30.12.07

Les damnés de la guerre

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Israël n’existait pas encore; en Europe, six millions de Juifs n’avaient pas cessé d’exister; quant à la lointaine Palestine, sous mandat britannique depuis la dissolution par les Alliés des provinces reculées du défunt Empire ottoman, en 1918, son importance locale était pour moi un mystère. Lorsque, une ou deux fois par an, un étranger, portant la barbe celui-là, et toujours coiffé de son chapeau, passait le soir pour quêter, dans son anglais approximatif, des fonds destinés à y établir une nation qui soit la patrie des Juifs, je voyais mal, sans être un enfant ignare, ce qu’il faisait sur notre palier. Nos parents nous donnaient, à Sandy ou à moi, quelques pièces à glisser dans sa sébile, largesse surtout inspirée, me disais-je, par la gentillesse et le désir de ne pas blesser ce pauvre vieux qui, les années passant, n’arrivait toujours pas à se mettre dans la tête que avions déjà une patrie depuis trois générations. Tous les matins, à l’école, c’était au drapeau de cette patrie-là que je prêtais allégeance. Je chantais ses merveilles avec mes camarades de classe lors du rassemblement matinal. Je suivais avec zèle les fêtes nationales, sans jamais me demander ce que représentaient pour moi les feux d’artifice du 4 Juillet, la dinde de Thanksgiving ou les doubles matches de Declaration Day. Notre patrie, c’était l’Amérique.
Et puis les républicains investirent Lindbergh, et tout changea.


Un hasard atroce a fait soudain apparaître, il y a quelques semaines, sur les tables et rayons de mon libraire, plusieurs romans étrangers dont j’attendais la reparution de la traduction au format poche, non seulement au même moment, mais au moment même où mon programme de lecture affichait ‘‘complet’’ et mon compte courant ‘‘à l’agonie’’ (ce dernier point n’ayant changé que durant un court de laps de temps depuis, mais ceci est une autre histoire). Un autre hasard, dont l’évidence, assez curieusement d’ailleurs, ne m’avait pas frappé avant que je puisse en entreprendre la lecture, fait que l’action de deux de ces romans se situe dans la même période historique – la Seconde Guerre Mondiale – et qu’ils partagent un point de vue assez proche, qu’on pourra qualifier, schématiquement, de point de vue des exclus, de ceux qui sont – ou en tout cas sont considérés comme – en marge de la société.

Commençons par le Complot contre l’Amérique (The Plot against America) du sieur Philip Roth, dont, accessoirement, j’attends depuis je ne sais même plus combien d’années que le Comité Nobel se décide à lui décerner le prix du même nom. Après La Bête qui meurt (The Dying Animal, 2003), où Roth ressortait du placard le ‘‘professeur de désir’’ David Kepesh comme pour s’offrir – et nous offrir – une parenthèse aux accents avant tout joyeusement burlesques (en dépit du titre), ce Complot... originellement publié l’année suivante signe un retour aux grandes fresques sur l’évolution de la société américaine moderne et contemporaine, dans la lignée de Pastorale américaine (American Pastoral, 1997) et de La Tâche (The Human Stain, 2000). Toutefois, d’un point de vue formel, le roman se démarque des productions précédentes de Roth par le type du récit utilisé.

L’histoire se déroule au début des années 1940, à partir du moment où l’aviateur Charles Lindbergh – dont la glorieuse traversée de l’Atlantique a un peu effacé pour la postérité qu’il fut aussi notoire admirateur de l’Allemagne nazie et porte-parole du mouvement isolationniste America First – se présente aux élections américaines contre Roosevelt, et remporte la victoire... Voici donc Philip Roth qui s’essaye à l’uchronie. Il n’est certes pas le premier à réécrire l’Histoire: à cet égard, l’argument du roman fait penser au Ça ne peut pas arriver ici de Sinclair Lewis (It Can’t Happen Here, 1935) et au Maître du Haut Château de Philip K. Dick (The Man in the High Castle, 1962), pour ne citer que ceux-là (mais le genre est prolifique); en fait, la principale originalité du roman en la matière réside dans le fait que l’auteur mâtine ladite uchronie d’autofiction (genre dont Roth avait, il est vrai, déjà tâté avec Operation Shylock en 93): les évènements sont donc racontés à travers les yeux de «Philip Roth», qui, à huit ans, alors qu’il habitait avec sa famille le quartier juif de Newark, a vu progressivement tout son univers basculer...

