31.10.08

Le Nouveau Monde et la Vieille Europe

Image Hosted by ImageShack.us

Il est peu de rhétoriques plus agaçantes que celle de nos ‘‘voisins’’ d’Outre-Atlantique quand il leur prend l’envie de comparer leurs USA à ce ‘‘vieux monde’’ que leurs ancêtres ont jadis quitté. Dépréciative ou laudative, qu’elle présente les Européens comme un rassemblement de has been, vieux débris à peine post-préhistoriques, ou magnifie une Europe-musée admirable, gardienne d’un art de vivre oublié, celle-ci nous donne souvent l’impression de se teinter d’une commisération plus ou moins avouée pour une population qui se serait retirée de la marche de l’Histoire et du cours des affaires du monde, qui donne très envie de répliquer méchamment. Pourtant, s’il est un jour qui appelle cette comparaison, c’est celui du mardi 4 novembre prochain.

Ce mardi, les Etats-Unis d’Amérique éliront leur président pour les quatre (voire huit) années à venir. Et celui-ci semble avoir de très fortes chances de s’appeler Barack Obama. Noir issu de l’immigration dans un pays encore fortement marqué par les antagonismes raciaux, candidat le plus à ‘‘gauche’’ qu’ait présenté le Parti Démocrate depuis longtemps dans un pays dont certains citoyens voient déjà dans la politique économique du gouvernement Bush le spectre (apparemment terrifiant) de «l’Etat Providence» (!!), se déclarant partisan d’une approche diplomatique des conflits géopolitiques mondiaux dans un pays engagé depuis sept ans dans des guerres menées de façon aberrante, le charismatique sénateur de l’Illinois a pourtant su s’imposer comme un candidat plus que crédible à la Maison Blanche. Son discours de Philadelphie, le 18 mars dernier, quel que soit le résultat de l’élection, restera probablement dans les annales, ainsi que le souvenir d’une campagne exemplaire en cela que son efficacité a priori redoutable n’aura pas reposé sur le sacrifice de la dignité, ce face à un John McCain qui s’est progressivement abaissé à tous les coups bas et à toutes les calomnies de la ‘‘politique politicienne’’. Etant donné tout ce que représente du point de vue géopolitique, culturel, et également économique, les Etats-Unis, la victoire d’un Barack Obama pourrait bien faire du 4 novembre 2008 une date historique non seulement pour son propre pays mais pour une bonne part de la planète.

Ce mardi, les Etats-Unis d’Europe l’Union européenne, que préside actuellement la France avec le succès que l’on sait – un succès tel, soit dit en passant, que Nicolas Sarkozy semble envisager tout-à-fait sérieusement de ne pas rendre les clés du pouvoir à la fin de l’année, ce qui en termes politiques s’appelle coup d’Etat ou putsch, annoncé sinon encore réalisé, et dont, très-curieusement, presque personne ne parle! –, l’Union européenne, disais-je, connaîtra une autre actualité: la Conférence des Ministres européens consacrée à ‘‘l'intégration’’ des étrangers en Europe se tiendra, sous l’égide de Brice Hortefeux, à... Vichy. On a beau vouloir tout faire pour ne pas tomber dans le piège du Point Godwin, il faut être sacrément acquis au discours gouvernemental pour admirer le choix de cette ville afin d’y tenir une conférence européenne visant à étendre à l’ensemble de l’UE la politique française en matière de ‘‘gestion’’ de l’immigration; politique inique, provoquant chaque semaine de nouveaux drames, économiquement contre-productive, et qui bafoue ce que la France pouvait représenter en matière d’idéaux; politique, enfin, dont tant les attendus que certaines méthodes proprement dégueulasses qui sont employées pour sa réalisation nous rappellent trop souvent certains aspects d’heures sombres de notre Histoire récente, que Nicolas Sarkozy tente régulièrement d’occulter depuis plusieurs années maintenant à coups de propos relevant parfois du révisionnisme pur et simple (on se souvient notamment encore de certaines formules de son discours de Caen en mars 2007), et qui se trouvent être précisément attachées à la ville de... Vichy. «Honnêtement, on en ras-le-bol de cette histoire du passé!» assurait en juin dernier, sous les applaudissements de l’UMP, le ministre de l’immigration, de l’expulsion et de la trahison de l’identité nationale pour justifier le choix de cette ville, qui viserait selon lui à la réhabiliter. Gageons que les Vichyssois se seraient bien passés, eux, d’une ‘‘réhabilitation’’ menée en ces termes, et la France d’une telle actualité.

