Petite Bibliothèque du XVIIIe Siècle, vol.1
Petite musique d’une nuit,
ou l’art d’accommoder les jeunes gens ingénus
J’avais depuis un certain temps l’envie d’inaugurer cette rubrique. Etudiant en lettres, visant l’emploi de professeur de littérature, moi, enfin, dont certaines mauvaises langues de mon entourage prétendent qu’il faut remonter à la maternité pour être sûr d’avoir un souvenir sans un livre à la main ou du moins à portée de main, le caractère quelque peu étrange qu’il y avait à ne pour ainsi dire jamais parler de mes lectures sur mon blog ne m’avait pas échappé. J’éprouvais comme un malaise à envisager l’entreprise: la sourde appréhension de n’aboutir qu’à un compte-rendu très scolaire, de rester, à l’écrit, enfermé dans certains cadres rhétoriques qui ne sont pas forcément les mieux adaptés à faire partager le goût qu’on a d’un livre. Assez bizarrement, l’année d’agrégation écoulée m’a fait progressivement me sentir comme libéré (en tout cas en partie) de ce poids, de ce risque, comme une promesse de laisser derrière moi les aspect les plus ‘‘scolaires’’ de mon parcours… Les résultats du concours, cependant, douchèrent un peu mes ardeurs sur ce point – sans quoi je me serais lancé plus tôt. Tout cela est très irrationnel, j’en conviens. Toujours est-il que je saute le pas aujourd’hui: on verra comment les choses se poursuivront. Si je persiste dans mes projets, vous entendrez donc un peu plus souvent parler de mes lectures, soit dans leur actualité, soit à l’occasion de retour sur des livres qui me plaisent tout particulièrement et/ou m’ont marqué; quant à la littérature du XVIIIe siècle, du fait du statut un peu à part que lui confère ma ‘‘spécialisation’’ – toujours en cours – en la matière, elle aura droit à sa petite rubrique à part (dont acte, aujourd’hui même).
J’avais, disais-je donc, depuis un certain temps l’envie d’inaugurer cette rubrique – et le hasard, qui m’a fait relire tout récemment Point de lendemain de Vivant Denon, me la fait inaugurer sous des auspices que l’on pourra trouver étranges, puisque la version la plus connue de cette courte nouvelle date de 1812. Mais après tout, les délimitations des ‘‘siècles’’, en littérature, ne font pas toujours très attention aux calendriers.
Imaginons donc Dominique Vivant Denon en 1812. Il n’a pas tout été, mais peu s’en faut: dessinateur, graveur, académicien, diplomate, agent secret, égyptologue avant la lettre (c’est pour ainsi dire lui qui a inventé la discipline), collectionneur d’art, et, donc, écrivain. Il a côtoyé tous les dirigeants du pays, du vieux Louis XV à Joséphine et Bonaparte, en passant par Robespierre, quelques-uns des grands de ce monde: Frédéric de Prusse, Catherine de Russie, Pie VII, sans oublier les chefs manœuvriers de coulisses comme Talleyrand et le cardinal de Bernis. Il a connu (et survécu à, ce qui n’est pas forcément une mince affaire) toute la variété des régimes politiques qui se sont succédés en son temps – et
De Point de lendemain il existe donc plusieurs versions: la version originale de 1777; la version de 1812; entre les deux, sous le titre
Comparons avec l’incipit de la version de 1777, pour nous faire une idée de la distance parcourue tant du point de vue de la forme que de celui du fond: «La comtesse de *** me prit sans m’aimer, continua Damon: elle me trompa. Je me fâchais, elle me quitta: c’était dans l’ordre. Je l’aimais alors, et, pour me venger mieux, j’eus le caprice de la ravoir, quand, à mon tour, je ne l’aimais plus. J’y réussis, et lui tournai la tête: c’est ce que je demandais.»
