16.11.07

Love Parade

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Astrée, bergère, et Céladon, berger (mais de bonne famille), s’aiment d’un amour interdit. Pour tromper ses parents, Céladon se prétend engagé auprès d’une autre, mais un fâcheux persuade Astrée qu’il prend son rôle un peu trop à cœur. Convaincue de la trahison de Céladon, Astrée lui interdit de se montrer à nouveau devant elle et celui-ci, de désespoir, se jette à la rivière. Tandis qu’Astrée repentie pleure son amant qu’elle croit mort, Céladon sauvé des eaux par des nymphes – d’ailleurs intéressées – choisit de se conformer à ce qu’il croit être la volonté de sa maîtresse, et se retire dans la solitude des bois pour écrire des chansons et dédier des temples à son amour perdu. Jusqu’à ce qu’un druide compatissant le convainque d’user d’un stratagème: pour retrouver Astrée sans être vu par elle, Céladon accepte d’endosser un déguisement féminin...

Après Cœurs de Resnais, Ne touchez pas la hache de Rivette et La fille coupée en deux de Chabrol, on était légitimement en droit de se demander si Rohmer, dernier prétendant restant à cette tournée triomphale des survivants de la Nouvelle Vague (Godard mis à part, mais attend-on encore quelque chose de Godard?...), allait poursuivre dans la même voie – celle de la réussite et des cinéphiles enthousiastes entonnant le chorus du ‘‘meilleur film du réalisateur’’. Après avoir vu Les Amours d’Astrée et de Céladon, il y a au moins une chose dont on puisse être sûr, c’est que des quelques films évoqués ci-précédemment, le film de Rohmer est, de loin, le plus ovniaque. Aussi fou dans son projet que dans sa réalisation, la dernière et peut-être ultime réalisation du ‘‘Grand Momo’’ est déroutante à plus d’un titre. Et si la vision en est jubilatoire, le spectateur peut parfois se demander s’il jubile vraiment en même temps que Rohmer, ou à ses dépends.

Tout à la fois roman-fleuve et roman-phare pour le XVIIe siècle des salons précieux (avant que Furetière et Molière ne s’en mêlent...), L’Astrée d’Honoré d’Urfé, best-seller en son temps, aujourd’hui quasiment titre connu des seuls spécialistes des lettres, c’est environ cinq mille pages d’une quarantaine de récits galants et ‘‘historiques’’ entrecroisés, enchâssés les uns dans les autres, le tout situé dans une Gaule du Ve siècle revue aux couleurs fantaisistes qu’affectionnaient une certaine société – soit le plus improbable classique qui soit pour ce qui est d’inspirer une adaptation cinématographique. Comment s’emparer du monstre sans que cela nécessite une cinquantaine d’heures de métrage (en l’espèce: moins de deux), et surtout, cela représente-t-il un quelconque intérêt pour le spectateur contemporain, voilà au moins deux questions auquel un tel projet se heurtait quasi-nécessairement. Sauf que...

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Sauf qu’en fait, avec Eric Rohmer à la barre, on pouvait déjà se douter que la deuxième question ne se poserait pas vraiment. Les ‘‘rohmérophiles’’ (dont je ne suis habituellement pas, et que par ailleurs ne faut pas confondre avec les ‘‘romérophiles’’, fans de George Roméro, ce qui n’a pas forcément grand-chose à voir – mais je m’égare), les ‘‘rohmérophiles’’, disais-je, vont peut-être hurler si d’aventure certains me lisent, mais j’ai l’impression que Rohmer ne s’est jamais intéressé au fait de ‘‘coller’’ à son temps. L’aspect séduisant de ces Amours d’Astrée et de Céladon, c’est que le réalisateur s’offre là un cadre hyper-artificiel, du coup particulièrement adapté à ses pratiques cinématographiques usuelles: le maniérisme et l’artificialité du ‘‘parler’’ rohmérien – écriture et diction –, souvent complètement en décalage avec le monde contemporain dans lequel le récit se situe généralement, semblent parfaitement à leur place dans cette transposition à l’écran de la Gaule d’Urfé. En ce sens, ces Amours... apparaissent, au moins autant que comme un retour aux adaptations littéraires des années 70 (La Marquise d’O et plus encore Perceval le Gallois), comme le prolongement des derniers films en date du réalisateur, qui semble tendre, depuis L’Anglaise et le Duc, à inscrire le jeu des acteurs dans un cadre visiblement et principiellement ‘‘factice’’.

Ainsi, même si le réalisateur élague considérablement le matériau originel – en se concentrant sur une seule trame narrative, en ramenant le nombre de personnages de plusieurs centaines à une douzaine, en éliminant tout élément merveilleux –, il est hors de question pour autant d’en gommer les aspects les plus ‘‘délirants’’ à nos yeux modernes, comme ce moment où Astrée lit (et où Rohmer, donc, montre à l’image) les quatrains que Céladon, avant de chercher la mort, a... gravé sur l’écorce d’un arbre. Après cela, le spectateur sait qu’il peut s’attendre à peu près à tout, fût-ce à la présence d’un château Louis XIII dans la campagne gauloise, ou à celle d’un druide expliquant à Céladon que les différentes divinités gauloises ne sont qu’une façon de cacher leur monothéisme à ces païens de vilains envahisseurs romains.

