30.11.09

Nuits d’ici et là-bas

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Le crépuscule tombait à la même heure toute l’année. II était très court, presque brutal. À la saison des pluies, pendant des semaines, on ne voyait pas le ciel, il était pris dans un brouillard uniforme que même la lumière de la lune, ne traversait pas. En saison sèche par contre le ciel était nu, découvert dans sa totalité, cru. Même les nuits sans lune étaient illuminées. Et les ombres étaient pareillement dessinées sur les sols, les eaux, les routes, les murs.

Je me souviens mal des jours. L’éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c’était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c’était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J’ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d’immobilité. L’air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu’aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu’à la consommation totale de l’espace et du temps de la nuit.



Marguerite Duras, L’Amant, 1984. Vincent Van Gogh, Nuit étoilée au-dessus du Rhône, 1888.

11.11.09

Vous avez demandé la Police de la Pensée? Ne quittez pas

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Il ne suffit pas au gouvernement d’agir comme il le fait depuis deux ans et demi maintenant, il semble qu’il lui faille encore être sûr de ne pas se l’entendre trop vivement reprocher. Le petit ballet médiatique soigneusement orchestré la semaine dernière autour de l’aveu par Nicolas Sarkozy, en tout-petit-comité, sans doute soigneusement choisi, de quelques erreurs politiques tout aussi soigneusement choisies, situe apparemment la limite de ce que le pouvoir peut tolérer. Et s’il faut inventer des lois pour garantir que l’on n’aille pas plus loin, eh bien, dans la logorrhée législative actuelle, on n’est plus à ça près, semblent bien se dire certains députés avides de brosser le pouvoir dans le sens du poil.

Dont acte avec Éric Raoult, député UMP de Seine Saint-Denis, qui vient à l’Assemblée d’«attire[r] l’attention de M. le ministre de la Culture et de la Communication sur le devoir de réserve, dû aux lauréats du Prix Goncourt. En effet, estime M. Raoult, ce prix qui est le prix littéraire français le plus prestigieux est regardé en France, mais aussi dans le monde, par de nombreux auteurs et amateurs de la littérature française. À ce titre, le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l'image de notre pays.»

En cause, une interview donnée (en août, pour ajouter au caractère ubuesque de la chose) par Marie NDiaye, lauréate lundi du fameux Goncourt pour son roman Trois femmes puissantes. Au cours de cette interview, donc, donnée aux Inrockuptibles, et disponible intégralement par là, Marie NDiaye, interrogée, entre autres questions plus littéraires et culturelles, sur ce qu’elle pense de «la France de Sarkozy», a répondu la trouver «monstrueuse», expliquant que le fait qu’elle ait choisi «juste après les élections» de déménager à Berlin avec homme et enfants était «loin d’être étranger à ça». «Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité... explique Marie NDyiaye. Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux. [...] Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion, un refus d’une différence possible.» Et de conclure sur le sujet en disant que si le gouvernement de l’Allemagne où elle habite à présent est également à droite, celle-ci «n’a rien à voir avec la droite de Sarkozy: elle a une morale que la droite française n’a plus».

Des propos inacceptables pour Éric Raoult, qui estime qu’«Une personnalité qui défend les couleurs littéraires de la France se doit de faire preuve d’un certain respect à l’égard de nos institutions, plus de respecter le rôle et le symbole qu’elle représente. C’est pourquoi, il me paraît utile de rappeler à ces lauréats le nécessaire devoir de réserve, qui va dans le sens d’une plus grande exemplarité et responsabilité.» et en appelle à Frédéric Mitterrand – lequel n’a pas encore donné de réponse, tout occupé qu’il doit être depuis un certain temps maintenant à se mordre consciencieusement et très-régulièrement les doigts d’avoir abandonné la Villa Médicis pour entrer dans ce gouvernement (ah! traîtresse Carla!!).

