19.6.07

La théorie de la flamme
Rivette, Breillat et les Classiques, seconde partie

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Il se trouve que la sortie en salle, quelques semaines après le film de Rivette, d’une autre adaptation de la littérature du XIXe siècle français appelait pour ainsi dire la comparaison. Las, de cette comparaison, Une vieille maîtresse de Catherine Breillat souffre un peu.

Adapté du premier roman de Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse est également une histoire de passion, mais pas tout à fait de la même eau. Ryno de Marigny, dandy et libertin notoire, entretient depuis dix ans une liaison avec Vellini, une malagaise au sang chaud, fille d’une duchesse et d’un torero, qui compense son manque de beauté et de jeunesse par une sensualité explosible. Nous ne sommes plus ici dans le domaine de la «maladie passagère» mais presque de la pathologie, Ryno et Vellini n’étant plus liés depuis longtemps que par une sorte d’obsession charnelle, les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre tenant plus de la haine que de l’amour. Décidé à sacrifier cette liaison pour épouser la chaste et pure Hermangarde, Ryno ne parviendra cependant pas à tenir cet engagement, provoquant la ruine de son couple.

Si l’adaptation de Balzac par Rivette pouvait faire redouter un certain académisme (j’ai dit précédemment comment il l’avait magnifiquement évité), ce risque semblait a priori moins concerner Une vieille maîtresse. D’une part parce que le roman de Barbey – c’est le regarder par le petit bout de la lorgnette (ou le petit trou de la serrure), je le sais, mais enfin, voilà – est un peu plus ‘‘hot’’ que celui de Balzac (Montriveau et Mme de Langeais ne sont pas du genre à se sauter dessus pour faire des galipettes, Ryno et la Vellini, si). D’autre part du fait de la personnalité de la réalisatrice Catherine Breillat, étiquetée ‘‘sulfureuse’’, qui nous a habitué à nous livrer sa vision de la guerre des sexes au travers d’une esthétique très crue et ‘‘explicite’’. De cette rencontre, on pouvait espérer et craindre beaucoup de choses, mais pas, normalement, une adaptation fade et aseptisée.

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Et pourtant...

Une vieille maîtresse n’est certes pas un ratage complet, mais on ne peut s’empêcher à la vision du film de se dire que quelque chose ne va pas. Et, encore une fois, la comparaison avec Ne touchez pas la hache est d’autant plus cruelle pour Catherine Breillat. D’où vient ce sentiment que la réalisatrice est passée à côté de son sujet?

Premier problème peut-être (et dans tous les sens que l’on voudra donner à l’adjectif ‘‘premier’’), la réalisation, justement. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel de Breillat, mais l’une des choses que je lui reconnais est qu’elle fait partie de ces cinéastes qui possèdent une véritable ‘‘griffe’’. – Vous savez, ce truc indéfinissable, qui tient tout à la fois au cadrage, à l’utilisation de lumière, du grain de l’image, au montage, etc., et qui, sans qu’on puisse pour autant parler de redite, fait par exemple que même quand David Lynch filme de la façon la plus simple possible un vieil homme qui traverse l’Amérique pour retrouver son frère, sa façon de montrer les paysages ou le défilement de la route vous fait sentir que c’est bien lui, ou que quand vous zappez par hasard sur Arte au moment où elle diffuse la série de courts-métrages réalisés pour l’anniversaire du Festival de Cannes, vous savez que celui au milieu duquel vous êtes tombé est signé Atom Egoyan. – Cette faculté de ‘‘griffer’’ ainsi chaque plan, Catherine Breillat la possède. Ou plutôt la possédait. Car on ne retrouve rien de cela dans Une vieille maîtresse. Lors de la présentation du film à Cannes, la réalisatrice expliquait qu’il s’agissait pour elle d’entamer un nouveau cycle dans sa carrière; eh bien, ça se voit.

Ceci, me direz-vous, n’est pas si grave. D’ailleurs, d’immenses réalisateurs ont fait des films qui ne se ressemblent en rien les uns les autres, tandis que des réalisateurs très médiocres, voire des franchement mauvais, possèdent aussi (pour leur malheur, peut-être) cette faculté dont vous parlez. Après tout, c’est bien le droit de Catherine Breillat de changer de style si elle en a envie ou l’estime nécessaire. Certes, mais là où le bât blesse, c’est qu’on se dit à la vision d’Une vieille maîtresse qu’il n’aurait pas été plus mal que le ‘‘style Breillat’’ habite un peu plus ce film, qu’il en vienne perturber le côté ‘‘film d’époque en costumes’’ esthétiquement sans surprise. Hormis une insistance un petit peu plus prononcée que la moyenne en la matière – mais bien inférieure à la place occupée par la chose dans ses précédentes œuvres – sur les scènes de sexe (j’aurais d’ailleurs à revenir sur la question), Catherine Breillat ne donne que trop peu l’impression de marquer cette adaptation de son empreinte propre.

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La chose joue également du côté du scénario: malgré une adaptation globalement plutôt fidèle du roman de Barbey d’Aurevilly – même si elle n’a pas tout à fait la radicalité en la matière de la démarche rivettienne sur Ne touchez pas la hache (il est vrai que la longueur du texte ne le permettait peut-être pas) –, Breillat laisse de côté des aspects du roman qui auraient pourtant servi son propos et se livre en retour à quelques modifications dont on se demande ce qu’elles apportent.

