28.1.08

De main en main, les petits chemins

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Quand on achète un livre d’occasion, on sait, par principe, que ce livre est passé, en un temps, en d’autres mains, qu’un autre lecteur au moins, avant soi, en a tourné les pages et parcouru les lignes. C’est, me direz-vous, le principe même de tout achat d’occasion. Est-ce du fait de mon rapport – de ‘‘lettreux’’ – aux livres, ou à quelque spécificité propre à l’objet même – ce rapport nécessairement très ‘‘matériel’’ que l’on a avec lui quand on le parcourt – que je considère qu’il n’en va pas tout à fait de la même façon pour un livre et pour, mettons, un CD, un DVD?... (N’ayant jamais encore eu en ma possession de meuble ou d’objet usuel acquis par cette voie, ma voiture mise à part, j’avoue ignorer ce qu’il en est dans ces cas-là.) Toujours est-il que lire un livre qui appartient ou a appartenu à quelqu’un d’autre n’est pas tout à fait pareil que de lire un livre qu’on a soi-même acheté pour son propre usage quelques temps plus tôt. – Cela induit, d’ailleurs, chez certains lecteurs des réactions fort diverses, car il y a les fanatiques du touche-pas-à-mon-livre comme il y a les fanatiques du volume annoté et de la théorie de la transmission. – Evidemment, dans cette histoire de lecture ‘‘seconde’’, il y a des gradations: le rapport à l’autre lecteur qui s’opère par le truchement du livre commun n’est pas le même dans le cas d’un livre acheté d’occasion, dont s’est auparavant dessaisi un propriétaire anonyme – surtout s’il n’a laissé sur l’objet aucune autre marque de son passage que l’usure du temps –, et lire un livre que vous a prêté, un exemple pris au hasard en toute innocence, votre petite amie. Mais un phénomène similaire se joue, auxquels nous prêtons simplement plus ou moins d’attention selon les cas.

Ces présupposés ayant été énoncés – à la différence de la masse d’anecdotes personnelles relatives à ces sujets, que je m’astreins ici à ne pas développer pour ne pas doubler le volume de ce billet avant d’en arriver au fait, mais que je garde dans ma manche pour une éventuelle discussion dans les commentaires (car enfin il y aura bien un jour où quelqu’un va se résigner à laisser à nouveau un commentaire ici oui??) (n’hésitez pas, chers lecteurs de France et d’ailleurs –j’ai la carte–, à venir partager en ces modestes lieux vos propres expériences) – j’en viens à l’évènement fort troublant qui motive le fait que je prenne aujourd’hui la plume le clavier et un peu de mon temps si précieux.

Les plus perspicaces d’entre vous l’auront déjà deviné, je viens de faire l’acquisition d’un livre acheté d’occasion – ce qui, en soi et jusque là, n’a rien d’extraordinaire, nous sommes bien d’accord. Il s’agit d’une édition critique de La Défense de l’infini de Louis Aragon, parue dans la collection «Les Cahiers de la NRF» de Gallimard il y a un peu plus de dix ans, et actuellement épuisée. L’achat a été effectué via la plateforme dédiée au marché de l’occasion d’un site de vente en ligne bien connu qui n’a pas besoin que je lui fasse de pub. Aujourd’hui, je reçois mon paquet. Je défais l’emballage, j’inspecte rapidement la bête: bon état général, seules quelques pliures, néanmoins peu prononcées, sur le dos (le volume est épais) attestent qu’il a bien été lu; quelques minimes déformations de la reliure, qu’il a bien eu une ‘‘vie’’ avant d’atterrir dans ma boîte aux lettres, mais n’a reçu durant celle-ci aucune mutilation; bref, tout est pour le mieux, rien à signaler. Jusqu’à ce que...

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C’est en feuilletant le livre que je l’ai trouvé. Glissé entre la couverture et la page de garde, un petit rectangle de carton blanc, frappé d’un sigle NRF rouge, et une dédicace: «à Michel Decaudin, en chaleureux hommage, Lionel Follet». Des noms qui, sans que je puisse dire tout de suite d’où je les connaissais, ne m’étaient pas totalement étrangers. – Si peu étrangers, en fait, qu’en regardant à nouveau attentivement le carton, je m’aperçois que je les ai tout de suite ‘‘reconstitués’’, malgré quelques petites ‘‘déformations’’ dues à l’écriture manuscrite (Miclul?...) qui ne m’étaient même pas apparues à première lecture.

Michel Decaudin, disparu en 2004, fut l’un des grands spécialistes de la poésie française moderne et contemporaine. Seul ou en collaboration, il avait notamment dirigé la publication dans la «Bibliothèque de la Pléiade» des œuvres complètes de Guillaume Apollinaire – son auteur de prédilection –, et plus récemment des deux premiers volumes des œuvres complètes de Jean Cocteau, avant que la mort ne l’empêche de poursuivre son travail sur le troisième. Ces volumes, je les connais, pour une bonne raison: je les ai chez moi (du moins les volumes des œuvres de Cocteau et celui des Œuvres poétiques d’Apollinaire). Quant au nom de Lionel Follet, s’il ‘‘sonnait’’ de façon moins évidente à mon esprit, je n’eus pas à le chercher bien loin, il suffisait de tourner la page: c’est, tout simplement, celui de l’éditeur scientifique de l’ouvrage que je tiens dans mes mains.

Quels liens ont pu exister entre les deux hommes, je l’ignore. Travaillant tous les deux sur des sujets proches, ils ont, au moins, dû se croiser à l’occasion de plusieurs colloques; une amitié plus profonde les unissait peut-être. L’un, en tout cas, a jadis offert à l’autre ce volume qui vient d’être livré chez moi. Au-delà de la légère amertume de constater que le contenu de la bibliothèque d’un universitaire de la stature de M. Decaudin a, selon toutes apparences, après son décès, fini vendue à l’encan à une librairie d’occasion – écoulant son stock, d’après ce que le blog de celle-ci donne à en voir, entre vente par Internet (relayée par le site où j’ai passé commande) et ‘‘bourses aux livres’’ nord-pas-de-calaises aux allures de vide-grenier –, je dois vous avouer que je ressens une émotion assez étrange à tenir ce livre entre mes mains.

Quand on achète un livre d’occasion, on sait qu’un autre lecteur en a tourné les pages, mais on n’en connait pas, généralement, l’identité. Ce n’est pas tout à fait le cas de celui-ci, bien qu’évidemment je n’aie jamais rencontré en personne les deux protagonistes de l’affaire. Par des chemins inattendus, un livre offert par son maître d’œuvre à un grand universitaire, son aîné, vient de rejoindre la bibliothèque d’un (aspirant) futur enseignant. Autant vous dire que ce livre-là, je compte bien lui accorder un soin tout particulier...