Oui, la rhétorique de la comparaison du Nouveau Monde et de la Vieille Europe est souvent agaçante, mais en début de semaine prochaine, il n’y aura vraiment pas de quoi pavoiser de se trouver de ce côté-ci de l’Atlantique.


P.S.: Reste, bien sûr, l’hypothèse du nivellement par le bas en guise d’équilibrage et de la victoire inattendue, pour quelque motif que ce soit, du ticket républicain aux USA. Ce n’est pas tant la perspective d’une présidence John McCain qui soit alarmante – celui-ci ne serait vraisemblablement ni meilleur ni pire que d’autres présidents américains avant lui, et les USA peuvent difficilement, de toute façon, tomber plus bas qu’ils ne sont actuellement en matière politique, économique et d’‘‘image publique’’ auprès du reste du monde – que celle d’une présidence Sarah Palin, pas du tout improbable à moyen terme étant donné l’état de santé de McCain. Même pour que l’honneur de la France soit un peu moins entaché en ce 4 novembre, une éventualité aussi inquiétante, non seulement pour les USA mais pour le monde, n’aurait rien d’enviable...

28.10.08

Eloge de l’indicible

Image Hosted by ImageShack.us

Honorer les Sages reconnus; dénombrer les Justes; redire à toutes les faces que celui-là vécut, et fut noble et sa contenance vertueuse,
Cela est bien. Cela n’est pas mon souci: tant de bouches en dissertent! Tant de pinceaux élégants s’appliquent à calquer formules et formes,
Que les tables mémoriales se jumellent comme les tours de veille au long de la voie d’Empire, de cinq mille en cinq mille ans.


o

Attentif à cela qui n’a pas été dit; soumis par ce qui n’est point promulgué; prosterné vers ce qui ne fut pas encore,
Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènements, des noms sans personnes, des personnes sans noms,
Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas.


o

Que ceci ne soit point marqué d’un règne; – ni des Hsia fondateurs; ni des Tcheou législateurs; ni des Han, ni des Thang, ni des Soung, ni des Yuan, ni des Grands Mings, ni des Tshing, les Purs, que je sers avec ferveur.
Ni du dernier des Tsching dont la gloire nomma la période Kouang-Siu –


o

Mais de cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue.
À l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur.




Victor Segalen, «Sans marque de règne», extrait de Stèles, 1912. Illustration: Marche sur le chemin au printemps, ou Fleurs d’abricots se penchant contre des nuages, estampe de Ma Yuan, XIIIe siècle.

23.10.08

Voltaire et Rousseau sont dans un bateau

Image Hosted by ImageShack.us

Attiré par la promesse d’une intervention de Mme K*** (qui n’eût pas lieu...) en fin de représentation, je me suis laissé attirer par la pièce Voltaire Rousseau, écrite et mise en scène par Jean-François Prévand, créée en 1991 et actuellement en tournée, après plusieurs années de représentations parisiennes, ladite tournée venant de faire halte pour quelques jours à Marseille, plus précisément au théâtre Gyptis. (Nous étions mercredi, les groupes de lycéens étaient visiblement nombreux, cela m’a rappelé quelques souvenirs, ayant moi-même découvert les lieux par ce biais il y a ... hmm, quelques temps de cela... attention au coup de vieux.)

La pièce se situe en 1765. Rousseau (Jean-Luc Moreau) fait irruption à Ferney dans le but d’obtenir de Voltaire (Jean-Paul Fabre) des informations lui permettant d’identifier l’auteur d’un pamphlet récemment paru, Sentiment des citoyens, prétendument écrit par de pieux genevois (sur scène, la véritable identité de l’auteur ne met pas longtemps à se laisser deviner...), pamphlet qui l’attaque violemment, le traitant notamment d’athée, de débauché, de saltimbanque, et l’accusant, enfin, d’avoir abandonné ses enfants à l’assistance publique (ce qu’il refuse d’admettre). C’est ce pamphlet qui a valu à Rousseau, celui-ci en est sûr, d’être sommé de quitter son refuge de l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, où il espérait pouvoir, loin du monde, vivre enfin en paix. D’abord à peu près courtois, l’échange ne tarde pas à virer à l’échange d’invectives de moins en moins voilées de part et d’autre, révélant les dissensions personnelles et philosophiques entre les deux hommes.