Le fait est que, même si Roth (le vrai) a du mal à tenir jusqu’au bout cette idée d’un bouleversement national perçu uniquement du point de vue d’une famille ‘‘ordinaire’’ du New Jersey – témoins les deux derniers chapitres du livre qui racontent à peu près les mêmes évènements du point de vue de l’Histoire et du point de vue ‘‘interne’’ du narrateur –, la démarche est dans l’ensemble assez intéressante. Toutefois, disons-le tout de suite: si Le Complot contre l’Amérique se lit d’une traite, ou quasiment, sans que l’idée de reposer le livre vienne à l’esprit, je n’ai pas trouvé, pour autant, que ce soit le meilleur roman de son auteur – comme je me souviens avoir pu le lire dans le concert de louanges qui a entouré la parution de la traduction du livre il y a un an et demi –, le propos fleuretant parfois, à mon sens, avec un didactisme un peu pesant qui ne caractérisait pas, par exemple, La Tâche qui abordait des thématiques assez proches et que je lui préfère assez largement en dernier ressort.

Sans s’étendre plus longtemps que nécessaire sur le fait qu’en son temps Hitler – mais on ne le répètera sans doute jamais assez – fut bel et bien élu selon toutes les règles en vigueur, et sans même évoquer le cas de certains de nos voisins européens, nous devrions être bien placés, en France, pour savoir que plus d’un demi-siècle après le IIIe Reich, l’éventualité de l’arrivée au pouvoir d’un populiste d’extrême-droite dans une république démocratique moderne ne relève pas seulement de la science-fiction ou de l’hypothèse d’école (avant de susciter certaines remarques, je précise que je fais ici allusion aux présidentielles de 2002). Or, l’une des forces du roman de Roth est sans doute d’éviter la caricature d’un pays basculant du jour au lendemain dans une dictature ouvertement fasciste. La séquence de la visite familiale de Washington, pendant laquelle, bien que le gouvernement n’ait (encore) promulgué aucune mesure suspecte d’antisémitisme, les personnages découvrent le changement de ‘‘l’air du temps’’ dans l’attitude des gens qu’ils croisent, reste sans doute, de ce point de vue, l’une des plus réussies du livre. Par ailleurs, l’idée d’un président Lindbergh réglant presque chaque crise contestataire simplement en grimpant dans le Spirit of Saint Louis et en débarquant sur place tel un petit dieu athlétique et immaculé providentiellement tombé du ciel (pour le coup, toute ressemblance avec certains footings présidentiels...) me semble assez bien trouvée!

Mais s’il fallait repérer une thématique centrale dans le livre, ce serait sans doute l’insistance de l’auteur sur l’intégration de ses personnages à la nation américaine et à ses valeurs. – Le titre est d’ailleurs assez parlant sur ce point, qui retourne l’accusation de «complot» si souvent proférée à l’encontre de la communauté juive pour stigmatiser l’attitude de l’extrême-droite sapant ce qu’on pourrait appeler ‘‘l’idéal’’ américain. – Même si ladite ‘‘intégration’’ est aussi montrée comme pouvant également se retourner contre ceux qui se pensent protégés par elle (à l’occasion, par exemple, du discours du rabbin Bengelsdorf qui «cashérise Lindbergh à l’intention des goyim»), il est possible que cette insistance serve à mieux stigmatiser la rupture qui s’opère progressivement. D’enfant parfaitement ‘‘intégré’’, non seulement dans le pays, mais dans un tissu social et familial (apparemment) stable, le petit Philip évolue ainsi dans une Amérique qui lui semble de plus en plus hostile, jusqu’à imaginer, alors qu’il regarde son quartier en quasi-état de siège, la présence des «chrétiens» sur le reste du continent comme celle d’une masse guerrière prête à venir «gronder furieusement vers l’est par le pipeline de la Route 22, pour jaillir dans Liberty Avenue et de là se déverser tout droit dans Summit Avenue, léchant les marches de [l’]escalier de service comme un raz de marée»...

La description de cette progressive plongée dans les ténèbres est l’une des grandes qualités du livre, et l’un des intérêts qu’on trouve à sa lecture. Néanmoins, les dernières pages du roman – et c’est là peut-être, en contrepoint, une autre de ses faiblesses – tendent à montrer que Roth refuse d’envisager sérieusement l’hypothèse d’une Amérique se détournant des valeurs démocratiques. Alors que nombre d’auteurs d’uchronie s’intéressant à la Seconde Guerre Mondiale ou à ses conséquences envisagent un monde dans lequel auraient triomphé les forces de l’Axe, Philip Roth, lui, rétablit in extremis, de façon plutôt ‘‘acrobatique’’ et pas tout à fait convaincante, la situation quand les Etats-Unis qu’il décrit s’enfoncent dans la violence antisémite façon Kristallnacht – avec le revirement d’Anne Lindbergh s’adressant soudain à la Nation, le retour de Roosevelt en véritable deus ex machina, et enfin une brusque attaque de Pearl Harbour pour achever de remettre l’Amérique sur les rails de l’Histoire avec seulement quelques mois de retard...