Il n’est pas donné à grand monde d’écrire un chef-d’œuvre du premier jet. Certains masquent cette vérité derrière des brouillons que seule la critique contemporaine se mêle d’aller exhumer; pour Vivant Denon – et c’est peut-être bien plus émouvant –, nous avons les deux, ou peut-être trois, versions qu’il a publié. On imagine le travail de l’auteur, reprenant ce mince tas de pages (on les lit en moins d’une heure), rajoutant, retranchant, réécrivant, jusqu’à obtenir, enfin, la forme parfaite.
Petit miracle de légèreté retorse, l’incipit de 1812 file, stylistiquement, droit au but. Ici ni terme de liaison, ni conjonction de coordination, nul marqueur ‘‘logique’’, la logique, on l’aura deviné, n’ayant pas sa place en ce genre d’affaire. Seule compte la musique de la phrase, l’élégant balancement qui la fait avancer. Pour le reste, le baron pratique l’art de «se débarrass[er] de tout ornement superflu» – comme le font, un peu plus loin dans le récit, les amants ‘‘arrangeant’’ leurs vêtements. Quant au héros, narrateur de sa propre histoire, il est devenu un jeune homme ingénu, et non plus un libertin à tête froide, héritier des Meilcour et autres Chester de Crébillon; comme si à trente-cinq ans de distance, Denon avait compris qui mène réellement la barque en ce monde, et que si les hommes, les mâles, semblent avoir le pouvoir, la majorité d’entre eux n’ont pratiquement aucune chance face à une femme qui les prenne par les sentiments, le dessous de la ceinture, ou, habileté suprême et quasi-imparable, les deux à la fois.
Récemment (pardonnez la digression), j’ai croisé dans une librairie la toute récente édition de poche d’un essai de Nancy Huston intitulé Mosaïque de la pornographie. Je prends le volume, le retourne, consulte la quatrième de couverture et lit: «Qu’est-ce que la pornographie? Basse ou élevée, roman à l’eau de rose ou œuvre d’érotisme noir, c’est un récit dont le message fondamental est le suivant: les femmes ne trouvent leur plaisir qu’à être dominées par les hommes.»
Certes, Point de lendemain n’est pas un texte pornographique. L’érotisme y reste discret, tout en allusions et en sous-entendus, «gazé» comme l’on dit à l’époque (en référence, pour ceux qui se poseraient la question, à la gaze, étoffe semi-transparente et plutôt fragile qui connaît une grande vogue au XVIIIe siècle). Il n’en reste pas moins que la nouvelle de Vivant Denon forme la pointe chronologiquement extrême de cette sphère (oui, je sais) au contenu fort hétérogène – couvrant toutes les nuances de la simple ‘‘galanterie’’ à la franche pornographie – que nous étiquetons, depuis la seconde moitié du XXe siècle, sous le nom de ‘‘littérature libertine du XVIIIe siècle’’. Or l’une des particularités remarquables de cette littérature est que ce sont, sinon toujours, mais le plus souvent, les femmes qui y mènent la danse. Et les hommes ont parfois bien du mal à se maintenir à niveau...
Ainsi du narrateur de Point de lendemain, qui se prend pour l’amant en titre d’une comtesse manipulatrice, et va tomber dans les rets d’une amie de celle-ci, Mme de T..., encore plus douée en la matière. Ignorant de toutes les conventions, notre héros débute par un premier faux pas: se rendre à l’Opéra avant le lever du rideau. Dans une société où l’Opéra est pour tous bien moins un lieu où écouter de la musique qu’un lieu de rencontres et de discussions, c’est se signaler, effectivement, comme un «ingénu», donc éventuellement: une proie. Sous prétexte de lui «sauver le ridicule» de sa situation, Mme de T… fait accepter au jeune homme de passer la soirée en sa compagnie, et il se retrouve, avant d’avoir compris ce qui lui arrive, jeté dans un carrosse filant vers la campagne («Elle sourit, me demande la main, descend, me fait entrer dans sa voiture, et je suis déjà hors de la ville avant d’avoir pu m’informer de ce qu’on voulait faire de moi.»: voilà une opération d’extraction rondement menée; et fouette cochet!).