Dès le début de cette rencontre imaginaire que Jean-François Prévand a situé durant une semaine de ‘‘trou’’ dans le récit des Confessions avant le départ de leur auteur pour l’Angleterre, la répartition des rôles est à peu près claire: d’un côté un Voltaire alignant les saillies spirituelles et attaché à son petit confort, de l’autre un Rousseau parano et ne pouvant entrer dans une maison sans envoyer valser les meubles au bout de quelques minutes. Si quelques répliques font effectivement mouche (j’avoue avoir eu un faible tout particulier pour l’enchaînement: «Ce qui me chagrine le plus, c’est que vous m’ayez toujours tenu pour un parfait imbécile.» / «Oh! je n’ai jamais prétendu que vous soyez parfait...»!), on pense tout de même plus à comparer la pièce à celle écrite depuis par Eric-Emmanuel Schmitt sur Diderot – rapprochement guère flatteur... – qu’à celle de Sacha Guitry sur Beaumarchais (pour rester dans le contexte), tandis que le recours massif au ‘‘montage’’ de citations ultra-connues des deux philosophes, ici resservies à la fois comme des éléments tout à fait naturels dans la conversation, et comme des reflets supposément fidèles de l’ensemble de leur pensée, fait quelque peu tiquer. De plus, si l’auteur penche manifestement plus en faveur de Voltaire, son interlocuteur se voyant réduit à une présentation plus nettement caricaturale, aucun des deux ne sort, à vrai dire, grandi de cette scène de ménage qui fait quelquefois se demander, en cours de spectacle – notamment lorsque Voltaire illustre sur scène la fameuse «envie de marcher à quatre pattes» dont il dit avoir été saisi à la lecture du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et mime les derniers instants d’un Rousseau devenu patriarche d’une assemblée de disciples méticuleusement abêtis –, fait se demander, disais-je, s’il n’eût pas été plus simple et à tout prendre d’un plus grand intérêt, fût-il ‘‘archéologique’’, de remonter directement Les Philosophes de Palissot (1760).

On se doute que la volonté de M. Prévand n’était pas aussi polémique que cela, et même que le but de cette confrontation entre Voltaire / Rousseau était plutôt de présenter la ‘‘fracture’’ entre deux attitudes philosophiques ayant des répercutions jusqu’à notre époque; hélas, entre la bassesse des accusations les plus rebattues portées sur les deux hommes ici relayées par leur ‘‘adversaire’’ respectif dans la conversation (Voltaire mondain futile, antisémite, enrichi par la traite négrière, Rousseau misanthrope, paranoïaque, auteur d’un traité d’éducation alors qu’il avait abandonné ses cinq enfants), et la réduction de leurs philosophies respectives à quelques formules choc, on ne peut pas dire que ce soit cet aspect qui ressorte avec le plus d’évidence du spectacle qui nous est ici offert. Servie par un duo de comédiens qui, s’il n’enthousiasme pas, ne démérite pas non plus, la pièce est toutefois, dans l’ensemble, plutôt sympathique, et on ne s’y ennuie guère. Etait-ce tout ce que l’on pouvait souhaiter d’une représentation de la confrontation entre deux figures qui participèrent, de deux manières tout à fait opposées, à l’entrée de la pensée occidentale dans la modernité? Sans doute pas.

15.10.08

Ne me parlez plus de ‘‘modernité’’

Image Hosted by ImageShack.us

En 1566, Arcimboldo avait déjà designé Facebook.

9.10.08

L’Année de la (pauvre) France

Image Hosted by ImageShack.us

C’est désormais officiel, ou en tout cas si massivement apparent, évident, que c’est quasiment tout comme. Le monde entier se fout de nous.

Au printemps, la Palme d’Or attribuée par Sean Penn à Entre les murs aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. (Je veux bien consentir, je le signale au passage, à attribuer à ce film la possibilité qu’il ait quelques mérites sur le plan de la mise en scène, encore que j’aie du mal à les imaginer tels qu’ils méritent à eux seuls un tel honneur, mais c’est ce qu’il y a de bien avec les films à thèse, on peut refuser d’aller les voir par principe; ce que je persisterai donc à faire, le principe étant que Bégaudeau me tape sur les nerfs, et que je préfère mettre l’argent du ticket de ciné sur le dernier Béla Tarr: fin de parenthèse.) – Aujourd’hui, nouvelle offensive. Et qui frappe fort, très fort. Le complot est énorme. J.M.G. Le Clezio vient de se voir décerner le Prix Nobel de Littérature.