(Quelques mois qui, accessoirement, permettent tout de même aux nazis de venir à bout de la résistance soviétique, et, par voie de conséquence, aux Etats-Unis de gagner la guerre tous seuls..... Je fais peut-être du mauvais esprit...)

Symptomatique également de cette attitude, est la place occupée par l’explication abracadabrante selon laquelle la politique de Lindbergh était dictée par le IIIe Reich qui aurait enlevé et retenu en otage le fils des Lindbergh ‘‘prétendument’’ assassiné en 1929 (!): bien que discréditée par le fait que cette thèse soit énoncée par le personnage de la tante Evelyn, qui a plus ou moins sombré dans la folie, et par le rabbin Bengelsdorf, personnage on ne peut plus douteux, cette version des faits est néanmoins développée beaucoup plus longuement que les autres hypothèses rapportées par le narrateur (sur près d’une dizaine de pages) et est présentée complaisamment par lui comme «la plus élaborée, la plus incroyable, mais pas la moins convaincante pour autant»... Comme si en définitive, et malgré le portrait qu’il dresse d’un certain nombre de personnalités américaines influentes antisémites (Lindbergh, Henry Ford, le père Coughlin, etc.), Philip Roth se refusait à croire à la possibilité que son pays puisse basculer dans la dictature, non sous la pression malveillante et secrète de puissances extérieures, mais de son propre mouvement, sous l’effet de ses propres forces et dynamiques internes...

Ce ‘‘blocage’’ que semble faire l’écrivain enlève, me semble-t-il, une grande part de sa force à un roman qui, même si une fois encore il ne manque par ailleurs pas de qualités – de son ambiance générale à certains ‘‘moments de bravoure’’ (comme le discours du maire La Guardia à l’enterrement de Walter Winchell, ou l’odyssée finale du père entre le Kentucky et le New Jersey), en passant par l’originalité du point de vue adopté –, m’a tout de même laissé un petit peu sur ma faim... le fait que j’attende, de façon générale, beaucoup de chaque ‘‘nouveau’’ Philip Roth accentuant sans doute ma relative déception à la lecture de ce nouvel opus!

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Avec Sarah Waters et sa Ronde de nuit (The Night Watch), nous quittons l’Amérique pour l’Angleterre, Newark pour Londres bombardée. L’auteure, quant à elle, quitte l’époque victorienne, cadre de ses trois précédents romans – une démarche qui la conduit aussi à s’affranchir, au moins partiellement, de certaines influences liées à cette époque et assez ‘‘présentes’’ antérieurement dans son œuvre (Wilkie Collins et Dickens notamment). Ronde de nuit se caractérise également, par rapport aux précédents romans, par une intrigue moins ‘‘serrée’’ – du moins, en apparence...

Le roman s’ouvre en 1947, où nous suivons principalement quatre personnages – trois femmes et un homme –, dont les routes parfois se croisent. Kay passe le plus clair de son temps, soit à errer sans but apparent à travers la ville en reconstruction, soit cloîtrée dans la chambre qu’en dépit de sa richesse elle loue dans un quartier sordide. Employée d’une agence de rencontres, Helen, tout à la fois rongée par la jalousie et par l’impossibilité d’évoquer publiquement cette relation amoureuse scandaleuse, souffre de voir sa liaison avec Julia Standing, auteure de romans policiers qui commence à connaître le succès, se déliter progressivement. Viv, la collègue d’Helen, a elle aussi une liaison secrète, avec un homme marié, ancien soldat; bien que ses sentiments pour lui semblent, là encore, en voie de disparition, elle semble incapable d’y mettre un terme. Duncan, enfin, le frère de Viv, partage son temps entre d’étranges séances de spiritisme avec son prétendu ‘‘oncle’’ et un emploi dans une usine, dans laquelle un journaliste débarque un jour: Robert Fraser, son ancien compagnon de cellule en prison...

Lorsqu’au bout de 200 pages, Waters interrompt brutalement le récit pour nous replonger, à partir de là, trois ans en arrière, on se dit que l’auteure s’est imposé là une gageure, puisqu’il va s’agir, pendant les deux tiers suivants du livre, de justifier comment les évènements, a priori relativement insignifiants, et en partie énigmatiques, décrits dans le dernier chapitre de la section ‘‘1947’’ – la restitution à Kay, par Viv, d’un anneau, le fait qu’Helen repense à un pyjama qu’elle avait pendant la guerre en se couchant auprès de Julia après une violente dispute, la rencontre nocturne de Duncan et Fraser – correspondent à ce que l’on attend classiquement de la fin de l’histoire dans un roman: une conclusion... En fait, l’art de la romancière consistera ici à décevoir et à combler tout à la fois cette attente.