On l’a dit, la fidélité à l’œuvre originale ne conditionne pas forcément la réussite d’un film. Il est toutefois regrettable que la seconde partie du roman (celle qui se situe après le mariage de Ryno avec Hermangarde) y soit autant sacrifiée, ou encore que le thème du sang (blessures, échanges fondateurs de liens, vampirisme), prégnant chez Barbey, se voit quasiment réduit à quelques gimmicks qui prêteraient presque à sourire. Qu’apporte, en revanche, l’ajout de la longue et lourde scène du mariage, hormis un petit filet d’anticléricalisme tout de même un peu étonnant pour une adaptation de l’ultra-catholique Barbey d’Aurevilly? Pourquoi surligner avec autant d’insistance – en faisant embrasser à Vellini sa servante, et en lui faisant déclarer qu’elle n’aime pas ce qui est féminin, «sauf dans les hommes» – la ‘‘virilité’’ (pour ne pas dire la masculinité) de Vellini, que l’écrivain, lui, laissait planer à l’état d’hypothèse d’interprétation possible? Et si au début du roman la marquise de Flers, grand-mère d’Hermangarde, se vante, en rescapée du XVIIIe siècle, d’en avoir vu d’autres à son époque en matière de libertinage, est-il absolument nécessaire de pousser la référence, tout de même peu évidente, aux Liaisons dangereuses à un tel point, jusque dans le ‘‘résumé officiel’’ du film, et surtout jusqu’à cet aberrant carton d’ouverture: «1835, au temps de Laclos»??...

Détails, somme toute, que cela? Peut-être, sans doute même – du moins s’ils avaient été contrebalancés par une véritable, et suffisamment puissante, vision de la part de Breillat de l’œuvre originale, si la force de la mise en scène venait les contrebalancer. Il en va des romans adaptés comme de l’Histoire selon Dumas: on peut les violer, à condition de leur faire de beaux bébés (détail, d’ailleurs, et hélas, trop souvent oublié par les adaptateurs/violeurs de Dumas lui-même). Et le ‘‘bébé’’ de Breillat, lui, manque singulièrement de vie.

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J’ai passé sous silence hier, en vous parlant de Ne touchez pas la hache, le fait que Rivette, qui excelle à faire ‘‘vibrer’’, comme je le disais, les scènes les plus policées en apparence, se prend un peu les pieds dans le tapis lorsqu’il en vient à la grande scène sadienne, pivot du livre, lors de laquelle le général séquestre Mme de Langeais et menace de marquer son front au fer rouge. Le réalisateur, pendant ces quelques minutes, se montre bien embarrassé, vraisemblablement parce que cette scène prend à revers toute la logique de son adaptation: il ne s’agit plus de faire deviner une violence sous-jacente, celle-ci est cette fois on ne peut plus explicite, et Rivette, pour le coup, échoue à nous la faire ressentir. Défaut mineur, au regard de l’ensemble du métrage. Or, le problème d’Une vieille maîtresse, c’est que tout le roman est pour ainsi dire à la hauteur de cette scène de La duchesse de Langeais, que Catherine Breillat – aussi étonnant que cela puisse être de sa part – ne parvient pas plus que Rivette à gérer la chose, et qu’il ne s’agit plus cette fois d’une séquence ponctuelle ‘‘rachetée’’ par tout le reste du film.

Les acteurs, dans l’ensemble, s’en tirent plutôt bien. Fu’ad Ait Aattou en dandy androgyne – révélation du film, quoique peut-être un peu jeune pour le rôle (on a du mal à croire qu’il était déjà l’amant de la Vellini dix ans plus tôt), mais peu importe –, Roxane Mesquida en pâle blondinette à la pureté et au maintien aristocratiques, Asia Argento dans... son propre rôle, comme d’habitude (mais cette fois ça colle), enfin dans le trio des témoins et commentateurs d’un autre âge (comme Ogier et Piccoli chez Rivette) Michael Lonsdale, Yolande Moreau, et même Claude Sarraute, se sortent de l’exercice avec les honneurs. Mais, pour autant, ne nous transportent pas.

Et la mise en scène – j’y reviens, mais tout vient de là – ne les y aide pas, ne les porte pas, ne nous transporte pas elle non plus. Les scènes ‘‘de salon’’ sont réalisées sans grand éclat, de façon très conventionnelle, académique (revoilà le mot, il est lancé cette fois). Et les scènes plus ‘‘hors norme’’ – c’est-à-dire, au premier chef, les scènes de sexe –, qui auraient pu constituer un contrepoint, voire un antidote, à cet académisme, ne parviennent pas à faire passer la moindre émotion. La chair est triste, hélas, tout au long de ce film. Seule, peut-être, de la scène orientale dans laquelle Vellini en transe viole quasiment Ryno sur le sable du désert, tout en grimaçant et hurlant la douleur de la perte de leur petite fille, tuée par un scorpion, se dégage véritablement quelque chose, un malaise, un mélange de répulsion et de fascination qui est, justement, ou aurait dû être, l’enjeu du film. Mais à côté de ça, on peut prendre comme contre-exemple la scène où Hermangarde observe par une fenêtre les ébats de son époux et de Vellini: climax du roman, scène terrible; mais dans le film, malheureusement, les contorsions pour le moins acrobatiques d’Asia Argento ne suffisent pas, loin s’en faut, à en rendre l’intensité... Difficile, dans de telles conditions, de ne pas penser que, sans dévoiler un pouce de peau, Jacques Rivette a, avec Ne touchez pas la hache, réalisé un film bien plus ‘‘érotique’’ et troublant que ne l’est Une vieille maîtresse.

Non, le film n’est pas un complet naufrage, on a vu bien pire dans les salles (ou ailleurs), mais il n’a rien pour provoquer l’enthousiasme. Et le souvenir encore frais du film de Rivette n’est pas fait pour arranger les choses.

Rivette, dans Ne touchez pas la hache, fait sentir le feu sous la glace; Breillat, dans Une vieille maîtresse, montre la flamme, mais celle-ci nous laisse froid.