Preuve que le coup était monté de longue date et qu’on devait s’en plier de rire à l’avance dans les couloirs suédois, la rumeur de l’attaque avait filtré depuis plusieurs jours. C’est bien la première fois que j’entends les rumeurs d’attribution précédant l’annonce officielle du lauréat se révéler exactes.

Tout cela révèle visiblement d’un principe trop systématiquement appliqué pour que sa nature artificielle ne nous saute pas aux yeux, puisqu’il s’agit, à chaque fois, d’aller chercher dans ce qu’il y a de moins reluisant, ou à peu près, dans notre ‘‘patrimoine culturel’’, pour décerner à l’heureux ‘‘élu’’, avec une ironie que je ne peux m’imaginer autrement que féroce, une des plus hautes distinctions existant dans un domaine donné (le cinéma, la littérature). Le pire, c’est que je gagerais que ce principe, ils sont allés le puiser directement chez l’ennemi: chez Victor Hugo, dans Notre Dame de Paris! Soyons-en sûrs, ce à quoi nous assistons en ce moment, c’est à une vaste, gigantesque, planétaire Fête des Fous, avec la France dans le rôle de Quasimodo. (Ne reste plus qu’à déterminer, en somme, si c’est la présence de Nicolas Sarkozy à la tête de l’Etat qui est cause que l’on se gaudit ainsi de nous, ou si le mal vient de plus loin.)

Oh! j’en ai certes conscience, tant qu’à chercher dans nos littérateurs actuels, ils auraient pu tomber plus mal encore que sur Le Clezio. – Le fin du fin aurait sans doute été de l’attribuer conjointement à Houellebecq et BHL, par exemple, mais enfin, ils n’ont tout de même pas osé aller jusque-là. – Amélie Nothomb a dû sentir passer le vent du boulet: pas de chance pour elle, elle est belge. – Mais même si je déplorais moi-même, il y a quelques mois, la disparition coup sur coup des dernières grandes figures en date à avoir ‘‘incarné’’, d’une manière ou d’une autre, notre littérature (Julien Gracq, Alain Robbe-Grillet, Aimé Césaire), je ne peux croire que la scène soit désormais si vide, au pays de Tournier, de Germain, de Roubaud, de Rouaud, d’Echenoz, de Quignard, de Glissant, de Chamoiseau, de Bonnefoy, de Sollers (au moins on aurait rigolé!), et d’autres que j’oublie sans doute, qu’on n’y ait rien trouvé de mieux qu’un Jean Marie Gustave Le Clezio pour inscrire son nom à la suite de ceux d’Albert Camus, de Saint-John Perse et de Claude Simon. – Cela, sans parler des grands noms de la littérature mondiale que l’on fait lanterner depuis des lustres, en leur assurant année après année qu’ils ont toutes leurs chances, et qui doivent ronger leur frein pendant que ces messieurs de l’Académie Nobel occupent leur temps et leur argent à se ficher de la gueule de la France...

Il s’en trouvera peut-être pour tomber dans le piège, pour me taxer encore d’éternel insatisfait et même d’antipatriote puisque que je ne me réjouis pas des succès et consécrations des représentants de notre beau pays. Attention. Ce n’est pas parce que je suis parano qu’ils sont pas tous après nous.

5.10.08

Voix de sans-voix

Image Hosted by ImageShack.us

Il y a une semaine, Malalai Kakar était assassinée à Kandahar. La première femme commissaire de police en Afghanistan était depuis longtemps sur la liste noire des Taliban, parmi les cibles prioritaires. Dimanche dernier, ils sont parvenus à leurs fins. Cet évènement, aussi récent et aussi tristement fort symboliquement soit-il, le nom même de cette femme, je les avais pourtant déjà oubliés – comme on chasse mécaniquement de son esprit les évènements sans réelle incidence sur le cours global, géopolitique ou plus récemment économique, du monde comme il va ou tout simplement qui ne nous concernent, ne nous touchent pas directement. Je n’y pensais absolument plus lorsque je passais jeudi après-midi à la ‘‘bourse aux livres’’ qui se tient depuis des années dans le grand hall de mon université, et où je trouve régulièrement moult ouvrages à prix avantageux (lequel ne m’empêche pas, à la longue, de m’y ruiner consciencieusement), et que j’avisais, dans un petit stock de titres de littérature orientale – laissés en dépôt, m’expliqua Marc, mon dealer habituel, par un professeur de chinois –, entre un exemplaire de la Centurie d’Amaru et un recueil de haïkus, une anthologie de ‘‘poésie populaire des femmes pachtounes’’, intitulée Le suicide et le chant, et établie dans les années 80 par Sayd Bahodine Majrouh. Quelques heures plus tard, dans le TGV m’emportant vers Paris où je retrouve pour le week-end mon amante et compagne, j’ai ressorti le livre de mon sac à dos, initialement dans l’intention de le seulement feuilleter, et je n’ai plus lâché, renvoyant à plus tard mes autres occupations projetées (Voltaire, en la circonstance, ne m’en voudra sans doute pas trop).