À la décevoir, car Sarah Waters donne par moments l’impression (fût-elle trompeuse...) de chercher avant tout à décrire une ambiance, plutôt qu’à poser un à un les éléments d’un récit ‘‘classique’’. Le livre semble placé sous le double signe de l’errance et de l’enfermement. Aux différentes pérégrinations des personnages à travers la ville et la campagne environnante – après ou pendant la guerre –, dont la plus importante est sans doute la ‘‘ronde de nuit’’ d’Helen et Julia, qui se révèle le pivot du roman, répondent la description de l’univers carcéral et de foyers qui n’en sont pas, ou plus, menacés de destruction à tout moment – et pas seulement à cause des bombes –, lieux insupportables que l’on ne peut, en conséquence, que souhaiter quitter pour (errer à) l’extérieur. L’auteure n’ayant pas renoncé à son goût des dévoilements étonnants et autres retournements de situation, petit à petit nous sont révélés des pans du passé des personnages, comme si l’on apprenait, en quelque sorte, à les connaître. Mais des ellipses demeurent dans le récit de la suite des évènements entre 1944 et 1947 – bien que l’on se rende compte a posteriori que l’auteure nous a laissé toutes les clés pour reconstituer les manques. De même, la destinée des personnages au-delà des évènements racontés à la fin de la section ‘‘1947’’ demeurera un mystère: «le passé des gens est tellement plus intéressant que leur avenir» confie Kay à son ancienne coéquipière Mickey dans la première partie du roman... Mais là encore, le lecteur se rend compte après coup qu’il a trouvé dans le roman les éléments permettant de deviner, sinon la suite de ces évènements, du moins toute leur importance pour les personnages.

Aussi le roman comble-t-il l’attente suscitée: non seulement la fin de ‘‘l’histoire’’ (chronologiquement parlant), au terme des 200 premières pages, est bien, d’une certaine manière, une conclusion, mais cela ne se fait pas aux dépens de la fin du roman proprement dit, 360 pages plus loin, qui représente lui aussi bel et bien un achèvement, alors même que cet ‘‘épilogue’’ (comment l’appeler autrement?) est situé – suivant la logique adoptée de chronologie à rebours – encore trois ans plus tôt, en 1941. Confirmant, par la même occasion, qu’elle n’a pas son pareil pour conclure magistralement un roman (je pourrais encore vous citer de mémoire les dernières lignes de Du bout des doigts...), Waters y dévoile les racines profondes de tout ce qui précédait / a suivi (au choix), condensant en quelques mots la beauté et le chaos, l’exaltation du sentiment amoureux naissant et la conscience de sa ruine à venir qu’apporte au lecteur la connaissance des évènements ‘‘futurs’’.

La guerre, dans Ronde de nuit, est loin d’être une simple toile de fond, elle est consubstantielle aux relations entre les personnages: elle est à l’origine de certaines d’entre elles, du délitement de certaines – parfois les mêmes –, elle semble paradoxalement ‘‘autoriser’’ des comportements que la société tend à réprouver en temps normal («Et au milieu de toutes ces choses incroyables, le fait d’être avec Kay, avec une femme, paraissait relativement anecdotique, je suppose...»), mais accentue aussi les aspects les plus terribles de ces relations qui restent majoritairement de l’ordre de l’inavouable, de l’interdit (lire, par exemple, la terrible scène de l’avortement clandestin...).

Ronde de nuit n’est pas seulement l’œuvre d’un écrivain qui – très schématiquement dit – ‘‘n’a [enfin?] plus rien à prouver’’, dans la mesure où son large succès public ET critique l’a imposé comme une référence majeure dans la littérature anglaise actuelle, et ce bien au-delà du ghetto potentiel de la ‘‘littérature homosexuelle’’ – aussi discutable que soit par ailleurs cette dernière catégorisation. Loin de se reposer sur ses lauriers, Sarah Waters renouvelle son univers et se transcende, nous offrant là, en définitive – et à l’inverse, hélas, du Complot contre l’Amérique de Philip Roth précédemment évoqué –, bien plus que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre: peut-être bien un roman majeur.

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Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique (The Plot against America, 2004), traduction de Josée Kamoun: Gallimard, «folio», 2007. Sarah Waters, Ronde de nuit (The Night Watch, 2006), traduction d’Alain Defossé: Denoël & 10|18, «Domaine étranger», 2007. Illustrations: Edward Hopper, Nighthawks, 1942; bâtiments à Londres pendant le Blitz, photographie anonyme, c.1940-1941.

