l’époque dans les adaptations de Shakespeare à l’écran: changements dans la distribution des dialogues, représentation à l’écran d’un meurtre commis hors scène dans la pièce, et surtout création d’un personnage (le ‘‘saint père’’). Il faut se représenter que jusque-là l’adaptateur le plus ‘‘libre’’ de Shakespeare à l’écran était Laurence Olivier!

Mais au-delà de l’intérêt ‘‘biographique’’ que représente Macbeth, qui signa la transformation définitive d’Orson Welles en artiste maudit (et le fait qu’il interprète lui-même le rôle-titre ne saurait nous laisser indifférents), il est plus que temps de reconsidérer à sa juste valeur artistique ce film qui mérite d’être vu comme l’un des sommets de la carrière du réalisateur. Dès son ouverture proprement stupéfiante, qui nous plonge dans un monde incertain où nuages, brumes et fumées se mêlent, et de là dans le chaudron même des sorcières, occasion de plans visuellement à la limite de l’abstraction, Welles ne nous laisse aucun doute: il a réussi à transcender à la perfection les contraintes matérielles que lui imposaient un tournage au sein d’un studio comme Republic Pictures. S’inspirant des expressionnistes allemands (qui avaient eux aussi su transformer en art leur manque de moyens), Welles, ‘‘contraint’’ à une inventivité de tous les instants, de tous les plans, s’affranchit de toute astreinte réaliste et crée de toutes pièces un monde hors du temps, barbare, quasi-antédiluvien, où forces païennes et chrétiennes sont encore en lutte; ou, pour citer les fameux mots André Bazin, qu’il serait vain de vouloir paraphraser ici: «un univers de préhistoire, non celle de nos ancêtres les Gaulois ou des Celtes, mais d’une préhistoire de la conscience à la naissance du temps et du péché, quand le ciel et la terre, l’eau et le feu, le bien et le mal ne sont point encore distinctement séparés».

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Cet univers visuel participe à la construction du personnage de Macbeth, tout à la fois entraîné dans une spirale de meurtres et de violence et de plus en plus écrasé par un rôle royal pour lequel il n’est pas à la hauteur. Toujours menacés d’être engloutis par les ténèbres, les personnages sont parfois réduits à l’état de pures ombres («Life’s but a walking shadow»...). Les couloirs de la forteresse de Dunsinane plongent dans les entrailles de la terre, donnant plus à l’endroit l’allure d’une grotte que d’un château, tandis que les tours et hauteurs du lieu semblent des doigts qui chercheraient à griffer le ciel. La destinée des personnages et le monde qui les entoure apparaissent comme indissolublement liés, dans la même sauvagerie sans âge.

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Réalisé dix ans après le tournage en vingt-et-un jours du Macbeth d’Orson Welles, Le Château de l’Araignée repose, matériellement parlant, sur d’autres bases, puisqu’il s’agit cette fois d’une superproduction Toho. Nonobstant, le film de Kurosawa, comme celui de Welles, se soldera lui aussi par un échec commercial et critique; mais ce n’est pas la seule chose que les deux œuvres ont en commun.

Le futur ‘‘empereur’’ du cinéma nippon transpose l’intrigue de la pièce de Shakespeare dans le Japon de l’âge des provinces en guerre (Sengoku jidai), soit la fin de notre XVIe siècle. Toutefois, cette précision de l’implantation historique – qui peut sembler à l’opposée du geste de Welles – est perturbée dès les premiers plans du film, qui se situent dans une postériorité non-précisée par rapport à l’action: «Voyez donc: voici ce qui reste des rêves de ces hommes. Les obsessions dont ils étaient prisonniers résonnent encore en ce lieu.» commence la voix off, qui conclura son introduction par cette réflexion: «Hommes d’hier, hommes d’aujourd’hui, rien n’a changé». L’action du Château de l’Araignée s’inscrit donc dans une atemporalité, une histoire cyclique comme le suggèrent tant la reprise des plans et paroles de l’ouverture à la fin du métrage qu’une remarque faite par l’un des personnages même au cours de la scène de banquet – provoquant l’ire de Washizu (Toshiro Mifune): «Toi, démon, écoute bien: jadis, il est arrivé la même histoire...». C’est dans ce cadre atemporel qu’apparaît la silhouette du château, apparition fantomatique qui n’est pas sans évoquer les structures du théâtre Nô (auquel Kurosawa emprunte certains éléments, de façon discrète toutefois), et qui sera appelée à s’évanouir à nouveau à la fin de l’histoire.

