27.11.07

La question demeure

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Il n’y a point eu d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général & pour les peuples en particulier, que la découverte du nouveau monde & le passage aux Indes par le Cap de Bonne-Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puissance des nations, dans les mœurs, l’industrie & le gouvernement de tous les peuples. C’est à ce moment que les hommes des contrées les plus éloignées se sont devenus nécessaires: les productions des climats placés sous l’équateur se consomment dans les climats voisins du pole; l’industrie du nord est transportée au sud; les étoffes de l’orient habillent l’occident, & par-tout les hommes se sont communiqués leurs opinions, leurs loix, leurs usages, leurs remedes, leurs maladies, leurs vertus & leurs vices.
Tout est changé & doit changer encore. Mais les révolutions passées & celles qui doivent suivre, ont-elle été, peuvent-elles être utiles à la nature humaine? L’homme leur devra t-il un jour plus de tranquillité, de vertus & de plaisirs? Peuvent-elles rendre son état meilleur, ou ne feront-elles que le changer?


Commencement de l’Histoire philosophique et politique des établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes (plus communément connue sous le titre Histoire des deux Indes) de l’abbé Raynal, 1770. Photographie: Nicolas Sarkozy devant les soldats de terre cuite du mausolée de Qin Shi Huangdi à Xi’an lors de sa visite officielle en Chine, cliché de Philippe Wojazer pour Reuters, 25 novembre 2007.

20.11.07

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‘‘Something wicked this way comes...’’:
Welles, Kurosawa, Macbeth et la terre gaste

– Ce billet est édité dans le cadre du blog-a-thon Kurosawa. (
For the English-readers, a shorter version of this text is available on the comments.) –

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Orson Welles et Akira Kurosawa ont notamment en commun d’avoir tous deux manifesté un intérêt certain à l’égard de l’œuvre de Shakespeare, au point de signer chacun trois adaptations cinématographiques de l’œuvre du dramaturge anglais: Macbeth (1948), Othello (The Tragedy of Othello, the Moor of Venice, 1952) et Falstaff (Chimes at Midnight, 1965) pour le premier, Le château de l’araignée (Kumonosu jō, 1957), Les salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960) et Ran (1985), respectivement inspirés de Macbeth, d’Hamlet et du Roi Lear, pour le second. Comme on le voit, chacun des deux ‘‘triptyques’’ s’ouvre par une adaptation de la même pièce – Macbeth (1605) – et comme vous êtes de petits malins, vous aurez déjà compris que c’est de ces deux adaptations-là qu’il sera question ici.

Welles s’était déjà intéressé auparavant à Macbeth qu’il avait mis en scène au théâtre à New York en 1936, transposant l’action dans l’Haïti du roi Christophe (il nous ne nous reste que quatre minutes de captation vidéo de ce «Macbeth vaudou», que vous pouvez voir par ici). Une décennie plus tard, celui qui avait entretemps réalisé Citizen Kane, La splendeur des Amberson, Le criminel et La dame de Shanghai convainquit Republic Pictures de produire une adaptation à l’écran. Republic était à cette époque un petit studio spécialisé dans la série B; mais l’on peut imaginer que Welles, après les démêlés qu’il avait eu avec les majors sur ses précédents films, fut heureux de se trouver à nouveau un producteur lui laissant toute liberté (comme à l’époque de Citizen Kane), même si cette liberté ne jouait que dans les cadres étroits d’un budget de 500 000 dollars et d’un temps de tournage d’une vingtaine de jours. L’échec commercial et critique du film à sa sortie aux USA en 1948, naufrageant les espoirs d’un film ‘‘de prestige’’ pour le studio, fit cependant changer le vent: le patron de Republic Pictures, Herbert Yates, exigea que le film soit remonté, raccourci, et la bande-son réenregistrée. La nouvelle mouture, sortie sur les écrans en 1950, ne fut guère mieux accueillie.