26.12.07

C’est l’intention qui compte... non?
– Considération inactuelle –

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À titre de postlude à mon petit énervement sur le texte de Corneille «légèrement modifié» donné à des lycéens, voici un petit texte tiré d’un entretien avec le metteur en scène Declan Donnellan dans le Journal de la Comédie de Reims et repris dans le livret remis aux spectateurs (dont moi) à l’entrée du Théâtre de la Criée à Marseille où se jouait la semaine dernière sa mise en scène d’Andromaque de Racine. Donnellan ayant été, en 1980, le premier à monter une pièce de Racine en Angleterre, et ayant depuis mis en scène dans leur langue d’origine Le Cid de Corneille et donc, Andromaque, il s’est vu (logiquement somme toute) poser la question de ce qui l’intéressait dans le répertoire «classique français», et voici sa réponse:

«Dans ma jeunesse, j’étudiais le français comme deuxième langue au lycée, et j’ai eu la chance qu’un professeur formidable me fasse découvrir votre Théâtre classique. J’avais 16 ans à l’époque et je me souviens avoir eu le sentiment de comprendre déjà le décalage que ce théâtre offrait entre la forme et le contenu, cet équilibre entre l’ordre et le chaos. C’est peut-être pourquoi Racine est un des plus grands artistes de l’époque (avec Corneille bien sûr) parce que chez lui, la perfection des alexandrins est en lutte permanente et mortelle avec le chaos intérieur des personnages. Comme je le répète chaque fois aux acteurs: ‘‘Il y a des tigres derrière chaque phrase’’.»


... Une bien belle déclaration – dont j’aurais simplement aimé qu’elle soit un peu plus suivie d’effets sur les planches durant les interminables deux heures quinze qui suivirent d’une représentation creuse et lénifiante, parfois même aberrante, que ne suffisaient pas à racheter deux bonnes idées dans les dernières scènes.

Peut-être qu’on ne peut pas tout avoir. Peut-être que j’en demande trop.

24.12.07

Vive le vent, vive le vent, vive le vent d’hiver
Petite vacherie de fin d’année... après j’arrête jusqu’en 2008

Il n’aura échappé à personne que l’attention publique a été très focalisée dernièrement sur la visite incognito de notre cher Président au parc d’attraction Disneyland-Paris il y a une semaine, et sur cette une de magazine qui en a résulté:

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Plutôt que de faire autant de bruit autour du dernier coup d’éclat d’une presse racoleuse même pas passive, ou si peu, qui expose une fois de plus la vie privée du chef de l’Etat contre sa volonté – le surprenant dans son intimité alors qu’il cherchait juste à goûter tranquillement un peu de repos après l’éprouvant séjour de Kadhafi (ah pardon, ça on en parle plus, d’accord) –, il me semble qu’une autre couverture aurait pu légitimement, en lieu et place, attirer l’attention de mes concitoyens. La voici, photographiée quelques jours avant le début de ‘‘l’autre affaire’’ par votre serviteur:

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Voilà que même à l’Express ils entrent en résistance... Si ça c’est pas un cadeau de Noël! :-D

Allez, bonnes fêtes à tous!

16.12.07

Un conte de Noël

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... c’est ce que pourrait être Eastern Promises (traduit de façon discutable en français par Les promesses de l’ombre): une histoire où il est beaucoup question de roi et de princes, gravitant autour d’un bébé né une nuit de décembre, plus ou moins recueilli par une infirmière elle-même en mal d’enfant et qui lui a donné le prénom de Christina. Il arrive même, vers la fin, que l’on pense au récent Tokyo Godfathers de Kon Satoshi (et donc à travers lui à Capra et à Ford). Sauf que le conte est cette fois signé David Cronenberg: il y est en conséquence question de relations troubles entre des personnages ambigus, chanter dans une chorale d’église y devient une étape vers l’enfer des réseaux de prostitution, tandis que la petite comptine de Noël en fond sonore dans un restaurant où se rencontrent les personnages pour y signer un douteux arrangement a des accents assez atroces; et l’hémoglobine (est-il besoin de le préciser?) y coule à gros flots bouillonnants...

Le sang est d’ailleurs le motif fondateur du film. Tout comme le précédent opus du réalisateur, A History of Violence, s’ouvrait sur la symétrie entre deux séquences appelées à être définies comme les deux pôles entre lesquels évoluerait le personnage principal (la tuerie sauvage / le foyer familial), Eastern Promises s’ouvre sur deux séquences mettant en scène l’ambivalence symbolique du sang: l’un est celui du meurtre d’un homme, l’autre celui d’un accouchement. La mort de la mère, une adolescente inconnue de 14 ans à peine, qui expire en donnant naissance à son enfant, achève de lier les deux motifs. «Vous ne donnez pas plutôt la vie?» demande un peu plus tard Nikolai (Viggo Mortensen), interrogé sur la jeune morte par la sage-femme Anna (Naomi Watts), qui lui répond: «Si, mais parfois la vie et la mort sont mêlés».