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Le film se promet comme l’histoire d’une destruction: «Ici s’élevait le Château de l’Araignée», peut-on lire en ouverture sur une stèle. La lande désolée, stérile et brumeuse sur laquelle s’ouvre l’œuvre n’augure, de fait, rien de bon. A posteriori, il est difficile de ne pas comparer Le Château de l’Araignée à une autre adaptation shakespearienne sur le mode du jidaigeki réalisée vingt-sept ans plus tard par Kurosawa. Si Ran décrit un monde qui sombre dans le chaos (c’est d’ailleurs la traduction du titre...), les premières scènes présentent un univers ordonné, ritualisé, civilisé – même si les éléments qui le minent ne tardent pas à se faire jour. Hidetora (Tatsuya Nakadai) a voué sa vie l’unification d’un territoire: les deux heures trente qui suivront seront la description de l’éclatement de ce territoire, jusqu’à la destruction du clan des Ichimonji et la transformation de la plaine verdoyante des séquences d’ouverture en terre vaine. Le Château de l’Araignée, lui, se situe dès l’abord dans un monde qui a déjà basculé dans la guerre, et la société ritualisée (telle que présentée durant la scène de concertation) fait pâle figure, déjà défaite, n’imaginant plus comme unique alternative à la défaite que de s’enfoncer dans la forêt de l’Araignée, c’est-à-dire: dans le chaos.

En marge de l’univers humain (et faisant un saisissant contraste, durant tout le métrage, avec les scènes d’intérieur très épurées), le chaos de la forêt est immédiatement traduit visuellement par la façon dont Kurosawa filme les deux cavaliers (Washizu et Miki) galopant en son sein: dans cet inextricable fouillis des branches d’arbres, encore accentué par la vitesse du traveling, les figures humaines disparaissent quasiment. Comme son nom l’indique, la forêt de l’Araignée est un réseau enchevêtré où l’on ne peut que se perdre. En son centre se trouve l’esprit de la forêt – l’Araignée, filant au milieu de cadavres (ses victimes?) –, qui tient dans le film le rôle des trois sœurs fatales de Shakespeare. Par la prophétie qu’il énonce, l’esprit va étendre les limites de ce chaos, que Miki et surtout Washizu vont en quelque sorte emporter avec eux: dans la séquence suivante, la brume succède à la forêt et il n’y a plus aucun obstacle physique; les hommes sont seuls avec eux-mêmes, passant et repassant sans cesse dans l’espace vide, comme si c’étaient leurs propres volontés, leurs propres passions qui les égaraient à présent. Cette transposition du chaos de la forêt dans l’ordre mental et moral est également signifiée visuellement lors de la deuxième consultation de l’esprit par Washizu: plus arachnéennes que jamais, les branches autour de lui semblent comme un symbole de la toile des passions qui motivent sa visite et l’emprisonnent désormais.

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De fait, si la fascination, voire la possibilité de l’identification, pour le personnage de Macbeth transparaît dans la version de Welles, le prologue du film de Kurosawa se place tout de suite dans une distance (bouddhiste) vis-à-vis de ces hommes qui, «hantés par les passions les plus folles», «sont tombés dans la voie du sang». Face à Macbeth, film dément (à tous points de vue), Le Château de l’Araignée adopte la posture du sage. Bien que les deux films aient exactement la même durée (1h45), le choix des épisodes qui y sont développés s’avère, par ailleurs, sensiblement différent. Ainsi, Kurosawa développe plus l’étude du caractère de Washizu (signe de cet étirement, la prophétie qui ouvrait le film de Welles n’intervient chez Kurosawa qu’après un quart d’heure de métrage): alors que le Macbeth de Welles est un être tout entier et dès l’origine rongé par la soif de pouvoir, Washizu est décrit longuement comme un vassal fidèle, et Kurosawa insiste sur ses liens d’amitié avec Miki. Ceci, bien entendu, n’en rend sa transformation ultérieure et les actes qu’il commet alors que plus condamnables. Poussé par l’ambition –la sienne et plus encore celle sa femme... –, Washizu va s’égarer dans des projets criminels et démesurés (à deux reprises il est question, après avoir pris la tête du fief, de marcher sur la capitale), ambition ridiculisée par sa transposition chez les serviteurs et le gag récurrent du «Il y avait donc encore mieux que...», mais qui ne l’en mènera pas moins à sa propre destruction. «Misérables passions humaines... Stupides sont les humains, car ils se font souffrir pour rien.» avait annoncé l’Araignée.

Au final, les deux films inscrivent l’action shakespearienne dans un paysage, une représentation du monde qui apparaît sous les espèces de la terre désolée: sauvagerie barbare pour Macbeth, forêt menaçante et lande désertique pour Le Château de l’Araignée. Ces espaces sont le reflet des passions des hommes qui les traversent; et si ceux-là cherchent aussi à laisser une trace dans le monde comme dans l’Histoire, leurs actions, loin d’être civilisatrices, ne font qu’aller dans le sens de cette sauvagerie de la nature qui les entoure: élever une montagne de cadavres, faire couler un fleuve de sang.

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