4.7.07

Les Bucoliques

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Au commencent était un film. Enfin, plus précisément, avant cela encore il y avait un livre. Après Balzac vu par Rivette et Barbey par Breillat, vous allez vous dire que je fais une fixette, en ce moment. Enfin bon.

Comme je n’ai pas lu, je l’avoue, L’amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence (1928), et encore moins Lady Chatterley et l’homme des bois, version antérieure de l’ouvrage – la deuxième sur trois – qui est celle qu’a retenue Pascale Ferran pour son adaptation, prenons, comme point de départ, le film. Il s’intitule Lady Chatterley. A été réalisé, donc, par Pascale Ferran. Est sorti une première fois sur les écrans à la fin de l’année dernière. A reçu entre autres récompenses cinq Césars à la cérémonie du même nom – meilleur film, meilleure actrice, meilleure adaptation (j’insiste), meilleure photo, meilleurs costumes –, triomphe critique dans la foulée duquel il est ressorti dans une plus large combinaison de salles – j’avoue que c’est à ce moment là que je l’ai vu. Succès critique donc et succès public (du moins relativement au destin habituel d’un ‘‘film d’auteur’’), ce qui n’a malheureusement pas empêché sa maison de production, l’hélas mal nommée Ad Vitam, de mettre la clé sous la porte, triste aventure bien révélatrice de l’état d’un certain cinéma français, mais laissons également cela de côté aujourd’hui. Le film, pour en revenir à lui, est disponible en dvd chez mk2 éditions depuis le mois dernier. Et voilà qu’il y a quelques jours Arte nous en proposait une version longue sous le titre Lady Chatterley et l’homme des bois.

Restons-en, pour l’instant, à Lady Chatterley, la version sortie en salle et en dvd.

Rappelons-en, très brièvement, l’intrigue: dans l’Angleterre du début des années 20, Constance Chatterley languit auprès de son époux, sir Clifford, riche propriétaire minier revenu paraplégique des champs de bataille de la Grande Guerre, jusqu’à sa rencontre avec Parkin, le garde-chasse du domaine.

Pascale Ferran, je l’ai rappelé également, a choisi un manuscrit antérieur à la version finale du célèbre roman de D.H. Lawrence. D’une version à l’autre, l’intrigue est différente sur un certain nombre de points, dont celui-ci: dans Lady Chatterley et l’homme des bois, Constance ne trompe son époux qu’avec Parkin tandis que dans L’amant de Lady Chatterley, elle a préalablement un certain nombre d’autres aventures. Mais surtout, à en croire la réalisatrice (ce que je n’ai aucune raison de ne pas faire, d’autant que me plonger moi-même dans les différentes versions du texte de Lawrence ne fait pas partie de mes priorités du moment), la version retenue était moins lourdement théorique que l’autre, et avait moins ‘‘vieilli’’. C’est donc le choix de la simplicité qu’a fait Pascale Ferran, et ce choix, logiquement, rejaillit merveilleusement sur ce film.

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Du coup, il m’est très difficile de parler de ce film (si ce n’est pour dire qu’il s’agit à mon sens de l’un des meilleurs et des plus beaux films français de ces derniers temps). Et pourtant, il y en aurait des choses à dire.

Sur la prestation lumineuse de Marina Hands dans le rôle principal, donnant presque l’impression que tous ses partenaires – aussi excellents soient-ils dans leur registre, comme Jean-Louis Coulloc’h (Parkin) et Hippolyte Girardot (sir Clifford) – ne sont là que pour mettre en valeur son jeu à elle, tout en sensibilité mouvante et émouvante.

Sur la façon dont Pascale Ferran construit l’espace dans lequel elle inscrit ses personnages – le château et le bois, séparés par la barrière; le village, avec son passage vers le bois – avec un art de la conceptualisation aussi solidement efficace qu’élégamment discret, créant ainsi une scénographie qui, sans jamais paraître lourde ni théorique, caractérise immédiatement la place que les personnages occupent à chaque moment du film (dans ou hors de ‘‘leur’’ espace, etc.).