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L’échec du film dans les pays anglophones – alors qu’il rencontra le succès dans d’autres pays, et spécialement en France – tenait sans doute au fort accent écossais que Welles avait imposé à toute la distribution (d’où la volonté de Yates de réenregistrer les dialogues): de nombreux critiques anglais et américains se plaignirent que les vers y étaient inintelligibles. Mais les libertés prises par Welles avec le texte durent aussi avoir leur importance – des libertés qui, si elles ne choqueraient personne aujourd’hui, n’étaient guère de mise à l’époque dans les adaptations de Shakespeare à l’écran: changements dans la distribution des dialogues, représentation à l’écran d’un meurtre commis hors scène dans la pièce, et surtout création d’un personnage (le ‘‘saint père’’). Il faut se représenter que jusque-là l’adaptateur le plus ‘‘libre’’ de Shakespeare à l’écran était Laurence Olivier!

Mais au-delà de l’intérêt ‘‘biographique’’ que représente Macbeth, qui signa la transformation définitive d’Orson Welles en artiste maudit (et le fait qu’il interprète lui-même le rôle-titre ne saurait nous laisser indifférents), il est plus que temps de reconsidérer à sa juste valeur artistique ce film qui mérite d’être vu comme l’un des sommets de la carrière du réalisateur. Dès son ouverture proprement stupéfiante, qui nous plonge dans un monde incertain où nuages, brumes et fumées se mêlent, et de là dans le chaudron même des sorcières, occasion de plans visuellement à la limite de l’abstraction, Welles ne nous laisse aucun doute: il a réussi à transcender à la perfection les contraintes matérielles que lui imposaient un tournage au sein d’un studio comme Republic Pictures. S’inspirant des expressionnistes allemands (qui avaient eux aussi su transformer en art leur manque de moyens), Welles, ‘‘contraint’’ à une inventivité de tous les instants, de tous les plans, s’affranchit de toute astreinte réaliste et crée de toutes pièces un monde hors du temps, barbare, quasi-antédiluvien, où forces païennes et chrétiennes sont encore en lutte; ou, pour citer les fameux mots André Bazin, qu’il serait vain de vouloir paraphraser ici: «un univers de préhistoire, non celle de nos ancêtres les Gaulois ou des Celtes, mais d’une préhistoire de la conscience à la naissance du temps et du péché, quand le ciel et la terre, l’eau et le feu, le bien et le mal ne sont point encore distinctement séparés».

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Cet univers visuel participe à la construction du personnage de Macbeth, tout à la fois entraîné dans une spirale de meurtres et de violence et de plus en plus écrasé par un rôle royal pour lequel il n’est pas à la hauteur. Toujours menacés d’être engloutis par les ténèbres, les personnages sont parfois réduits à l’état de pures ombres («Life’s but a walking shadow»...). Les couloirs de la forteresse de Dunsinane plongent dans les entrailles de la terre, donnant plus à l’endroit l’allure d’une grotte que d’un château, tandis que les tours et hauteurs du lieu semblent des doigts qui chercheraient à griffer le ciel. La destinée des personnages et le monde qui les entoure apparaissent comme indissolublement liés, dans la même sauvagerie sans âge.

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Réalisé dix ans après le tournage en vingt-et-un jours du Macbeth d’Orson Welles, Le Château de l’Araignée repose, matériellement parlant, sur d’autres bases, puisqu’il s’agit cette fois d’une superproduction Toho. Nonobstant, le film de Kurosawa, comme celui de Welles, se soldera lui aussi par un échec commercial et critique; mais ce n’est pas la seule chose que les deux œuvres ont en commun.