Le suicide et le chant sont, explique Majrouh, les deux échappatoires offertes aux femmes aux conditions de vie qui sont les leurs dans les tribus des vallées afghanes. Le premier se pratique de préférence des façons qui passent pour les plus ignominieuses, ultime geste de rébellion face aux interdits religieux et aux codes d’honneur traditionnels. La forme privilégiée du second est le landay (littéralement, ‘‘le bref’’), composition poétique orale improvisée de deux vers obéissant à de strictes contraintes métriques, dont Majrouh et sa sœur sont allés recueillir des exemples, sur place dans un premier temps, puis, après l’invasion soviétique de décembre 1979, dans les camps de réfugiés du Pakistan – où empira encore la condition des femmes, qui, outre la conscience de l’exil et le souvenir des massacres, se voyaient désormais contraintes à l’inaction et à la réclusion dans les tentes.

Si le landay est un genre pratiqué par tous, ceux des femmes du peuple se distinguent par des différences formelles (ils sont, nécessairement, moins érudits et précieusement raffinés que ceux des doctes) et surtout thématiques: certains sujets – la religion notamment – n’y apparaissent quasiment jamais, tandis qu’on y trouve au contraire des évocations impensables de la part de leurs ‘‘homologues’’ masculins.

Si certains thèmes prennent une grande importance, voire, tout simplement, apparaissent, dans les années 1980 – à commencer par celui de l’exil:

«C’est le printemps, ici les feuilles poussent aux branches,
Mais dans mon pays les arbres ont perdu leurs ramures sous la grêle des balles ennemies.
»

– ils ne supplantent pas la principale source d’inspiration de ces poèmes, qui est, de façon assez surprenante, de nature érotique. Celle-ci passe par des évocations très franches et directes du corps:

«Tu t’étais caché derrière la porte,
Moi je massais mes seins nus, et tu m’as entrevue
»

et du désir:

«Déjà minuit, tu n’es toujours pas là.
Mes couvertures sont en feu et me brûlent toute entière.
»

Hors la femme elle-même, le personnage principal est celui de l’amant, jeune et valeureux, qui vient la libérer de «la prison des solitudes» qu’elle hantait auparavant. Amours clandestines, bouches tendues entre les battants de porte, étreintes qui «comme un grelot, avec tous [s]es bijoux», font «tint[er]» l’amante dans les bras de l’amant «jusqu’au fond de la nuit», éveillent aussi le rêve d’un aveu public, non seulement scandaleux, mais authentiquement dangereux, dans une société où la découverte d’une relation adultère peut se solder par la mort des personnes impliquées (ou, à tout le moins, de la femme):

«J’aime ! J’aime ! Je ne le cache pas. Je ne le nie pas.
Même si l’on m’arrache au couteau pour cela tous mes grains de beauté.
»

«Donne ta main mon amour et partons dans les champs
Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les coups de couteaux.
»

C’est que le contrepoint de l’évocation de l’amant est l’évocation de l’époux, qui n’est jamais choisi par la femme dans la culture tribale, et n’est jamais appelé autrement dans les landays féminins que par l’expression de «petit affreux». Evocation parfois railleuse:

«Etendue, je veux en moi le prendre,
Mais mon amant s’alarme. Il craint que le ‘‘petit affreux’’ n’en vienne à s’éveiller.
»

«Mon amour, saute dans mon lit et ne crains rien
S’il se casse, le ‘‘petit affreux’’ est là pour réparer.
»

parfois désespérées, parfois, enfin, empruntes de véritable haine:

«Ô mon Dieu ! tu m’envoies de nouveau la nuit sombre
Et de nouveau je tremble de la tête aux pieds, car je dois monter dans le lit que je hais.
»

«Le ‘‘petit affreux’’ ne veut pas mourir de sa propre fièvre,
J’ai décidé, demain, de l’enterrer vivant.
»

Les voix que nous entendons revendiquent le fait de trouver leur «dignité de femme» dans les bras d’une personne librement choisie, et non dans la soumission aux codes et diktats de la société patriarcale, parfois ouvertement défiés (au moins en paroles), comme dans ce rêve qui saisit l’une d’elles de «traverser le village à visage découvert et la chevelure au vent». Mais que l’amant ne prétende pas, à son tour, dominer la femme:

«Mon amant veut tenir ma langue dans sa bouche,
Non pour le plaisir, mais afin d’établir des droits sur moi.
»

Implicitement ou explicitement, les landays présentent un monde où la femme seule décide de donner (ou non) ses faveurs. Elle n’est en aucun cas une ‘‘conquête’’. Et si certains poèmes exaltent aussi, conformément, cette fois, à la culture ambiante – et de façon, assez logiquement, plus encore marquée pour les landays recueillis dans les camps pakistanais –, les exploits guerriers et virils (l’amant se doit d’être valeureux au lit ET sur le champ de bataille), les femmes pachtounes semblent exceller à retourner ironiquement contre lui-même le sacro-saint code d’honneur masculin:

«Puisses-tu périr au champ d’honneur, mon bien-aimé!
Afin que les filles chantent ta gloire chaque fois qu’elles s’en iront puiser l’eau à la source.
»

Entre tonalités élégiaque et polémique, la présentation de Sayd Bahodine Majrouh abuse parfois des vérités générales – que la lecture des quelques 190 landays rassemblés invite d’ailleurs parfois à nuancer, ce qui est un peu dommageable à la force de son propos. Toutefois, même à considérer que la situation qu’il décrit n’était pas si totalement absolue, mais néanmoins très-largement majoritaire, et sachant combien peu elle a évolué dans certaines régions de l’Afghanistan, la lecture de ce recueil tient non seulement, bien souvent, de l’émerveillement poétique, et de la découverte de voix inouïes, mais presque d’un impératif éthique.

Poète majeur lui-même [1], mais aussi philosophe se réclamant du soufisme comme des Lumières occidentales, historien, universitaire et même brièvement homme politique, Majrouh souhaitait un Afghanistan non seulement indépendant mais libre, aussi bien des envahisseurs communistes que des fanatiques religieux et des traditions aliénantes. Il dérangeait et le savait. Un matin de février 1988, il fut abattu à la mitraillette par les taliban, en ouvrant la porte de sa maison d’exil, à Peshawar.

Quant à Malalai Kakar, dont le souvenir m’est revenu dans le train où je lisais ce livre, j’ignore si elle récitait, ou composait, des landays...


Image Hosted by ImageShack.us

Sayd Bahodine Majrouh, Le suicide et le chant. Poésie populaire des femmes pachtounes, traduit, adapté et présenté par André Velter et l’auteur: Gallimard, «Connaissance de l’Orient», 1994. Illustration: photographie d’Henri Cartier-Bresson, Srinagar, Cachemire, 1948.


[1] Je signale au passage, sait-on jamais? (je ne suis pas forcément le seul dans ce cas et à force de s’additionner peut-être ces voix finiront-elles par être entendues), que ne serais pas contre le fait que les éditions de l’Aube poursuivent avec Le rire des amants l’entreprise de réédition au format poche d’Ego-Monstre, initialement parues chez Phébus, qu’elles semblaient avoir entamées avec la reprise du Voyageur de minuit en l’an 2000.

1.10.08

À livre ouvert

C’est la rentrée et le retour des emm..., hum, embrouilles administratives sous notre beau soleil... hmmmm, non plus... sous le ciel gris et pluvieux d’Aix-en-Provence. Ceci explique au moins en partie que ce blog ait été plutôt apathique ce mois-ci, toutes mes excuses à mon fidèle lectorat (h... oui bon vous aurez compris le principe). Et sur ces entrefaites, voici le second des questionnaires annoncés.

Quel(s) souvenir(s) avez-vous de votre apprentissage de la lecture? Essentiellement des souvenirs trop intimes, d’une façon ou d’une autre, pour que j’en fasse état ici (ça fait un joli effet de raccord avec la fin du questionnaire précédent, non?). Et une impression de retrouvailles avec une connaissance de longue date chaque fois que je lis ou entends certains passages des souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol.

Vos lectures préférées lorsque vous étiez enfant? Là ça dépend de ce qu’on cible comme période... Pas vraiment de souvenir des livres de la petite enfance / prime jeunesse dont semblent si bien garder mémoire plusieurs personnes que je connais ayant répondu à ce questionnaire. Un peu plus tardivement en revanche, je fis une abondante consommation de livres de ‘‘contes et légendes’’ dans différentes collections.