Point de lendemain est une nouvelle à lire et à relire – sa brièveté y invite. L’allégresse de son rythme ne nous y trompe pas: nous sommes face à un petit bijou de mécanique horlogère, alliant luxe et précision. En explorer les rouages ne fait qu’augmenter le plaisir. Les dialogues de Mme de T..., bien évidemment, sont parmi les moments les plus savoureux du texte, chacun de ses propos étant toujours – au moins – à double fond. Quant au narrateur, il ne joue, lui, que la partition qu’on lui impose, même, et peut-être surtout, quand il croit prendre l’initiative. Ainsi, interrogé sur ses projets après qu’il ait profité des chaos de la route pour prendre Mme de T… dans ses bras, il bafouille («Des projets... avec vous... quelle duperie! vous les verriez venir de trop loin; mais un hasard, une surprise... cela se pardonne.») quand son interlocutrice a, elle, l’art de la réplique aiguisée: «Vous aviez compté là-dessus, à ce qu’il me semble.»; mais qui avait le plus «compté là-dessus», en réalité? et où est le «hasard» invoqué dans ce qui est visiblement un plan dont les moindres détails ont été prévus par une stratège de haute volée? Plus loin, au détour d’une scène ‘‘tendre’’, le narrateur signalera, comme une demande d’excuse faite au lecteur, des «propos gauches qu’il faut passer à deux êtres qui s’efforcent de prononcer, tant bien que mal, tout autre chose que ce qu’ils ont à dire»; mais la gaucherie, l’effort, ne sont sans doute le fait que d’un seul des «deux êtres» en question...
Point de lendemain eût pu s’intituler Petite musique de nuit. Comme dans la sérénade de Mozart, l’air de romance sentimentale n’est qu’un temps, un moment passager dans un ensemble qui va allegro du début à la fin (avec une petite pique d’allegretto au milieu, dont je vous laisse le soin et la liberté d’imaginer à quoi elle peut correspondre dans le texte). C’est qu’«[o]n va vite avec l’imagination des femmes»: happé à l’Opéra pour se trouver propulsé à la table d’un dîner abracadabrant, en présence d’un mari assez inattendu en la circonstance, promené d’un banc de gazon à un pavillon isolé, et de là encore à un cabinet secret arrangé pour l’amour de façon étonnante, avant d’être au petit matin éjecté dans le jardin – dans lequel il découvrira seulement alors la clé de l’aventure: il n’aura été que l’une des trois personnes jouées simultanément par Mme de T… (et certes pas la plus à plaindre) –, notre jeune ingénu ne cesse de se laisser manipuler par tous les moyens existants, discours, soupirs, caresses, et mises en scène, aveuglé qu’il est par l’attrait du plaisir («Nous sommes tellement machines», rougit-il) et par les artifices d’une marionnettiste hors pair. C’est elle qui, à tout le moment, règle les mouvements, impose son rythme.
De rythme, justement, il faudrait encore parler, celui du récit et d’une langue virtuose. 1812, Vivant Denon, soixante-cinq ans. On rêve, à le lire, à ce que dut être son passé de diplomate. À la façon dont il devait manier les mots au service de
Illustration: Fragonard, Le billet doux, c.1769/1770. Illustration musicale: Mozart, Sérénade en sol majeur K.525 «Eine kleine Nachtmusik», 1787; interprétée par le Cleveland Orchestra sous la direction George Szell (1968).
De Point de lendemain il existe de nombreuses éditions; la plus complète est, heureuse surprise, l’une des moins chères: il s’agit de l’édition de Michel Delon qui propose la version de 1812 et la version de 1777, accompagnées dans les notes des variantes propres à
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