Le futur ‘‘empereur’’ du cinéma nippon transpose l’intrigue de la pièce de Shakespeare dans le Japon de l’âge des provinces en guerre (Sengoku jidai), soit la fin de notre XVIe siècle. Toutefois, cette précision de l’implantation historique – qui peut sembler à l’opposée du geste de Welles – est perturbée dès les premiers plans du film, qui se situent dans une postériorité non-précisée par rapport à l’action: «Voyez donc: voici ce qui reste des rêves de ces hommes. Les obsessions dont ils étaient prisonniers résonnent encore en ce lieu.» commence la voix off, qui conclura son introduction par cette réflexion: «Hommes d’hier, hommes d’aujourd’hui, rien n’a changé». L’action du Château de l’Araignée s’inscrit donc dans une atemporalité, une histoire cyclique comme le suggèrent tant la reprise des plans et paroles de l’ouverture à la fin du métrage qu’une remarque faite par l’un des personnages même au cours de la scène de banquet – provoquant l’ire de Washizu (Toshiro Mifune): «Toi, démon, écoute bien: jadis, il est arrivé la même histoire...». C’est dans ce cadre atemporel qu’apparaît la silhouette du château, apparition fantomatique qui n’est pas sans évoquer les structures du théâtre Nô (auquel Kurosawa emprunte certains éléments, de façon discrète toutefois), et qui sera appelée à s’évanouir à nouveau à la fin de l’histoire.

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Le film se promet comme l’histoire d’une destruction: «Ici s’élevait le Château de l’Araignée», peut-on lire en ouverture sur une stèle. La lande désolée, stérile et brumeuse sur laquelle s’ouvre l’œuvre n’augure, de fait, rien de bon. A posteriori, il est difficile de ne pas comparer Le Château de l’Araignée à une autre adaptation shakespearienne sur le mode du jidaigeki réalisée vingt-sept ans plus tard par Kurosawa. Si Ran décrit un monde qui sombre dans le chaos (c’est d’ailleurs la traduction du titre...), les premières scènes présentent un univers ordonné, ritualisé, civilisé – même si les éléments qui le minent ne tardent pas à se faire jour. Hidetora (Tatsuya Nakadai) a voué sa vie l’unification d’un territoire: les deux heures trente qui suivront seront la description de l’éclatement de ce territoire, jusqu’à la destruction du clan des Ichimonji et la transformation de la plaine verdoyante des séquences d’ouverture en terre vaine. Le Château de l’Araignée, lui, se situe dès l’abord dans un monde qui a déjà basculé dans la guerre, et la société ritualisée (telle que présentée durant la scène de concertation) fait pâle figure, déjà défaite, n’imaginant plus comme unique alternative à la défaite que de s’enfoncer dans la forêt de l’Araignée, c’est-à-dire: dans le chaos.

En marge de l’univers humain (et faisant un saisissant contraste, durant tout le métrage, avec les scènes d’intérieur très épurées), le chaos de la forêt est immédiatement traduit visuellement par la façon dont Kurosawa filme les deux cavaliers (Washizu et Miki) galopant en son sein: dans cet inextricable fouillis des branches d’arbres, encore accentué par la vitesse du traveling, les figures humaines disparaissent quasiment. Comme son nom l’indique, la forêt de l’Araignée est un réseau enchevêtré où l’on ne peut que se perdre. En son centre se trouve l’esprit de la forêt – l’Araignée, filant au milieu de cadavres (ses victimes?) –, qui tient dans le film le rôle des trois sœurs fatales de Shakespeare. Par la prophétie qu’il énonce, l’esprit va étendre les limites de ce chaos, que Miki et surtout Washizu vont en quelque sorte emporter avec eux: dans la séquence suivante, la brume succède à la forêt et il n’y a plus aucun obstacle physique; les hommes sont seuls avec eux-mêmes, passant et repassant sans cesse dans l’espace vide, comme si c’étaient leurs propres volontés, leurs propres passions qui les égaraient à présent. Cette transposition du chaos de la forêt dans l’ordre mental et moral est également signifiée visuellement lors de la deuxième consultation de l’esprit par Washizu: plus arachnéennes que jamais, les branches autour de lui semblent comme un symbole de la toile des passions qui motivent sa visite et l’emprisonnent désormais.