Image Hosted by ImageShack.us

Aimez-vous la lecture à haute voix? Ce n’est pas quelque chose qui m’attire spontanément, mais depuis quelques temps et auprès d’une certaine personne je m’y suis un petit peu mis. :-)

Votre conte préféré? «La Barbe-Bleue» de Charles Perrault.

La meilleure adaptation d’un roman ou d’une pièce de théâtre? Qu’on parle de cinéma ou d’un autre medium (opéra, etc.), l’important est que l’œuvre finalement obtenue soit une réussite dans sa propre forme d’art. Que celle-ci soit extrêmement fidèle au matériau d’origine ou fondée sur une totale trahison (fût-ce d’un de mes romans préférés), que la source en soit un chef-d’œuvre ou un texte tout à fait anecdotique, importe, dans ces condition, peu voire pas du tout. Parler de «meilleure adaptation» n’a donc pas vraiment de sens pour moi.

Apprenez-vous par cœur certains poèmes, répliques de théâtre, passages de roman? Je suis censé le faire pour les concours... Du coup certaines choses restent en mémoire même une fois l’année écoulée... d’autres non... Pour mon ‘‘usage personnel’’, c’est un exercice que je ne pratique guère, consciemment en tout cas, même s’il y a toujours des bribes plus ou moins importantes de textes qui à force d’être fréquentés restent accrochés à la mémoire.

Avez-vous des livres ou des magazines dans vos toilettes? Ce ne sont pas totalement ‘‘mes toilettes’’ tant que je vis toujours chez papa-maman, et en l’occurrence c’est là que sont entreposés les romans policiers maternels.

Image Hosted by ImageShack.us

Avez-vous plusieurs lectures en chantier? Combien? Lesquelles? Perpétuellement... Actuellement, pour m’en tenir aux titres les plus récemment ajoutés à la liste (et donc un tout petit peu plus facilement discernables des ‘‘lectures plus ou moins temporairement abandonnées’’), et outre les ouvrages en rapport de près ou de moins près avec le programme d’agrégation: Lettres de Milady Juliette Catlesby de Marie-Jeanne Riccoboni, Enfantines de Valéry Larbaud et Grammaires de la création de George Steiner. Je ne sais pas trop quel statut accorder à la correspondance de Violette Leduc, que je parcours, de loin en loin et petit à petit, depuis plusieurs mois.

Le poète que vous ne cesserez jamais de relire / de vous réciter? Français: Baudelaire. Etranger: Rilke.

Image Hosted by ImageShack.us

Le livre que vous avez lu le plus rapidement? Le plus lentement? Aucune idée. Il y a de fortes chances que le livre que j’aie lu le plus rapidement soit plutôt court. Maintenant, s’il faut faire des coefficients durée de lecture / taille du livre, on n’est pas sorti. Et comment classe-t-on dans ce système les livres commencés, abandonnés, puis repris à zéro des années plus tard et lus d’une traite, en quelques jours ou heures?...

Préférez-vous les éditions de poche aux originales? Pourquoi? Sans témoigner d’une dogmatique opposition aux autres, les éditions de poche. Parce que c’est moins cher, parce que ça prend moins de place et qu’on peut donc en emmagasiner plus, parce que ça peut se transporter partout plus facilement. (Avant d’acheter un manteau, une veste, un pantalon, j’ai tendance à vérifier que les poches sont suffisamment spacieuses pour y accueillir un livre de poche taille standard.)

Le(s) livre(s) que vous ne rangez jamais dans votre bibliothèque et qui traîne(nt) toujours? Mouahahah. Hum. Bon. Disons qu’à l’heure actuelle il doit y avoir dans les 1500 livres environ, plus des BD, des CD, des DVD, et bien sûr des meubles, dans ma chambre de 9 m². Dans ces conditions, le fait que l’un d’eux ne soit pas parfaitement rangé sur une étagère n’est pas forcément très significatif en soi. :-S

Image Hosted by ImageShack.us

Ceci dit, du rangement massif a été fait ces dernières semaines, et il y a un service d’ordre qui veille, maintenant...

Quel est votre rapport physique à la lecture? Debout? Assis? Couché? Plutôt étendu d’une façon ou d’une autre quand je suis chez moi (allongé, couché, façon banquet romain, etc.), assis partout ailleurs, debout s’il n’y a pas d’autre choix. À l’occasion, en marchant. Jamais essayé: la tête en bas en position du lotus (enfin je ne crois pas me souvenir...).