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À défaut de réponse ministérielle, nous nous joindrons humblement à ceux qui rappellent et rappelleront à M. Raoult les éléments suivants:

– il n’existe pas dans le droit français de ‘‘devoir de réserve’’ pour les écrivains, qu’ils aient ou non reçu un prix littéraire;

– outre que de façon générale le ‘‘devoir de réserve’’ n’a aucune existence dans le droit administratif français, mais seulement jurisprudentielle, l’État ne saurait de toute façon l’invoquer pour interdire à ses fonctionnaires l’expression de leurs opinions politiques, expression garantie à tout citoyen depuis la Déclaration de 1789 (voir ici);

– enfin, pas plus que recevoir le Goncourt ne fait de vous un fonctionnaire français, il ne va de pair avec une quelconque obligation de ‘‘défendre les couleurs de la France’’. Un écrivain n’a à défendre que son œuvre propre, et, éventuellement, la vision du monde qu’il aurait choisi d’y exprimer.

On notera d’ailleurs que l’Académie Goncourt couronne des romans d’expression française, ce qui signifie qu’il n’est pas même besoin que ces romans soient écrits par des Français, comme l’a encore prouvé en 2006 le cas des Bienveillantes de l’Américain Jonathan Littell (mais on pourrait aussi évoquer le récemment disparu Jacques Chessex, Suisse et Goncourtisé en 73 pour L’Ogre, sans parler des auteurs à double nationalité comme Amin Maalouf ou l’an dernier Atiq Rahimi...).

L’appel d’Éric Raoult cumule donc, à première vue, contre-sens et aberrations. Mais peut-être est-il symptomatique d’autre chose. Adoptons une perspective supérieure. Il y a peu, notre Prince-Président affirmait avoir assisté sur place à la chute du Mur de Berlin, alors que tout – les faits (et les archives) sont têtus, sauf pour TF1 – tend à prouver qu’il n’a mis les pieds dans la capitale allemande qu’une semaine plus tard. Lors de la commémoration de cette même chute, il a déclaré que l’évènement avait ouvert la voie à la démocratisation de différents pays de l’Est dont... la Pologne, dont nous pensions jusque-là benoîtement que c’était, a contrario, la démocratisation qui avait été un signe avant-coureur de la chute du Mur. Bourdes? Contre-vérités – voire, dirons peut-être les plus venimeux, mensonge? Point! Soyons-en persuadés: visionnaire, notre Président transcende désormais les lois de la physique, et la chute du Mur de Berlin représente le point dans l’espace-temps à partir duquel Nicolas Sarkozy explore les chemins des passés possibles, réécrivant l’Histoire à l’envers. Ça devait bien finir par arriver: Éric Raoult ne fait que poursuivre dans la voie tracée par notre glorieux leader, en ramenant la France... dans l’URSS d’avant la perestroïka.



***
Post-scriptum n°1: à ceux qui s’inquiètent de la façon dont sont défendues les couleurs culturelles de la France, par ceux à qui il revient, cette fois, de le faire, on conseillera de se pencher sur le cas des dernières nominations aux titres de chevaliers et de commandeurs de l’ordre des Arts et Lettres, nominations signées le dernier jour de son mandat par la Ministre de la Culture Christine Albanel et concernant, ô surprise, exclusivement des membres de son cabinet, «conducteur d’automobile» et personnalité suspendue dans le cadre de ‘‘l’affaire’’ TF1-Bourreau compris. Dévoilée la semaine dernière par le blogueur (et parlementaire) Autheuil, l’information commence à filtrer à travers la toile même si on peut douter qu’elle atteigne jamais les ‘‘grands médias’’.

Post-scriptum n°2: à l’heure où j’écris ses lignes, j’apprends que Nicolas Sarkozy aurait poursuivi sa remontée dans le temps, en ayant fait jouer devant Angela Merkel, conviée aujourd’hui aux célébrations de l’armistice de 1918, Deutschland über alles, version de l’hymne allemand qui n’est plus pratiquée par les principaux intéressés depuis 1991 et est généralement perçue par eux comme un rappel à l’époque du IIIe Reich. Mais où s’arrêtera-t-il?...

6.11.09

Dans le parfum désert de ces anciens rois...

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Plan fixe. «Jeanne» (Moreau) soliloque seule attablée à une grande table dans un salon Napoléon III, quand elle est rejointe par «Fanny» (Ardant), qui a elle aussi reçu une invitation. Au bout d’un moment, «Nathalie» (Baye) sort de dessous la table, très contrariée d’avoir perdue une boucle d’oreille en forme de crabe, à laquelle elle tient beaucoup puisque, explique Jeanne, elle-même est du signe du Cancer. Au bout d’un moment, comme aucune des trois ne sait pourquoi elles ont été invitées, qu’il n’y a ni domestique, ni hôte, ni autres convives en vue, elles décident de se servir à boire en attendant. Un peu plus tard, on retrouvera le même cadrage sur la table désormais vide tandis que résonneront, hors champ, les voix des trois dames fredonnant l’air du «tourbillon de la vie» en le jouant très approximativement sur un piano tout aussi approximativement accordé.