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De fait, si la fascination, voire la possibilité de l’identification, pour le personnage de Macbeth transparaît dans la version de Welles, le prologue du film de Kurosawa se place tout de suite dans une distance (bouddhiste) vis-à-vis de ces hommes qui, «hantés par les passions les plus folles», «sont tombés dans la voie du sang». Face à Macbeth, film dément (à tous points de vue), Le Château de l’Araignée adopte la posture du sage. Bien que les deux films aient exactement la même durée (1h45), le choix des épisodes qui y sont développés s’avère, par ailleurs, sensiblement différent. Ainsi, Kurosawa développe plus l’étude du caractère de Washizu (signe de cet étirement, la prophétie qui ouvrait le film de Welles n’intervient chez Kurosawa qu’après un quart d’heure de métrage): alors que le Macbeth de Welles est un être tout entier et dès l’origine rongé par la soif de pouvoir, Washizu est décrit longuement comme un vassal fidèle, et Kurosawa insiste sur ses liens d’amitié avec Miki. Ceci, bien entendu, n’en rend sa transformation ultérieure et les actes qu’il commet alors que plus condamnables. Poussé par l’ambition –la sienne et plus encore celle sa femme... –, Washizu va s’égarer dans des projets criminels et démesurés (à deux reprises il est question, après avoir pris la tête du fief, de marcher sur la capitale), ambition ridiculisée par sa transposition chez les serviteurs et le gag récurrent du «Il y avait donc encore mieux que...», mais qui ne l’en mènera pas moins à sa propre destruction. «Misérables passions humaines... Stupides sont les humains, car ils se font souffrir pour rien.» avait annoncé l’Araignée.

Au final, les deux films inscrivent l’action shakespearienne dans un paysage, une représentation du monde qui apparaît sous les espèces de la terre désolée: sauvagerie barbare pour Macbeth, forêt menaçante et lande désertique pour Le Château de l’Araignée. Ces espaces sont le reflet des passions des hommes qui les traversent; et si ceux-là cherchent aussi à laisser une trace dans le monde comme dans l’Histoire, leurs actions, loin d’être civilisatrices, ne font qu’aller dans le sens de cette sauvagerie de la nature qui les entoure: élever une montagne de cadavres, faire couler un fleuve de sang.

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16.11.07

Love Parade

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Astrée, bergère, et Céladon, berger (mais de bonne famille), s’aiment d’un amour interdit. Pour tromper ses parents, Céladon se prétend engagé auprès d’une autre, mais un fâcheux persuade Astrée qu’il prend son rôle un peu trop à cœur. Convaincue de la trahison de Céladon, Astrée lui interdit de se montrer à nouveau devant elle et celui-ci, de désespoir, se jette à la rivière. Tandis qu’Astrée repentie pleure son amant qu’elle croit mort, Céladon sauvé des eaux par des nymphes – d’ailleurs intéressées – choisit de se conformer à ce qu’il croit être la volonté de sa maîtresse, et se retire dans la solitude des bois pour écrire des chansons et dédier des temples à son amour perdu. Jusqu’à ce qu’un druide compatissant le convainque d’user d’un stratagème: pour retrouver Astrée sans être vu par elle, Céladon accepte d’endosser un déguisement féminin...

Après Cœurs de Resnais, Ne touchez pas la hache de Rivette et La fille coupée en deux de Chabrol, on était légitimement en droit de se demander si Rohmer, dernier prétendant restant à cette tournée triomphale des survivants de la Nouvelle Vague (Godard mis à part, mais attend-on encore quelque chose de Godard?...), allait poursuivre dans la même voie – celle de la réussite et des cinéphiles enthousiastes entonnant le chorus du ‘‘meilleur film du réalisateur’’. Après avoir vu Les Amours d’Astrée et de Céladon, il y a au moins une chose dont on puisse être sûr, c’est que des quelques films évoqués ci-précédemment, le film de Rohmer est, de loin, le plus ovniaque. Aussi fou dans son projet que dans sa réalisation, la dernière et peut-être ultime réalisation du ‘‘Grand Momo’’ est déroutante à plus d’un titre. Et si la vision en est jubilatoire, le spectateur peut parfois se demander s’il jubile vraiment en même temps que Rohmer, ou à ses dépends.