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Le sang, c’est encore, et enfin, l’hérédité, la filiation, autre motif majeur du film. Anna, membre d’une famille décomposée, réduite à sa mère et à son oncle (xénophobe, irascible et plus ou moins alcoolique), et dont on apprend par ailleurs, au détour d’une conversation, qu’elle a quelques temps plus tôt perdu un enfant en couches, prend en charge la destinée du bébé qu’elle a aidé à mettre au monde et cherche, pour lui éviter l’assistance publique, à percer l’identité de la mère, un carnet intime écrit en russe et une carte de restaurant pour seuls indices. Ce faisant, elle se retrouve confrontée aux Vory v zakone, redoutable clan mafieux russe, qui s’avèrera d’ailleurs lui aussi perturbé par des problèmes de filiation: Semyon, le patriarche (Armin Mueller-Stahl), arrive de moins en moins à gérer son héritier psychopathe, Kirill (Vincent Cassel), fils dégénéré – peut-être miné par le refoulement d’une homosexualité latente qui semble le péché capital aux yeux de nombreux personnages –, tandis que la ‘‘famille’’ mafieuse se recompose selon d’autres voies que la biologie, matérialisées par les tatouages qui recouvrent la peau des membres du clan (Nikolai remercie Semyon en l’appelant «papa» quand celui-ci lui annonce qu’il va recevoir les tatouages étoilés qui signifieront sa montée en grade, et il s’agit d’ailleurs bel et bien de prendre la place du fils légitime; lors de la cérémonie d’intronisation, le même annonce rituellement qu’il n’a «ni père ni mère» en dehors du groupe). C’est d’ailleurs, justement, la filiation qui causera in fine la chute du roi, aveuglé sur les réalités biologiques par ses préjugés («Les esclaves engendrent des esclaves»). Le sang ne ment pas, contrairement aux tatouages qui peuvent recouvrir d’autres réalités que les plus immédiatement perceptibles.

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Si la métamorphose est le thème cronenbergien par excellence, Eastern Promises a tout de la mue réussie. En 2002 Spider marquait clairement une volonté de rupture avec les précédentes réalisations du Canadien, mais l’expérience se révélait plutôt décevante; en 2005 il signait A History of Violence, grande réussite cette fois (sans doute même l’un de ses meilleurs films), mais éloignée en tous points des codes esthétiques de son univers habituel. Eastern Promises s’inscrit à bien des titres dans la continuité de cet opus puisqu’il s’agit là encore, schématiquement, d’un ‘‘thriller réaliste’’, apparemment bien loin des délires organiconiriques passés du réalisateur du Festin nu et d’eXistenZ. Toutefois la construction d’Eastern Promises ne garde pas la grande pureté ‘‘classique’’ qui caractérisait celle d’A History of Violence. Avec ses scènes majoritairement nocturnes et son scénario fouillé à la mécanique de précision, Eastern Promises joue la carte du film noir – ce qui n’a peut-être rien d’innocent, si l’on considère que Cronenberg a souvent été étiqueté comme l’un des derniers (?) grands cinéastes ‘‘expressionnistes’’ – et permet surtout au réalisateur de renouer avec ses thématiques de prédilection.

À l’instar de nombre de personnages de la filmographie cronenbergienne depuis un peu plus de trente ans – ceux de Frissons, Rage, Scanners, Videodrome, La Mouche, Crash ou encore eXistenZ – les Vory v zakone se démarquent du reste de la société par un corps en mutation; seulement cette mutation ne se déroule plus cette fois sur un plan véritablement organique, elle reste uniquement ‘‘superficielle’’ – au niveau de la peau que recouvre un réseau de tatouages qui sont autant de signes. «Dans les prisons russes toute votre vie est tatouée sur votre corps: si vous n’avez pas de tatouages, vous n’existez pas.» explique un inspecteur de police. Les tatouages des membres du clan mafieux apparaissent ainsi comme un équivalent du journal intime de Tatiana (Sarah-Jeanne Labrosse): ils appellent un déchiffrement, chaque signe étant un code pour telle ou telle action, déchiffrement qui ne peut être opéré que par certaines personnes, tandis que tout l’enjeu autour du journal est de savoir, non seulement qui l’a en sa possession, mais qui a pu le lire (en russe) ou le traduire.