Cette réunion, dépourvue de sens et de finalité, de gloires qui n’ont jamais parues si vieilles et passent le temps présent en songeant au temps passé, constitue la scène qui peut-être résume le mieux Visage, le dernier film de Tsai Ming-liang. Bien mieux, en tout cas, que le pitch officiel du film, qui – avec quelques détails dont je vous fais grâce, puisque de toute façon on n’en voit pas le premier centimètre de l’ombre dans le film proprement dit – évoque, grosso modo, le tournage d’une adaptation du mythe biblique de Salomé dans le Musée du Louvre. Pour être tout à fait juste, ce résumé pourrait convenir, si l’on n’est pas trop regardant, aux vingt dernières minutes du film. Mais avant ces vingt minutes, il y a deux heures. Deux (longues) heures essentiellement constituées de successions de séquences en plans fixes, scènes tour à tour banales, absurdes ou plus ou moins oniriques, dont un certain nombre semblent essentiellement reliées entre elles par le principe de la kyrielle (marabout, bout d’ficelle...), visuelle et non syllabique: tandis que, hors champ, un homme tente de joindre par téléphone portable un acteur nommé Antoine, la caméra fixe un homme assis à une table, qui ramasse par terre une plume de pigeon et la pose sur la table; la séquence suivante s’ouvre sur des plumes de pigeon à la fenêtre d’un appartement, où a lieu une inondation qui envahit bientôt tout l’espace, tandis que las de la combattre, le protagoniste finit par s’en aller plutôt prodiguer des caresses intimes à une femme enceinte allongée sur un lit, et qui est peut-être sa mère (?), tandis que l’eau continue de monter; le plan suivant est centré sur de l’eau coulant dans un caniveau, le long d’un trottoir où marche Fanny Ardant, qui va sonner, vainement, à une porte; puis on retrouve la même Fanny Ardant qui va s’assoir au Père Lachaise; et au plan suivant c’est Jean-Pierre Léaud qu’on trouve assis, mais dans le Jardin des Tuileries cette fois... etc.

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Quelques séquences, vers le milieu du film, tournent autour d’un non-dit: la mort de la mère du réalisateur. Mais un non-dit, c’est déjà, même dans sa négativité, quelque chose qu’on peut appréhender. Le plus souvent, Tsai Ming-liang donne surtout l’impression de n’avoir rien à dire. Ni même, à défaut, rien à raconter. Seulement voilà, parvenir à faire tenir une œuvre uniquement par la force du ‘‘style’’, de l’esthétique, à l’exclusion de tout autre facteur, suppose un talent nettement supérieur à celui dont le réalisateur fait preuve dans ce film (n’ayant vu aucun des précédents, je n’émettrai pas de jugement définitif, mais enfin je ne compte pas me précipiter pour découvrir le reste de sa filmographie...). Tel quel, Visage a surtout l’allure d’une juxtaposition de courts-métrages: tiens, j’ai une idée, filmons, les estampilles ‘‘auteur’’ et ‘‘art et essai’’ feront passer. Notons que dans le lot, certains, d’ailleurs, auraient pu être intéressants, et qu’il arrive qu’on finisse par brièvement se laisser prendre, un peu, au jeu hypnotique. Mais l’accumulation produit surtout un effet de délitement, de déréliction, d’ennui et de consternation.