Sur le traitement à l’image de la nature, qui semble emprunter aussi bien aux conceptions de Lawrence – les forces vitales, tout ça tout ça – qu’à la caméra d’un Terrence Malick, sans être réductible à l’imitation d’aucune de ses deux positions, et qui inscrit l’histoire d’amour du film dans un cadre bienveillant d’élégie bucolique.

Sur le traitement de la représentation du sexe enfin, si à contre-courant des plutôt tristes normes (sous influences télévisuelles primetimesques) en la matière. Fixer ainsi, par exemple, sa caméra pendant une bonne demi-douzaine de minutes sur un couple qui fait l’amour, la dame au-dessus de l’homme assis, et comble du scandale, tous les deux vêtus, c’est à la fois trop et trop peu: trop peu, car on ne voit rien (si, quelques centimètres de cuisse entre robe et bas, le temps d’un plan, qui en deviendraient presque bouleversants), tout passe par l’attitude, les soupirs, le sentiment donc; trop, car la norme télévisée veut que le sexe à l’écran se résume à quelques plans (un d’ensemble, un bout de sein, un bout de hanche…) n’excédant pas la minute et demie, et surtout qu’il ne veuille rien dire, qu’il reste dans le domaine du purement illustratif.

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Or, Pascale Ferran, grâces lui en soient rendues, a opté pour le parti-pris exactement inverse.

Certes, les films estampillés ‘‘d’auteur’’ (en d’autres termes ceux qui n’ont pratiquement aucune chance de passer en première partie de soirée sur une chaîne hertzienne nationale) à prendre la sexualité comme sujet même ne sont pas si rares que cela, mais ce n’est pas, je pense, exprimer une opinion hautement réactionnaire que de faire remarquer que les chef-d’œuvres en la matière, même dans ce cadre précis, ne sont pas légion. À cette restriction, il faut ajouter que la vision qui en est proposée dans ces derniers n’est que très rarement franchement positive (voyez L’empire des sens d’Oshima, Le dernier tango à Paris de Bertolucci, Eyes wide shut de Kubrick...).

Dans le Lady Chatterley de Pascale Ferran, la sexualité se fait a contrario instrument de vérité. Vérité des sentiments, vérités des êtres. La réalisatrice conjugue déshabillage des corps et déshabillage des âmes, les deux allant de pair au fil d’une lente évolution qui s’étend sur tout le film. De la première fois, vite expédiée, tout habillés sur le sol de la cabane, aux jeux nus sous la pluie, les amants ne se dévêtent que progressivement, dans un mouvement de révélation qui est aussi celui de leur relation, des premiers contacts encore rudes, brutaux presque, où perdure le poids de la hiérarchie sociale, au magnifique dialogue final durant lequel ils osent enfin mettre à nu l’un devant l’autre leurs sentiments les plus intimes. Il n’est pas, enfin, jusqu’à la (superbe) musique de Béatrice Thiriet qui ne participe de ce thème, jouant elle aussi, comme la mise en scène, de la répétition pour enrichir le module initial de façon de plus en plus lumineuse.

Tout cela – et d’autres choses sans doute que je ne trouve pas ici le talent d’exprimer (voyez le film, si ce n’est déjà fait!) – concourt à faire de Lady Chatterley un film magnifique, très beau et très juste, à des années-lumière des clichés poussiéro-érotico-softs qui ont pu s’accumuler sur l’histoire imaginée par D.H. Lawrence.

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Et tout aurait pu s’arrêter là. Seulement, comme je l’ai mentionné, il y a eu Lady Chatterley et l’homme des bois, la ‘‘version longue’’ télévisée. Une version qui a tout pour désarçonner qui connaît la version cinéma, et ce, dès la première scène, qui nous montre un ami de sir Clifford lui expliquer – et au spectateur avec lui, par voie de conséquence – les soucis qu’il se fait sur l’état de Constance. À quoi servait-il donc de se montrer aussi démonstratif quand le film arrivait à nous rendre sensible cet état sans s’embarrasser d’une telle explication (/explicitation) préalable? Tendance confirmée un peu plus loin par l’insertion d’une voix off redondante chargée de nous dire à quelle point l’existence au château de la pauvre Connie est répétitive, ennuyeuse et sans joie – voix off qui vient se greffer sur des images qui faisaient parfaitement comprendre sans cela cet état de fait! Doit-on en déduire qu’Arte craignait la fuite de ses spectateurs, le zappage (impossible au cinéma), face à une succession de scènes muettes? Ou, pire, que la chaîne ne considérait pas lesdits spectateurs comme assez intelligents pour comprendre tout seuls ce qui était signifié par la pure mise en scène, sans recours à une explication orale mettant tout cela à plat (‘‘à plat’’ étant bel et bien, malheureusement, le mot)?

