26.7.07

Prière à Notre-Dame du Vide

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Les adultes le déconcertent. Il ne comprend ni leurs soucis ni leurs joies, et moins encore les propos bizarres qu’ils tiennent parfois. Il leur arrive de brailler, de gaîté ou de colère; quand il entend ces rires trop forts, brutaux, ou ces cris courroucés, il se replie sur lui-même. Il est à l’excès sensible aux voix, à leur grain, à leur timbre, à leur volume. Sa propre voix sonne quelquefois drôlement, comme si sa gorge était restée écorchée par les râles et les pleurs qui l’ont secoué pendant sa maladie quand la fièvre le violentait trop durement.
Ses parents, il les aime de tout son cœur, mais eux aussi il les observe avec perplexité du fond de sa solitude d’enfant unique, surtout son père, qui l’intimide et auquel il n’ose jamais poser de questions.
Clemens Dunkeltal est médecin, mais il n’a pas de clientèle privée et ne travaille pas dans un hôpital. L’endroit où il exerce son métier se situe non loin du village, mais Franz-Georg n’y est jamais allé. À son allure majestueuse, à son air grave, le docteur Dunkeltal doit être un homme important – un magicien de la santé. Il reçoit des patients par milliers, dans son vaste asile de la lande, et tous souffrent certainement de maladies contagieuses puisqu’ils n’ont pas le droit de sortir. Franz-Georg se demande d’où peuvent bien venir ces foules de malades – de toute l’Europe, a dit un jour sa mère, avec une imperceptible moue d’orgueil et de dégoût confondus. L’enfant a cherché dans un atlas et est resté pantois – l’Europe est tellement vaste, les peuples si nombreux.


Le regard d’un enfant, à travers lequel le lecteur comprend peu à peu, en frémissant, la situation. C’est sur ce regard que s’ouvre, ou presque, Magnus, le dernier roman en date de Sylvie Germain, publié en 2005 chez Albin Michel, et qui vient tout juste d’être réédité en «Folio» chez Gallimard.

Actuellement, si vous aimez bien un musicien ou un groupe, vous n’avez pas à attendre que leur dernier album, sorti d’abord, disons, en vinyle, fasse l’objet ensuite d’une réédition plus économique en cd. Mais en littérature les choses ne marchent pas comme cela, en tout cas pas en France. Il en résulte que, si vous ‘‘consommez’’ quasi exclusivement du livre au format poche – pour des raisons financières, parce que ça prend moins de place dans votre bibliothèque (qui déborde déjà de partout), pour les deux raisons à la fois ou pour d’autres –, suivre la production d’un auteur contemporain qui vous tient particulièrement à cœur est un exercice de patience pouvant mener à de grandes frustrations, étant donné les mois voire les années qui séparent la première parution du livre de sa ressortie en ‘‘poche’’. – Ainsi, après avoir attendu les rééditions en poche de La tâche et de La bête qui meurt, j’attends avec toujours autant d’impatience celle du dernier Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, par exemple. – La bonne nouvelle en revanche (en ce qui me concerne), c’est la sortie sous ce format de Magnus, et le fait que, joie, c’est à un moment où je peux me permettre quelques lectures en dehors des obligations des programmes d’agrégation.

Ces considérations annexes étant posées, venons-en sans perdre plus de temps au vif du sujet, car Magnus n’est pas de ces textes autour desquels on peut folâtrer, badiner, il impose d’aller à l’essentiel. Disons-le tout de suite, Sylvie Germain est très probablement l’écrivain français en activité à qui va ma préférence, que je place fort haut au-dessus de tous ceux que je connais. – Mon principal regret la concernant est que, l’ayant découvert somme toute récemment, je n’ai pu encore explorer son œuvre autant que je le voudrais. Quoi qu’il en soit, une fois de plus, j’ai été littéralement ‘‘happé’’ par la lecture de ce roman que je n’ai lâché que quand je ne pouvais pas faire autrement.