Tout à la fois roman-fleuve et roman-phare pour le XVIIe siècle des salons précieux (avant que Furetière et Molière ne s’en mêlent...), L’Astrée d’Honoré d’Urfé, best-seller en son temps, aujourd’hui quasiment titre connu des seuls spécialistes des lettres, c’est environ cinq mille pages d’une quarantaine de récits galants et ‘‘historiques’’ entrecroisés, enchâssés les uns dans les autres, le tout situé dans une Gaule du Ve siècle revue aux couleurs fantaisistes qu’affectionnaient une certaine société – soit le plus improbable classique qui soit pour ce qui est d’inspirer une adaptation cinématographique. Comment s’emparer du monstre sans que cela nécessite une cinquantaine d’heures de métrage (en l’espèce: moins de deux), et surtout, cela représente-t-il un quelconque intérêt pour le spectateur contemporain, voilà au moins deux questions auquel un tel projet se heurtait quasi-nécessairement. Sauf que...

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Sauf qu’en fait, avec Eric Rohmer à la barre, on pouvait déjà se douter que la deuxième question ne se poserait pas vraiment. Les ‘‘rohmérophiles’’ (dont je ne suis habituellement pas, et que par ailleurs ne faut pas confondre avec les ‘‘romérophiles’’, fans de George Roméro, ce qui n’a pas forcément grand-chose à voir – mais je m’égare), les ‘‘rohmérophiles’’, disais-je, vont peut-être hurler si d’aventure certains me lisent, mais j’ai l’impression que Rohmer ne s’est jamais intéressé au fait de ‘‘coller’’ à son temps. L’aspect séduisant de ces Amours d’Astrée et de Céladon, c’est que le réalisateur s’offre là un cadre hyper-artificiel, du coup particulièrement adapté à ses pratiques cinématographiques usuelles: le maniérisme et l’artificialité du ‘‘parler’’ rohmérien – écriture et diction –, souvent complètement en décalage avec le monde contemporain dans lequel le récit se situe généralement, semblent parfaitement à leur place dans cette transposition à l’écran de la Gaule d’Urfé. En ce sens, ces Amours... apparaissent, au moins autant que comme un retour aux adaptations littéraires des années 70 (La Marquise d’O et plus encore Perceval le Gallois), comme le prolongement des derniers films en date du réalisateur, qui semble tendre, depuis L’Anglaise et le Duc, à inscrire le jeu des acteurs dans un cadre visiblement et principiellement ‘‘factice’’.

Ainsi, même si le réalisateur élague considérablement le matériau originel – en se concentrant sur une seule trame narrative, en ramenant le nombre de personnages de plusieurs centaines à une douzaine, en éliminant tout élément merveilleux –, il est hors de question pour autant d’en gommer les aspects les plus ‘‘délirants’’ à nos yeux modernes, comme ce moment où Astrée lit (et où Rohmer, donc, montre à l’image) les quatrains que Céladon, avant de chercher la mort, a... gravé sur l’écorce d’un arbre. Après cela, le spectateur sait qu’il peut s’attendre à peu près à tout, fût-ce à la présence d’un château Louis XIII dans la campagne gauloise, ou à celle d’un druide expliquant à Céladon que les différentes divinités gauloises ne sont qu’une façon de cacher leur monothéisme à ces païens de vilains envahisseurs romains.

Dans ces moments-là, difficile pour le spectateur de ne pas sourire. Et c’est là que ces Amours d’Astrée et de Céladon deviennent un tantinet problématiques. Car qui se moque, par exemple, de ce poème tout entier gravé sur un arbre? Le spectateur, et lui seul? Rohmer? Et/ou d’Urfé lui-même?... La proportion, qu’on dira pudiquement ‘‘faible’’, de spectateurs par salle ayant lu intégralement le roman rend difficile la spéculation sur les véritables intentions de l’auteur. Rit-on avec le réalisateur et l’écrivain, ou avec le réalisateur qui se moque gentiment de son matériau originel (simplement, quoique paradoxalement, en lui étant fidèle), ou Rohmer et d’Urfé prennent-ils tous les deux la chose au sérieux? Question d’autant plus difficile que la vision dudit poème gravé, qui fait (au moins) sourire le spectateur, provoque le désespoir d’Astrée – et que ce sentiment, lui, ‘‘passe’’, sans barrière, de l’écran à la salle...