Entre-temps (entre la première scène et la séquence avec voix off ajoutée, veux-je dire), Pascale Ferran se livre à un curieux jeu: la perturbation de la scénographie mise en place dans la version cinéma en faisant, dès le début du film, pénétrer non seulement Constance mais aussi son mari dans les bois du domaine. À peine le spectateur connaissant la version cinéma a-t-il le temps de se demander quelles seront les conséquences de cette promenade sur la perception de celle qui a lieu plus tard dans le film (perçue presque comme un viol de l’espace réservé aux amants) qu’un autre motif de stupéfaction l’attend: ne voilà-t-il pas que Constance reçoit de son époux l’autorisation explicite de le tromper! Et ce n’est pas fini, car, pour parachever son œuvre, voici que Pascale Ferran nous gratifie à la fin de cette séquence d’une première apparition de Parkin auprès du couple!

Entendons-nous: les ‘‘versions longues’’ et autres director’s cuts sont un phénomène qui a fleuri il y a un certain nombre d’années maintenant; il est à l’origine de choses très diverses, des meilleures surprises (quand il permet à un grand réalisateur d’améliorer une œuvre ‘‘diminuée’’ par des responsables de grand studio obtus) aux excès les plus pitoyables (la moindre série Z est susceptible d’avoir droit à sa version director’s cut en dvd, dans le seul but d’amasser un peu plus d’argent). On serait donc tenté de dire: libre à Pascale Ferran de se lancer à son tour dans l’aventure, si elle le souhaite.

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Le premier hic, c’est que Lady Chatterley et l’homme des bois n’est pas la version longue élaborée après coup d’un film mutilé par les studios: lorsque j’ai entendu parler du film pour la première fois, plusieurs mois avant sa sortie en salles, il était déjà question d’une version télévisée ‘‘longue’’ pour Arte. Le deuxième hic, c’est que les ajouts de Pascale Ferran modifient considérablement les données du film initial (j’y reviendrais en détails). Enfin, le troisième hic – sans lequel l’argument précédent n’aurait après tout pas grande valeur, le réalisateur étant (dans l’idéal) seul maître à bord et seul responsable de ses choix, y compris donc de celui d’une modification du propos du film –, c’est que cette modification ne va pas, selon moi du moins (ça vaut ce que ça vaut), dans le sens d’une amélioration: pour en rester à cette première apparition de Parkin, cette première rencontre, du point de vue de la diégèse, affaiblit considérablement la portée de ce qui était la première rencontre dans le cadre de la version cinéma; peu importe que dans les ‘‘faits’’, la logique de la fiction, Parkin et Constance aient probablement été déjà amenés à se croiser auparavant, dans le cadre du film la ‘‘première rencontre’’ était constituée par le choc ressenti par Connie à la vue du dos nu de Parkin se lavant, et la force de la scène était telle que le spectateur ne se posait pas la question de savoir s’ils s’étaient déjà côtoyés auparavant dans d’autres circonstances. Et l’on pourrait relever plusieurs autres cas, en regardant du côté des personnages sir Clifford ou de Mrs Bolten notamment, d’ajouts de ce type qui modifient la perception de leurs comportements ultérieurs.

