18.6.07

Une maladie passagère
Rivette, Breillat et les Classiques, première partie

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«Une maladie passagère», c’est le prétexte invoqué par le général Montriveau pour rester sur l’île de Majorque où le hasard lui a fait retrouver la trace de la femme qu’il cherche depuis cinq ans. Celle qui se fait désormais appeler la sœur Thérèse accepte de le voir à la grille de son monastère, mais, quand Montriveau devient trop pressant, elle avoue brusquement à sa supérieure qu’il ne s’agit pas de son frère, comme elle l’a prétendu, mais de son amant. Un rideau se ferme, un autre s’ouvre. Cinq ans plus tôt, dans le salon de Clara de Sérizy, Antoinette de Langeais se fait présenter Armand de Montriveau, ancien militaire sous l’Empire, célèbre par le récit de ses aventures en Afrique – un récit qu’elle l’invite à venir lui faire chez elle...

Avec Ne touchez pas la hache, son dernier film en date, sorti sur les écrans fin mars, Jacques Rivette s’est attaché une fois de plus à une adaptation d’un classique de la littérature: La duchesse de Langeais d’Honoré de Balzac. ‘‘Une fois de plus’’, car au cours de sa désormais longue carrière, on se souvient que Rivette s’était déjà intéressé aux écrits de Diderot (1966), Emily Brontë (1986), et déjà, Balzac (1991) – auteur pour qui il semble décidément marquer une nette préférence, si l’on considère non seulement La belle noiseuse (adaptation d’Un chef-d’œuvre inconnu) et Ne touchez pas la hache, mais également que l’ombre des Treize planait déjà sur Out One (1971/1974).

Cette société des Treize – société occulte de roman noir dont Montriveau fait partie – a certes tout pour intéresser Rivette, dont on connaît le goût pour la thématique des sociétés secrètes et des théories du complot, sujet même de certains de ses films, présente en filigrane dans d’autres. Néanmoins le cinéaste semble s’être plus proposé de développer la part d’ironie dans l’écriture de Balzac concernant ces aventuriers qui, de fait, n’arrivent jamais à rien dans les entreprises qu’il nous en présente (et qui, dans le film, deviennent d’insupportables bavards poseurs, répétant en boucles des ‘‘bons mots’’ entre deux bouffées de cigare) que la fascination qui pouvait naître de ce groupe mystérieux. Côté seconds rôles, on s’attachera surtout au sympathique contrepoint au couple principal formé par Bulle Ogier (la princesse de Blamont) et Michel Piccoli (le vidame de Pamiers), deux habitués de chez Rivette qui jouent ici presque les comparses de comédie, commentant avec une distance bienveillante et souriante, du haut de leur expérience d’un monde où «seules les apparences comptent», le jeu de chat et de souris auquel se livrent Montriveau et Mme de Langeais.

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Mais c’est bien évidemment ces deux derniers qui forment le cœur du film. Passion désynchronisée (quand l’une joue, l’autre pas, puis inversement), qu’une affaire de pendule, peut-être mal réglée, précipitera à sa fin. Or, c’est toute la force des deux interprètes – Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu – et du réalisateur de nous passionner, justement, avec cette histoire d’amour jamais consommée et de codes sociaux de la Restauration, toutes choses qui, si elles forment le substrat d’un chef-d’œuvre de la littérature, n’annonçaient pas pour autant un film exceptionnellement marquant en notre début de XXIe siècle.

Pour contrer le risque de l’adaptation académique plan-plan (beaux costumes, image léchée, ennui persistant) qui guettait un tel projet, Rivette a choisi une solution peut-être paradoxale mais, entre ses mains, efficace: la fidélité absolue, quasi radicale, au roman d’origine. Passons rapidement sur son projet – un peu fou – de rendre par la mise en scène, le montage, la syntaxe même de Balzac: sans doute s’agit-il là de l’aspect le moins convainquant de la chose. Rivette, surtout, respecte à la lettre les données du roman, non seulement l’histoire, le cadre et l’époque, mais la structure de l’œuvre (ce long récit/flash-back encadré) et jusqu’aux dialogues mêmes.

Le débat sur l’adaptation littéraire au cinéma est ancien, complexe, et s’il est résolu un jour – ce dont on peut douter – ça ne sera de toutes façons pas demain. Bornons-nous ici à rappeler que la fidélité ou l’infidélité du film au livre ne saurait à elle seule être critère de la qualité de l’œuvre produite in fine. Rivette lui-même, on l’a dit, a déjà porté sa pierre à l’édifice. La belle noiseuse (pour rester dans les parages balzaciens), film qui recrée à l’époque contemporaine et développe librement sur quatre heures l’argument d’une nouvelle de quelques pages, n’en est pas moins un très grand et magnifique film. Mieux vaut, sans doute, une adaptation libre, lointaine, mais géniale (option Kubrick, par exemple), qu’une transposition fidèle, en quelque sorte scolaire, mais terne et sans éclat, qui en tant que film ne vaut pas mieux que certaines bouses hollywoodiennes qui dénaturent, sans âme ni état d’âme, des chefs-d’œuvre de la littérature en en remixant n’importe comment les éléments à destination du public adolescent et formaté des malls. En somme, toutes les possibilités restent ouvertes, du moment qu’on les explore avec talent.

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Or, c’est, justement, ce que fait Jacques Rivette avec ce Ne touchez pas la hache. Ici – configuration extrêmement rare, si l’on y pense –, la fidélité au texte et la valeur cinématographique propre n’entrent pas en concurrence mais s’additionnent et se mêlent en une parfaite symbiose.

La caméra nous promène dans les salons de 1830, nous présente une histoire dans laquelle le comportement des personnages est régi par des codes sociaux et amoureux révolus et étrangers pour nous. Qu’importe: la mise en scène de Rivette, le jeu presque hallucinant de Guillaume Depardieu et Jeanne Balibar – tout cela vibre. Pas d’hystérie zulawskienne ici, pas de réinvention non plus de l’intrigue balzacienne. Mais sous les costumes d’époque et les comportements rigides, on sent à chaque instant sourdre quelque chose d’autre, d’une toute autre nature. L’air, autour d’Antoinette et Montriveau, semble chargé d’électricité statique. Le «Ne touchez pas à la hache» prononcé par Guillaume Depardieu fait véritablement frémir, brusque décharge de violence en milieu policé, soudaine apparition, véritablement foudroyante, des passions en latence sous les dentelles et les conventions. On comprend l’intérêt qu’a eu Rivette – par-delà l’allusion au titre original du roman de Balzac, relevée par tout le monde – d’en faire le titre de son film: cette réplique n’en est pas seulement l’acmé, elle en représente la clé, le dévoilement pour un instant de son intensité, de cet orage qui couve perpétuellement derrière une mise en scène qui n’est azuréenne qu’en trompe-l’œil.