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Pendant une bonne partie du film le spectateur est ainsi partagé. D’une part, il admire l’art de la mise en scène de Rohmer (jeu sur le point de vue lors de la ‘‘trahison’’ de Céladon, idée du labyrinthe lors de la conversation avec Galathée...), sa façon de filmer la nature, les décors et costumes qui semblent autant d’emprunts à la peinture du XVIIe siècle (on pense parfois à Poussin, à Le Sueur...). D’autre part, il se demande s’il est censé, ou pas, vraiment prendre au sérieux ce qu’on lui montre; quel intérêt, autre qu’archéologique, il y a à conserver, par exemple, la pratique de la description de peinture insérée dans le cours du récit; pourquoi Rohmer a tenu à garder certaines digressions assez pesantes, comme le discours du druide sur l’unicité de Dieu, ou le débat sur la nature (et la géométrie!) de l’Amour entre le néoplatonicien Lycidas et le libertin Hylas – alors que la caractérisation même des personnages (le jusqu’au-boutisme de Céladon, la possessivité jalouse de Galathée...) était en soi porteuse de suffisamment de réflexions sur la question; etc.

– Ajoutons que le jeu des acteurs est un peu inégal, mais que si tous n’ont pas le charme frais de Stéphanie de Crayencour (Astrée), les compositions des personnages des autres acteurs, fussent-elles un peu fade comme celle d’Andy Gillet (Céladon) ou à la limite de l’insupportable comme celle de Rodolphe Pauly (Hylas), sont là encore, globalement, ‘‘en accord’’ avec le cadre général de l’œuvre. On retrouve donc là cette même ambivalence. –

Et puis vient la dernière partie du film: en plongeant dans ces troubles et troublantes histoires de travestissement, Rohmer se met alors à rouler joyeusement sur la gente queer et il n’est plus permis de douter que c’est en toute connaissance de cause qu’il a engagé son film sur cette voie délirante. Au regard de la filmographie rohmérienne, on n’osera même pas dire que le cinéaste s’offre une seconde jeunesse: les dernières séquences de ces Amours... s’aventurent dans des territoires d’érotisme ludique inconnus jusque là dans l’œuvre du cinéaste, entre répliques hallucinantes – les considérations sur les gestes de Céladon à l’égard d’Astrée, ‘‘caresses un peu plus poussées que celles que s’échangent ordinairement les filles entre elles’’ (sic!), Cécile Cassel arguant qu’elle n’a pas à être jalouse car elle a dans son lit la plus jolie des bergères et tirant brusquement le rideau – et sensualité des plans. Cette fois il est clair que l’on jubile en communion avec le réalisateur. En réalité, le film de Rohmer reproduit le mouvement même du texte d’Urfé, dans lequel le propos, défendant des conceptions amoureuses sublimées, placées du côté de l’idéal, est progressivement subverti – la recherche du pur amour, telle qu’orchestrée par l’écrivain, se transformant au fur et à mesure en une accumulation de jeux érotiques raffinés, produits paradoxaux de la quête initiale.