Prenons un exemple un peu moins ‘‘lourd’’ que celui des premières scènes – je veux dire un exemple d’ajout qui, pour ainsi dire en lui-même, aurait pu être d’un très grand intérêt, cinématographiquement parlant. Dans Lady Chatterley, Connie, qui souffre d’insomnie, se lève et va boire un verre en cuisine; elle observe par la fenêtre le monde extérieur, réduit à un fascinant plan de la lune émergeant des nuages. Mais il n’est pas encore question de déserter le domicile conjugal. Dans Lady Chatterley et l’homme des bois, Ferran saute le pas: Connie cède à l’appel, s’aventure dehors, marche jusqu’à un arbre, semble brusquement prendre conscience de sa situation, pleure de se voir ainsi en robe de chambre en pleines nuit et forêt. Telle quelle – prise isolément –, la scène est tout à fait intéressante, ne serait-ce que d’un point du vue plastique: les pleurs et sanglots de Connie, ses muets appels au secours, la présence surplombante et presque minérale de l’arbre derrière elle, la façon inquiétante dont sont filmées les branches du bois autour d’elle, tout cela fleure très bon l’esthétique quasi-expressionniste. Seulement, cette scène n’a rien à faire là. Ou plus exactement elle n’a rien à faire dans Lady Chatterley.

Ayant bien conscience que je ne suis peut-être pas très clair, voici que je prends un autre exemple. Il se situe, dans la version longue, une vingtaine de minutes après celui précédemment cité. Lady Chatterley, au sortir d’une entrevue avec Parkin, au cours de laquelle celui-ci a «suggéré l’adultère», note dans son journal intime (relayé en voix off): «Quelle chose ignoble! Comment a-t-il pu s’imaginer qu’il pourrait tirer de moi un court moment de plaisir sexuel? Le désir sexuel est la pire forme d’égoïsme qui soit, une volonté sournoise de dominer l’autre et d’augmenter son propre Moi. Est-ce là ce qu’il veut, comme la plupart des hommes aujourd’hui?». On comprend tout de suite l’intérêt de Pascale Ferran de prêter cette réflexion à son personnage: cette définition négative du désir sexuel qui se trouve au centre de ce que note Connie, il va de soi qu’elle s’oppose – qu’elle n’est là que pour s’opposer – à ce que qui se révèlera à elle par la suite: une relation dans le cadre de laquelle la sexualité sera l’aliment (au sens combustible) d’une découverte mutuelle; non plus égoïste, mais presque altruiste; non plus domination, mais don; non plus narcissisme et autosatisfaction, mais ouverture sur l’autre... Seulement voilà, une telle réflexion de la part du personnage n’est envisageable que dans le cadre d’un récit où la possibilité de l’adultère a déjà été évoquée, et par sir Clifford, et par Parkin.

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Pascale Ferran a parfaitement le droit de privilégier telle ou telle vision de son histoire et je parierais (tant que ce n’est pas une partie de mon anatomie qui est en jeu) que la ‘‘version longue’’ est plus fidèle à l’œuvre de Lawrence que la version cinéma. J’aurais tendance, par ailleurs, à penser qu’il y a de Lady Chatterley à Lady Chatterley et l’homme des bois une différence à peu près semblable à celle que dénonçait la réalisatrice entre Lady Chatterley et l’homme des bois (le livre) et L’amant de lady Chatterley: le second est plus lourdement théorique, la vision proposée de l’adultère est également résolument différente, et rien que pour ça, je garderais ma préférence – ce qui est parfaitement mon droit à moi aussi – pour la version cinéma plutôt que pour la ‘‘version longue’’. Mais là où la chose me pose vraiment problème, c’est qu’à force de bouleverser la donne d’une version à l’autre, il apparaît clairement que Lady Chatterley et l’homme des bois est une toute autre adaptation du roman de Lawrence, reposant sur des options différentes, mais qui utilise néanmoins, sur 3h30 de métrage, 2h40 de matériau exogène, 2h40 d’une toute autre adaptation, proposant une vision toute autre du roman d’origine, et qui se trouvent incorporées dans un film au propos et à l’orientation radicalement différents. Ça passe ou ça casse. À mes yeux, ça casse. Le charme rompu n’opère plus, et j’ai été incapable d’accorder véritablement de l’intérêt à cette nouvelle version, bancale du fait de la fusion ratée entre deux films trop proches et trop lointains en même temps, et que j’ai trouvé désespérément longue. Tant mieux pour Arte si la chaîne, comme elle l’a annoncé dès le lendemain, a battu ce soir-là tous ses records d’audience. En ce qui me concerne, il me reste, heureusement, le dvd, pour voir et revoir le ‘‘vrai’’ film dans quelques mois et années, en espérant que le mauvais souvenir de la version télé finisse par s’effacer.