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Le tatouage clanique (re)compose une communauté, dans un univers perçu par nombre de personnages comme trop suspect de mélange. Le tout premier plan du film – un salon de coiffure kurde jouxtant un restaurant indien – l’ouvre sur un Londres clairement multiethnique, tandis qu’anglais et russe se mêlent sans interruption dans les dialogues, mais a contrario, l’oncle Stepan (Jerzy Skokimowski) voit dans les projets matrimoniaux d’Anna avec un Noir la cause de la mort de son enfant, tandis que Semyon ne cesse de la ramener à ses origines russes en l’appelant «Anna Ivanovna».

Le corps tatoué du criminel, Cronenberg doit bien le savoir étant donné la maestria avec laquelle il en joue, fait sens à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre. Parallèlement à la réalité à laquelle il fait référence (c’est paraît-il Viggo Mortensen qui a fait découvrir au réalisateur un livre sur la pratique du tatouage dans la mafia russe), il s’agit aussi d’un cliché, d’une image bien ancrée dans l’imaginaire collectif contemporain. Il s’agit d’un signe qui ‘‘les’’ distingue de ‘‘nous’’, et en tant que tel le signe est fédérateur: il marque une distinction qui permet d’en effacer d’autres. Les différences sociales, culturelles, ethniques disparaissent (un temps) devant une recomposition du monde en une rassurante bipartition – les gentils et les méchants, les bons citoyens et les criminels. Evidemment la clé du système est qu’il s’agit, au moins très largement, d’une illusion. D’une part, le monde ‘‘normal’’ se reflète en un grande partie dans le ‘‘monde parallèle’’ des milieux criminels (voir l’importance des considérations ‘‘géopolitiques’’ dans les querelles qui agitent les Vory v zakone). D’autre part, les deux mondes ne sont pas étanches et des glissements de l’un à l’autre sont toujours possibles. «Ce n’est pas notre monde, nous ne sommes que des gens ordinaires.», dit-on à Anna pour tenter de la dissuader de mener plus loin ses investigations sur le destin de Tatiana; «Elle aussi c’était une fille ordinaire.» rappelle-t-elle en retour. À un autre moment, Nikolai opère un mouvement en quelque sorte inverse lors de la scène du hammam qui est aussi une scène d’‘‘accouchement’’ (de la vérité du personnage?), conséquence immédiate de la faillite du code inscrit sur sa peau. Après la trahison des signes, le corps nu comme au premier jour de Nikolai / Mortensen se fraye un chemin vers la vie en traversant des rivières de sang. Il est assez intéressant de constater que c’est sur ce personnage que Cronenberg pousse le plus loin le travail stylisé sur le tatouage, signe distinctif archétypal, alors qu’il s’agit, dans le même temps, du personnage le plus ambigu du film, dont on ne sera jamais complètement sûr de connaître les motivations, de savoir à quel ‘‘camp’’, à quel monde, il appartient.

Parce qu’il s’agit d’un conte de Noël, en dépit des cercles infernaux qu’il aura fallu traverser pour cela – un certain nombre de scènes sont de fait assez éprouvantes (qu’il s’agisse de la minutieuse découpe d’un cadavre ou de la description d’un bordel) – le film se clôt sur un happy end. Parce que le personnage de Nikolai garde jusqu’à la fin son ambiguïté, le dernier plan tempère ce caractère heureux et fissure l’avant-dernier plan lumineux en en rappelant la portée somme toute réduite puisque ‘‘l’autre’’ monde se perpétue parallèlement – soit, dans l’articulation de deux ou trois plans, l’une des plus belles fins de film qu’il m’ait été donnée de voir récemment, sobre, diaphane et élégiaque. Et, enfin, parce que David Cronenberg n’est pas le dernier des cinéastes et qu’Eastern Promises entre dans la catégorie de ses meilleurs films, nous avons là une œuvre des plus réussies qui utilise magistralement les codes du cinéma de genre pour nous faire jeter un œil dans les profondeurs les moins reluisantes de notre société, dont la cartographie n’est pas forcément celle qu’on imaginerait de prime abord.

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15.12.07

Apostille au billet sur Kurosawa et la terre gaste...

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Tombé malade en voyage
Mes rêves errent
Sur une plaine dénudée.


Dernier haïku de Matsuo Bashô (+ 1694), traduction de Gaston Renondeau. Photogramme extrait de Ran (1985) d’Akira Kurosawa.