Par-delà un premier contact qui ne peut être que déroutant, Les Amours d’Astrée et de Céladon exerce une séduction durable, qui est peut-être celle de ces expériences cinématographiques extrêmes qui testent les limites du médium en le confrontant, pour vérifier sa capacité à le traiter en son langage, à un univers qui lui est apparemment étranger – ici l’univers précieux tel qu’on peut, en somme, le trouver décrit dans les Historiettes de Tallemant des Réaux... On aurait tort de croire que ces Amours ne sont ‘‘pas du cinéma’’ quand ils en sont peut-être justement une forme particulièrement aboutie. Une référence citée par Rohmer dans le dossier de presse a d’ailleurs peut-être été sous-estimée: celle au Tombeau hindou de Fritz Lang, dans laquelle bon nombre de commentateurs n’ont vu qu’une allusion (certes plausible au regard des circonstances) au fait qu’il s’agisse du dernier film de Rohmer. Les deux films semblent partager plus que cette place terminale: un cadre ‘‘exotique’’ totalement fantasmatique, une forme ludique (même si j’admets qu’elle n’est peut-être pas tout de suite perceptible dans le film de Rohmer!) et en parallèle à cela le développement d’un fond plus profond. Si Les Amours d’Astrée et de Céladon ont en effet une vocation testamentaire, alors Eric Rohmer aura choisi de clôturer sa carrière, tout à la fois, par une dernière audace formelle, et par une intrigue qui balaie in fine tous les grands discours théoriques sur les sentiments – que l’on associe si volontiers à son cinéma – au profit d’une apologie en acte pour l’immédiateté et la fraîcheur du jeu amoureux. Une conclusion heureuse.

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12.11.07

Y a pas de raison que je m’y mette pas
(fût-ce avec un mois de retard)

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– Extrait du courriel de l’un de nos professeurs: «Chers agrégatifs, comme vous le savez, l’université est passée du statut de ‘‘fac bloquée’’ (qui permettait aux préparations de concours nationaux d’avoir un statut dérogatoire) à celui de ‘‘fac évacuée’’ (et conformément à l’étymologie, la fac est désormais vide, en tout cas de toute forme de cours). [...] Quelles sont nos alternatives? [...] 1) Faire cours dans un café [...] 2) Faire cours à *****. Le site sera sans doute bloqué, mais on m’a indiqué comment faire pour accéder par une porte dérobée... (on est en pleine scène de drame romantique...).»

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(Rappel à toutes fins... utiles: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de la Princesse de Clèves», discours de Nicolas Sarkozy, 23 février 2006; «Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a mille étudiants pour deux places.», le même, 16 avril 2007.)

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11.11.07

La plus mauvaise plaisanterie des Fatals Picards

Deux heures et demi de ‘‘première partie’’ pour trois quarts d’heure de prestation finale (rappels compris).

1.11.07

Dans nos obscurités...
[À l’occasion de la fête de la Toussaint]

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Un peu au-dessus de ces grottes nous trouvâmes une espèce de citerne composée de douze arcades: ce fut là que les apôtres composèrent le premier symbole de notre croyance. Tandis que le monde entier adorait à la face du soleil mille divinités honteuses, douze pécheurs, cachés dans les entrailles de la terre, dressaient la profession de foi du genre humain, et reconnaissaient l’unité du Dieu créateur de ces astres à la lumière desquels on n’osait encore proclamer son existence. Si quelque Romain de la cour d’Auguste, passant auprès de ce souterrain, eût aperçu les douze Juifs qui composaient cette œuvre sublime, quel mépris il eût témoigné pour cette troupe superstitieuse! Avec quel dédain il eût parlé de ces premiers Fidèles! Et pourtant ils allaient renverser le temple de ce Romain, détruire la religion de ses pères, changer les lois, la politique, la morale, la raison, et jusqu’aux pensées des hommes. Ne désespérons donc jamais du salut des peuples. Les Chrétiens gémissent aujourd’hui sur la tiédeur de la foi: qui sait si Dieu n’a point planté dans une aire inconnue le grain de sénevé qui doit multiplier dans les champs? Peut-être cet espoir de salut est-il sous nos yeux sans que nous nous y arrêtions? Peut-être nous paraît-il aussi absurde que ridicule? Mais qui aurait jamais pu croire à la folie de la Croix?


Extrait de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de François-René de Chateaubriand, 1811. Illustration: détail du Jugement dernier, fresque de Pietro Cavallini, église Santa Cecilia in Trasvere, Rome, années 1290.