Tsai est visiblement fasciné par Truffaut, et ne rate pas une occasion de nous le faire savoir: en convoquant les stars de l’époque, en faisant lire (longuement) à l’une un livre sur le réalisateur, en faisant évoquer à l’autre le souvenir de «François», en faisant fredonner à plusieurs reprises la rengaine de Jules et Jim... Mais qu’il y a loin de la vitalité qui se dégage des films de la Nouvelle Vague, à la production languide de Tsai Ming-liang! – De même, on sera prié de se garder de toute référence au surréalisme authentique. – Il ne suffit pas de faire citer en boucle dans une scène à un acteur les noms de Pasolini, Welles, Chaplin et consorts, pour se mettre à leur niveau. Il ne suffit pas de convoquer brièvement Nathalie Baye, qui fit l’une de ses premières apparitions dans le rôle d’une scripte dans La Nuit américaine, dans un film où il est (vaguement) question de tournage cinématographique, pour faire de celui-ci un équivalent de celui-là. Tsai, ‘‘auteur’’ étranger, reçu régulièrement à Cannes, convoque ‘‘nos’’ étoiles devant sa caméra: voilà peut-être le principe qui explique les éloges, au ton souvent un peu trop visiblement forcé, que j’ai pu lire du film, de la part de critiques qui auraient probablement descendu en flammes un cinéaste français qui se serait permis la moitié de ce que se permet le Taïwanais. Hélas! comme il est des amis qui nous passent le besoin d’ennemis, il est des hommages qui valent les pires enterrements. C’est peu dire que les célébrités réunies ici ne sortent pas grandies de l’exercice – singulièrement Jean-Pierre Léaud, présenté comme une sorte de débile cacochyme, à moitié fou, qui fait peine à voir, et même à entendre (on comprend à peine plus ce qu’il dit que le reste du film...).

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On demeure quelque peu gêné en pensant au nombre de financements privés et surtout publics, en provenance de plusieurs gouvernements, monopolisés, au détriment d’autres cinéastes, par l’entreprise d’auto-scrutation/exhibition de nombril de Tsai Ming-liang, avec son parterre de stars entraînés dans la galère et son tournage entre Paris et Taipei – dont le peu que l’on voit à l’écran (l’intérieur d’un crematorium, l’intérieur d’un appartement, un bout de périphérique) pourrait tout aussi bien appartenir à la banlieue parisienne, d’ailleurs. Le film est l’«opus 1» d’une série intitulée Le Louvre s’offre aux réalisateurs (on imagine que le verbe s’offrir est une vue de l’esprit...): quand il en accepte le principe – c’est-à-dire, comme mentionné plus haut, dans les vingt dernières minutes du film –, Tsai n’en filme quasiment que les sous-sols, égouts et conduits de chauffage, le seul plan à montrer le musée proprement dit étant l’avant-dernier du film, lorsqu’un Léaud en costume d’Hérode et en rupture de tournage débarque devant le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci (attention: idée). De la figure de Salomé censée fournir le sujet du film, on ne retrouve pas grand-chose non plus hors la danse des sept voiles, jusqu’au nu intégral – mais dont l’outrance et le kitsch désamorcent totalement la charge érotique –, exécutée par Laetitia Casta devant un Lee Kang-sheng (alter ego du réalisateur) entravé et barbouillé de sauce tomate. Encore cette scène constitue-t-elle, pour la caution ‘‘jeune’’ star bankable du film, le sommet de sa prestation, un cran au-dessus des précédentes scènes musicales, chantées en playback, où l’actrice devait se livrer, dans d’improbables costumes Christian Lacroix, à des chorégraphies signées Philippe Découflé, le tout ayant irrésistiblement l’allure de spots de pub pour parfum ou galerie marchande chic démesurément étendus – et sans que l’on en saisisse le rapport avec le reste du film, bien entendu. Enfin, je suis mauvaise langue, il y avait aussi toutes les scènes où elle s’appliquait à couvrir méthodiquement (et longuement, oui) des fenêtres et des miroirs avec du ruban adhésif noir...

Si l’on ajoute qu’une part non négligeable des rares lignes de dialogue du film semble renvoyer à la situation d’une salle de cinéma appelée à se vider avant la fin, on concevra qu’il n’est pas absolument impossible de percevoir, derrière la pose arty du réalisateur, quelque chose comme du foutage de gueule. Rien, dans l’absolu, n’empêche un film d’avoir un rythme très lent, peu de dialogues, une construction non-linéaire se détournant de la narration classique, et de rester passionnant. Tout à son petit plaisir de faire tourner dans son manège Léaud, Ardant, Casta et les autres, Tsai Ming-liang n’a pas retenu cette option pour ce film-ci, se contentant, apparemment, de diluer indéfiniment quelques plutôt pauvres idées pour aboutir finalement à un pensum prétentieux et très peu fascinant.

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