Dans ces moments-là, difficile pour le spectateur de ne pas sourire. Et c’est là que ces Amours d’Astrée et de Céladon deviennent un tantinet problématiques. Car qui se moque, par exemple, de ce poème tout entier gravé sur un arbre? Le spectateur, et lui seul? Rohmer? Et/ou d’Urfé lui-même?... La proportion, qu’on dira pudiquement ‘‘faible’’, de spectateurs par salle ayant lu intégralement le roman rend difficile la spéculation sur les véritables intentions de l’auteur. Rit-on avec le réalisateur et l’écrivain, ou avec le réalisateur qui se moque gentiment de son matériau originel (simplement, quoique paradoxalement, en lui étant fidèle), ou Rohmer et d’Urfé prennent-ils tous les deux la chose au sérieux? Question d’autant plus difficile que la vision dudit poème gravé, qui fait (au moins) sourire le spectateur, provoque le désespoir d’Astrée – et que ce sentiment, lui, ‘‘passe’’, sans barrière, de l’écran à la salle...

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Pendant une bonne partie du film le spectateur est ainsi partagé. D’une part, il admire l’art de la mise en scène de Rohmer (jeu sur le point de vue lors de la ‘‘trahison’’ de Céladon, idée du labyrinthe lors de la conversation avec Galathée...), sa façon de filmer la nature, les décors et costumes qui semblent autant d’emprunts à la peinture du XVIIe siècle (on pense parfois à Poussin, à Le Sueur...). D’autre part, il se demande s’il est censé, ou pas, vraiment prendre au sérieux ce qu’on lui montre; quel intérêt, autre qu’archéologique, il y a à conserver, par exemple, la pratique de la description de peinture insérée dans le cours du récit; pourquoi Rohmer a tenu à garder certaines digressions assez pesantes, comme le discours du druide sur l’unicité de Dieu, ou le débat sur la nature (et la géométrie!) de l’Amour entre le néoplatonicien Lycidas et le libertin Hylas – alors que la caractérisation même des personnages (le jusqu’au-boutisme de Céladon, la possessivité jalouse de Galathée...) était en soi porteuse de suffisamment de réflexions sur la question; etc.

– Ajoutons que le jeu des acteurs est un peu inégal, mais que si tous n’ont pas le charme frais de Stéphanie de Crayencour (Astrée), les compositions des personnages des autres acteurs, fussent-elles un peu fade comme celle d’Andy Gillet (Céladon) ou à la limite de l’insupportable comme celle de Rodolphe Pauly (Hylas), sont là encore, globalement, ‘‘en accord’’ avec le cadre général de l’œuvre. On retrouve donc là cette même ambivalence. –

Et puis vient la dernière partie du film: en plongeant dans ces troubles et troublantes histoires de travestissement, Rohmer se met alors à rouler joyeusement sur la gente queer et il n’est plus permis de douter que c’est en toute connaissance de cause qu’il a engagé son film sur cette voie délirante. Au regard de la filmographie rohmérienne, on n’osera même pas dire que le cinéaste s’offre une seconde jeunesse: les dernières séquences de ces Amours... s’aventurent dans des territoires d’érotisme ludique inconnus jusque là dans l’œuvre du cinéaste, entre répliques hallucinantes – les considérations sur les gestes de Céladon à l’égard d’Astrée, ‘‘caresses un peu plus poussées que celles que s’échangent ordinairement les filles entre elles’’ (sic!), Cécile Cassel arguant qu’elle n’a pas à être jalouse car elle a dans son lit la plus jolie des bergères et tirant brusquement le rideau – et sensualité des plans. Cette fois il est clair que l’on jubile en communion avec le réalisateur. En réalité, le film de Rohmer reproduit le mouvement même du texte d’Urfé, dans lequel le propos, défendant des conceptions amoureuses sublimées, placées du côté de l’idéal, est progressivement subverti – la recherche du pur amour, telle qu’orchestrée par l’écrivain, se transformant au fur et à mesure en une accumulation de jeux érotiques raffinés, produits paradoxaux de la quête initiale.

Par-delà un premier contact qui ne peut être que déroutant, Les Amours d’Astrée et de Céladon exerce une séduction durable, qui est peut-être celle de ces expériences cinématographiques extrêmes qui testent les limites du médium en le confrontant, pour vérifier sa capacité à le traiter en son langage, à un univers qui lui est apparemment étranger – ici l’univers précieux tel qu’on peut, en somme, le trouver décrit dans les Historiettes de Tallemant des Réaux... On aurait tort de croire que ces Amours ne sont ‘‘pas du cinéma’’ quand ils en sont peut-être justement une forme particulièrement aboutie. Une référence citée par Rohmer dans le dossier de presse a d’ailleurs peut-être été sous-estimée: celle au Tombeau hindou de Fritz Lang, dans laquelle bon nombre de commentateurs n’ont vu qu’une allusion (certes plausible au regard des circonstances) au fait qu’il s’agisse du dernier film de Rohmer. Les deux films semblent partager plus que cette place terminale: un cadre ‘‘exotique’’ totalement fantasmatique, une forme ludique (même si j’admets qu’elle n’est peut-être pas tout de suite perceptible dans le film de Rohmer!) et en parallèle à cela le développement d’un fond plus profond. Si Les Amours d’Astrée et de Céladon ont en effet une vocation testamentaire, alors Eric Rohmer aura choisi de clôturer sa carrière, tout à la fois, par une dernière audace formelle, et par une intrigue qui balaie in fine tous les grands discours théoriques sur les sentiments – que l’on associe si volontiers à son cinéma – au profit d’une apologie en acte pour l’immédiateté et la fraîcheur du jeu amoureux. Une conclusion heureuse.

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