Vos lectures sont-elles commentées crayon en main? Non. J’ai été élevé dans la religion du livre. On n’écrit pas sur un bouquin. C’est mal. Les livres se dégradent suffisamment comme ça tout seul. – Ah, oui, accessoirement: c’est, en revanche, un peu handicapant pour l’agrégation.

Offrez-vous des livres? À certaines personnes seulement.

La plus belle dédicace, que ce soit de l’auteur ou de la personne qui vous l’offrit? Pas de souvenir.

Quel est votre rapport sensuel au livre? (Odeur, texture, etc.) J’aime bien le contact matériel avec le livre, le feuilleter, ce qui est pour moi une des raisons de la supériorité des librairies sur les sites de vente en ligne. J’aime bien aussi l’odeur de certains vieux livres (ça ‘‘compense’’ un peu leur état...).

Quels sont les auteurs dont vous avez lu les œuvres intégrales? Je peux me tromper, mais a priori, aucun à ce jour.

Un livre qui vous a particulièrement fait rire? Il y aurait sans doute d’autres titres à citer, mais là tout de suite je pense à la ‘‘trilogie en cinq volumes’’ du Guide du Routard Galactique (H2G2 pour les intimes) de Douglas Adams... peut-être parce que je me suis mis il y a peu à le relire par-dessus l’épaule de Sophie à qui je l’ai offert en anglais... :-D

Un livre qui vous a particulièrement ému? Au cours de l’année écoulée, Magnus de Sylvie Germain (2005) et Ronde de nuit (The Night Watch, 2006) de Sarah Waters dont j’ai déjà parlé ici et . Tout dernièrement, ce week-end en fait, Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon, 1966) de Daniel Keyes, dont je parlerai – peut-être – prochainement.

Le livre qui vous a terrifié? Je ne sais pas si ça rentre vraiment dans la catégorie, mais, il y a quelques mois, Délicieuses pourritures (Beasts, 2002) de Joyce Carol Oates m’a paru être un des livres les plus malsains qu’il m’ait été donné de lire, au point de me faire sentir physiquement mal à l’aise...

Image Hosted by ImageShack.us

L’avertissement / l’introduction qui vous a le plus marqué? La préface de Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier :-) Et pour ce qui est de véritable introduction, les premières pages de Si par une nuit d’hiver un voyageur (Se una notte d’inverno un viaggiatore, 1979) d’Italo Calvino.

Le titre le plus marquant, original, décalé, astucieux? Quand on vous a répété pendant des années que de toute façon le meilleur titre de la littérature du monde c’était Germinal, parce que c’était court et que ça contenait tout, il est parfois difficile de s’en remettre (sauf à se dire que quand on écrira soi-même un livre, on choisira en guise de titre un alexandrin au sens le plus apparemment éloigné possible du contenu). – Je n’ai toujours pas lu Germinal. Peut-être cette année...

Décrivez votre bibliothèque. Cf. question sur les «livres qui traînent toujours».

Les livres dont vous vous êtes finalement débarrassé? On ne se débarrasse pas d’un livre. C’est mal.

L’endroit le plus insolite où vous lisez? Il n’y a pas d’endroit insolite pour lire, la lecture est une activité tout-terrain.

Il ne vous reste que trois jours à vivre: que souhaitez-vous lire ou relire? Relire: La Chartreuse de Parme de Stendhal, pour garder en bouche le goût du bonheur. Quelques passages de la Bible. Et peut-être les Elégies de Duino de Rilke.

Image Hosted by ImageShack.us

Votre livre d’art préféré? Pas vraiment de préférence dans ce domaine.

La bibliothèque idéale? Tous les livres intéressants ou potentiellement intéressants présents à portée de main. Certains strictement classés selon un système (chronologique, par exemple) ou un autre, d’autres assemblés au gré des associations d’idées... Oui, bon, en bref, ma bibliothèque avec beaucoup plus de titres et beaucoup, beaucoup, beaucoup plus d’espace pour les entreposer...

L’incipit qui vous a le plus marqué? «J’aimais éperdument la comtesse de ***; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu; elle me trompa; je me fâchai; elle me quitta. J’étais ingénu, je la regrettai; j’avais vingt ans, elle me pardonna; et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes.» (Dominique Vivant-Denon, Point de lendemain, version de 1812, déjà évoqué en ces lieux)

La clausule qui vous a le plus marqué?
«– Tout cela est fort bien, grogna-t-il; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire; il contamine le surnaturel et vomit l’au delà. Alors, comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps? élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là?
– Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas-ventre!
» (Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, 1891)