Maintenant, si je dois aller à l’essentiel en parlant non plus de l’auteur(e?), mais du roman proprement dit, je me trouve confronté à un grave problème. Car celui-ci – et c’est déjà trop en dire, peut-être, que de le signaler – est bâti de telle sorte sur un certain nombre de révélations et de retournements (que je veux autant que possible éviter de dévoiler ici) qu’en proposer un résumé est une tâche tout à fait malaisée. Un peu à la manière de May tendant spontanément à cet inconnu rencontré à Veracruz Pedro Páramo de Juan Rulfo, qui bouleversera sa vie, sans rien pouvoir en dire (quoique pour d’autres raisons), Magnus est un livre que l’on a envie de partager immédiatement avec ceux qui nous sont chers, simplement en le leur tendant. Avec la seule crainte que cette lecture ne les touche pas autant que vous.

Quelque part à la croisée du conte et de la fresque historique, du thriller et du roman d’apprentissage, Magnus est le récit de l’impossible quête d’identité d’un «homme à la mémoire lacunaire, longtemps plombée de mensonges puis gauchie par le temps, hantée d’incertitudes», de la vie d’un être que les évènements – grandes tragédies collectives, révélation soudaine, responsabilité propre – obligent sans cesse à repartir d’un nouvel «instant zéro». En perpétuelle errance (à travers l’Allemagne, l’Angleterre, le Mexique, les Etats-Unis, l’Autriche, la France, à travers des langues et des cultures différentes), tour à tour fuyard et poursuivant, changeant à plusieurs reprises de nom, contraint à de perpétuelles renaissances tel un phénix, un homme se débat à la recherche de la vérité de son être. Seul fil conducteur de ce parcours, un vieil ours en peluche à l’oreille roussie, accompagné d’un foulard brodé déclinant les lettres d’un nom: Magnus.

Reconstituant petit à petit le «puzzle familial qui ressemble plus à un tableau d’Otto Dix, de Georg Grosz ou d’Edvard Munch qu’à la peinture romantique que lui présentait sa mère», l’enfant devenu adolescent refuse le monstrueux héritage de ces notables nazis qui l’ont élevé, mais ignore encore de nombreux éléments de ce passé: une mystérieuse amnésie occulte tous les souvenirs de sa prime jeunesse. Les années passent, tandis qu’autour de lui Sylvie Germain dessine quelques très beaux personnages, rencontres, amis, amantes, chargés de l’accompagner dans sa recherche de vérité et de paix (Lothar, pasteur émigré taraudé jusqu’à sa mort par des questions morales et théologiques, May, femme libre et passionnée dans l’Amérique des années 60, Terence, Peggy, le frère Jean...), mais aussi des figures noires, à commencer par celle de Clemens Dunkeltal, «salaud d’extrême ampleur qui n’en appartient pas moins à la commune humanité».

Aux «fragments» qui narrent petit à petit le parcours tortueux de Franz-Georg/Adam/Magnus/... s’ajoutent «notules» – dont la charge est souvent de dire sèchement la réalité des faits que le héros ne fait qu’entrevoir –, «séquences» – qui à l’inverse enrichissent le factuel d’appels à des intertextes poétiques ou méditatifs, de Shakespeare à Paul Celan –, et autres «résonances», soit «une polyphonie de souffles» pour autant de contributions complémentaires à la tentative (nécessairement vaine pourtant) de restituer la vérité d’un homme, du monde, du déroulement de l’Histoire. L’écriture singulière de Sylvie Germain, quant à elle, déroule cette petite musique qui lui appartient en propre, alliance de grande simplicité et d’intensité poétique, avec laquelle elle aborde des thèmes tels que l’identité, la rédemption, les relations humaines, l’apparente absence de sens de l’existence (aussi le propos du roman n’est-il pas réductible à un «Connais-toi toi-même»), la question du Mal, le silence de Dieu.

L’obtention, pour Magnus justement, du Prix Goncourt des lycéens 2005 semble avoir contribué à donner à Sylvie Germain plus de visibilité que de coutume. Puisse celle-ci contribuer à faire découvrir autant que possible une œuvre encore largement méconnue du grand public, peu médiatique et peu médiatisée, qui n’en est pas moins, par l’originalité et la qualité de son style comme par l’ampleur des thématiques qu’elle aborde, l’une des plus intéressantes de la littérature française actuelle.


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Sylvie Germain, Magnus (2005): Gallimard, «folio», 2007. Illustration: Andrew Wyeth, Winter 1946 (1946).