7.12.07

C’est Corneille qu’on assassine
(ou La littérature au rouleau-compresseur)

Alors que je cherchais des images pour illustrer mon prochain billet sur l’expo Fragonard, je suis tombé, Dieu et les tenanciers de Gougueul seuls savent comment, sur la page où un lycée met en ligne le résumé de ses cours ainsi que les exercices à faire (on n’arrête pas le progrès). Les élèves avaient à plancher sur «les valeurs au 17e siècle» (d’accord) à partir de trois extraits de textes de Corneille et Molière (pourquoi pas). Le hic – car il faut bien qu’il y en ait un, vous vous en doutiez déjà – c’est que l’extrait du Cid proposé se présente sous la forme d’un «texte légèrement adapté» (sic), selon la mention placée à la fin de ce petit chédeuvre de réécriture:

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisque de toute façon il faut perdre Chimène.
Je dois tout à mon père plus qu’à la femme que j’aime:
que je meure au combat ou que je meure de chagrin,
je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu de mon père.
Courons à la vengeance;
je suis honteux d’avoir hésité!
C’est mon père qui est l’offensé,
et l’offenseur est le père de Chimène.

Je précise que le lycée en question est, selon toutes apparences, un lycée français à l’étranger (en Allemagne en l’occurrence). Je le précise par honnêteté intellectuelle, bien qu’à mon avis il n’y ait pas de raison de le faire entrer en ligne de compte. C’est une question de principe. Ou l’on considère que les élèves n’ont ‘‘pas le niveau’’ pour comprendre Corneille, et on ne les fait pas travailler dessus (après tout, il y a d’autres auteurs), ou on considère qu’ils sont suffisamment intelligents et on leur donne le texte, un point c’est tout. Ai-je besoin d’expliquer que si presque rien de la lettre du texte de Corneille ne survit dans ce passage, son style, sa poésie, et une grande part de sa subtilité sont aussi du naufrage? – Les deux extraits de Molière, «légèrement modifié[s]» au lieu d’être«légèrement adapté[s]», eux, s’en sortent un peu mieux, mais pas indemnes pour autant. – Et c’est à partir de ça qu’on demande aux élèves de faire une explication de texte?...

Ce «texte légèrement adapté» m’en a rappelé un autre. Il s’agit d’un article de Ray Bradbury qui se trouve à la suite de mon édition de Fahrenheit 451 (Denoël, «Présence du futur», 1995). Voici l’une des anecdotes qui y sont rapportées: «Il y a cinq ou six ans de cela, les éditeurs d’une anthologie destinée aux scolaires ont composé un volume contenant 400 (faites le compte) nouvelles. Comment faire rentrer 400 nouvelles de Twain, Irving, Poe, Maupassant, Bierce dans un seul livre? Rien de plus simple. Dépecez, désossez, ôtez la moelle, charcutez, faites fondre, réduisez, détruisez. Chaque adjectif qui comptait, chaque verbe porteur d’une émotion, chaque métaphore de plus de poids que celui d’un moustique – ouste! Chaque comparaison susceptible de faire tressaillir les lèvres du premier crétin venu – disparue! Chaque aparté expliquant le petit bout de philosophie d’un écrivain de premier ordre – envolé! Chaque nouvelle, amincie, devenue famélique, corrigée, vampirisée, saignée à blanc, ressemblait aux autres. Twain se confondait avec Poe qui se confondait avec Shakespeare qui se confondait avec Dostoïevski qui se confondait – en définitive – avec Edgar Quest. Chaque mot de plus de trois syllabes avait été ébarbé. Chaque image exigeant ne fût-ce qu’un instant d’attention – fusillée.»

L’article date de 1979, et il s’intitule: Il y a plus d’une façon de brûler un livre (
la traduction est de Jacques Chambon). «Le monde est plein d’individus qui galopent en brandissant des allumettes», écrit Bradbury: il est regrettable qu’il faille apparemment compter des professeurs de lettres dans le lot.

3.12.07

Paysages belges (nocturnes)

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Je reviens de Bruxelles où j’étais allé assister au colloque Aux limites de l’imitation: l’Ut pictura poesis à l’épreuve de la matière aux XVIIe et XVIIIe siècles organisé à l’Académie Royale. L’évènement ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour flâner à travers la ville, mais je me suis quand même un peu baladé la nuit venue. Mes pas m’ont porté vers cette place dont nul, ayant visité la capitale de l’Europe, n’ignore sans doute le nom – moi mis à part (impossible de repérer l’endroit sur la carte de Bruxelles de mon Guide du Routard, toute info en commentaire sera la bienvenue!!) la Grand-Place. La nuit était noire, il pleuvait, et l’envie m’a pris de m’amuser avec le temps de pause (les photos présentées ici ne sont pas retouchées)...

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(Comme d’habitude désormais, on peut accéder aux versions pleine taille en cliquant sur les images... sauf pour la deuxième qui est vraiment trop floue!)