30.9.07

Une espèce de sport
(Ou «Toutes les jeunes mariées ont-elles ce genre de pensées?»)

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Comme l’an dernier, le Théâtre National de la Criée à Marseille a ouvert sa saison avec une grande réussite d’«import» en v.o. surtitrée. Après Piotr Fomenko et son adaptation scénique de Guerre et paix de Tolstoï, c’est la Berlin Schaubühne de Thomas Ostermeier qui s’est installée le temps de quatre représentations aux abords du Vieux Port, avec une mise en scène aussi moderne qu’impressionnante d’Hedda Gabler d’Henrik Ibsen, dont on peut considérer qu’elle a d’ores et déjà fait date.

Hedda a épousé Jørgen Tesman, spécialiste d’histoire culturelle qu’elle pensait promis à un avenir universitaire tout tracé. Egocentrique et calculatrice, Hedda a choisi Tesman pour cette unique raison, repoussant au passage (comme le spectateur le comprendra plus tard) Eilert Løvborg, autre prétendant plus ‘‘iconoclaste’’, asocial et dépravé. Las, au retour d’un voyage de noces particulièrement ennuyeux, alors que la jeune mariée peine déjà à subir le poids du quotidien, la carrière de l’époux se trouve soudainement menacée par la réapparition en gloire de Løvborg. Libéré des démons de l’alcool grâce à l’influence positive d’une autre femme, Théa, Løvborg vient de publier un ouvrage au succès retentissant, portant sur le même sujet que les travaux de Jørgen, et s’apprête à en faire paraître un second à même de le faire entrer de plein pied dans les annales de la philosophie. Acculée, Hedda va mettre tout son art de la manipulation au service de la ruine de Løvborg, jusqu’à pousser celui-ci à la mort après avoir détruit son œuvre.

C’est en 2005 que Thomas Ostermeier – dont il me semble inutile de préciser à quel point il est une figure quasi-incontournable du théâtre contemporain – a mis en scène cette pièce de 1890. Depuis la troupe est en tournée à travers l’Europe. Il faut dire qu’Ostermeier a déployé ici tous son talent, usant de toutes les ressources de la mise en scène contemporaine (plateau tournant, projections vidéo, musique...) avec un remarquable brio.

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On pourra, peut-être, faire la fine bouche devant quelques éléments qui relèvent d’une modernisation ‘‘à marche forcée’’ du texte. Non seulement Ostermeier installe ses personnages dans un décor contemporain – ce qui, jusque là, n’est jamais qu’une pratique on ne peut plus courante –, mais la traduction va jusqu’à transformer le texte d’Ibsen pour y intégrer téléphone, photocopies, taxi, sida, et surtout PC, le manuscrit de Løvborg devenant ici un fichier informatique dans un ordinateur portable qu’Hedda anéantira à coups de marteau. Ce n’est pas s’ériger en puriste obtus que de s’interroger sur les implications d’une telle pratique. Reste que dans le contexte de la représentation, le spectateur emporté par la force de la pièce et de la mise en scène a vraiment autre chose à faire qu’à se lancer dans ce genre de débats intérieurs, et que ces transgressions ‘‘passent’’ très bien la rampe, signe de la réussite, sur ce point encore, de Thomas Ostermeier qui s’attache à faire ressortir toute la modernité du texte d’Ibsen.

Les acteurs – formidables, à commencer bien sûr par Khatarina Schüttler, dans le rôle-titre, mais ses partenaires masculins, Lars Eidinger (Tesman), Kay Bartholomäus Schultze (Løvborg), Jörg Hartmann (Brack), ne sont pas en reste – évoluent ici dans un décor design: vaste canapé vert, portes vitrées coulissantes donnant sur le jardin, miroir surplombant le tout... Le jeu des acteurs comme le décor jouent d’un certain naturalisme qui n’exclut pas la profondeur, ‘‘affective’’ ou symbolique. Le refus du pathos pratiqué par le metteur en scène donne encore plus de poids à la pièce. Derrière des apparences banales, qui pourraient être celle de pratiquement n’importe quelle soirée entre amis, se devinent des abîmes de noirceur. Guidée autant par l’ambition que par le dégoût d’elle-même, Hedda cherche à détruire ce qu’elle ne peut être ni avoir. La naissance d’un monstre? La grandeur tragique tourne court: le parcourt de Løvborg ne s’achève pas comme Hedda l’avait espéré, mais dans un bordel sordide, et donne l’occasion à un voisin concupiscent d’exercer un chantage pour obtenir des faveurs. «Tout ce que je touche devient bas et ridicule.» se plaint-elle. L’interprétation scénique qu’Ostermeier donne des répliques finales renforce encore la cruauté du parcours du personnage. Ibsen est de notre temps. Il n’y a plus de place pour les héros, fussent-ils noirs. La trajectoire d’Hedda s’achève dans l’indifférence générale, drame insignifiant au sein d’une société qui n’admet pas l’échec.

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