11.7.07

Petite Bibliothèque du XVIIIe Siècle, vol.1
Petite musique d’une nuit,
ou l’art d’accommoder les jeunes gens ingénus

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J’avais depuis un certain temps l’envie d’inaugurer cette rubrique. Etudiant en lettres, visant l’emploi de professeur de littérature, moi, enfin, dont certaines mauvaises langues de mon entourage prétendent qu’il faut remonter à la maternité pour être sûr d’avoir un souvenir sans un livre à la main ou du moins à portée de main, le caractère quelque peu étrange qu’il y avait à ne pour ainsi dire jamais parler de mes lectures sur mon blog ne m’avait pas échappé. J’éprouvais comme un malaise à envisager l’entreprise: la sourde appréhension de n’aboutir qu’à un compte-rendu très scolaire, de rester, à l’écrit, enfermé dans certains cadres rhétoriques qui ne sont pas forcément les mieux adaptés à faire partager le goût qu’on a d’un livre. Assez bizarrement, l’année d’agrégation écoulée m’a fait progressivement me sentir comme libéré (en tout cas en partie) de ce poids, de ce risque, comme une promesse de laisser derrière moi les aspect les plus ‘‘scolaires’’ de mon parcours… Les résultats du concours, cependant, douchèrent un peu mes ardeurs sur ce point – sans quoi je me serais lancé plus tôt. Tout cela est très irrationnel, j’en conviens. Toujours est-il que je saute le pas aujourd’hui: on verra comment les choses se poursuivront. Si je persiste dans mes projets, vous entendrez donc un peu plus souvent parler de mes lectures, soit dans leur actualité, soit à l’occasion de retour sur des livres qui me plaisent tout particulièrement et/ou m’ont marqué; quant à la littérature du XVIIIe siècle, du fait du statut un peu à part que lui confère ma ‘‘spécialisation’’ – toujours en cours – en la matière, elle aura droit à sa petite rubrique à part (dont acte, aujourd’hui même).

J’avais, disais-je donc, depuis un certain temps l’envie d’inaugurer cette rubrique – et le hasard, qui m’a fait relire tout récemment Point de lendemain de Vivant Denon, me la fait inaugurer sous des auspices que l’on pourra trouver étranges, puisque la version la plus connue de cette courte nouvelle date de 1812. Mais après tout, les délimitations des ‘‘siècles’’, en littérature, ne font pas toujours très attention aux calendriers.

Imaginons donc Dominique Vivant Denon en 1812. Il n’a pas tout été, mais peu s’en faut: dessinateur, graveur, académicien, diplomate, agent secret, égyptologue avant la lettre (c’est pour ainsi dire lui qui a inventé la discipline), collectionneur d’art, et, donc, écrivain. Il a côtoyé tous les dirigeants du pays, du vieux Louis XV à Joséphine et Bonaparte, en passant par Robespierre, quelques-uns des grands de ce monde: Frédéric de Prusse, Catherine de Russie, Pie VII, sans oublier les chefs manœuvriers de coulisses comme Talleyrand et le cardinal de Bernis. Il a connu (et survécu à, ce qui n’est pas forcément une mince affaire) toute la variété des régimes politiques qui se sont succédés en son temps – et la Restauration est encore à venir. Assisté, même, à quelques batailles. Il a parcouru une bonne partie de l’Europe et de la Méditerranée, tour à tour secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg, puis en Suède, en Suisse, chargé d’affaires à Naples, réfugié à Venise au début de la Terreur, membre éminent de l’expédition scientifique qui a accompagné Napoléon pendant la Campagne d’Egypte. Tout récemment promu baron d’Empire, il a à présent soixante-cinq ans. Il sait peut-être qu’il laissera avant tout à la France deux chefs-d’œuvre: le musée du Louvre, qu’il a créé au retour de l’Egypte, et qu’il dirige (si, un jour que vous visitiez le Louvre, vous vous êtes demandé qui est ce Denon à qui l’on a attribué le nom d’une aile, entre Richelieu et Sully, c’est lui, ayez une pensée à ce sujet la prochaine fois que vous passerez par là); et une admirable nouvelle libertine de quelques pages, Point de lendemain. Encore s’agit-il de ne pas la laisser en l’état où il l’a publiée une première fois, en 1777, deux ans après l’avoir écrite pendant un voyage, sur la route de Ferney où il allait rendre visite à Voltaire.

De Point de lendemain il existe donc plusieurs versions: la version originale de 1777; la version de 1812; entre les deux, sous le titre La Nuit merveilleuse, ou le Nec-plus-ultra du plaisir, une version ouvertement, mais quelque peu lourdement, érotico-pornographique, dont il n’est pas exclu qu’elle soit aussi de la plume de Denon; enfin, datant de 1829, soit quatre ans après la mort de l’auteur, une réécriture de la part de Balzac qui, s’est mêlé, lui, d’assagir le texte par quelques amputations et euphémismes (si l’on avait besoin d’une preuve qu’en dépit de la date Point de lendemain reste bien un texte du XVIIIe siècle, la voilà peut-être). N’ayez crainte, toutefois, de vous y perdre: aujourd’hui tout le monde n’édite qu’un seul texte, celui de 1812, non seulement parce qu’il s’agit de l’état final voulu par l’auteur, mais aussi parce que c’est, et de loin, le plus réussi. Et si vous avez un doute (car certains, même parmi les meilleurs, indiquent erronément la date de 1777 en tête de leur édition: ainsi de Raymond Trousson et de Jean-Jacques Pauvert), pas besoin de plonger à la recherche des principes d’édition; prenez simplement le texte au début de la nouvelle, vous y trouverez alors cette ouverture, l’une des plus célèbres de notre littérature, ou qui mériterait de l’être: «J’aimais éperdument la comtesse de ***; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta. J’étais ingénu, je la regrettai; j’avais vingt ans, elle me pardonna; et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes.»

Comparons avec l’incipit de la version de 1777, pour nous faire une idée de la distance parcourue tant du point de vue de la forme que de celui du fond: «La comtesse de *** me prit sans m’aimer, continua Damon: elle me trompa. Je me fâchais, elle me quitta: c’était dans l’ordre. Je l’aimais alors, et, pour me venger mieux, j’eus le caprice de la ravoir, quand, à mon tour, je ne l’aimais plus. J’y réussis, et lui tournai la tête: c’est ce que je demandais.»

Il n’est pas donné à grand monde d’écrire un chef-d’œuvre du premier jet. Certains masquent cette vérité derrière des brouillons que seule la critique contemporaine se mêle d’aller exhumer; pour Vivant Denon – et c’est peut-être bien plus émouvant –, nous avons les deux, ou peut-être trois, versions qu’il a publié. On imagine le travail de l’auteur, reprenant ce mince tas de pages (on les lit en moins d’une heure), rajoutant, retranchant, réécrivant, jusqu’à obtenir, enfin, la forme parfaite.

Petit miracle de légèreté retorse, l’incipit de 1812 file, stylistiquement, droit au but. Ici ni terme de liaison, ni conjonction de coordination, nul marqueur ‘‘logique’’, la logique, on l’aura deviné, n’ayant pas sa place en ce genre d’affaire. Seule compte la musique de la phrase, l’élégant balancement qui la fait avancer. Pour le reste, le baron pratique l’art de «se débarrass[er] de tout ornement superflu» – comme le font, un peu plus loin dans le récit, les amants ‘‘arrangeant’’ leurs vêtements. Quant au héros, narrateur de sa propre histoire, il est devenu un jeune homme ingénu, et non plus un libertin à tête froide, héritier des Meilcour et autres Chester de Crébillon; comme si à trente-cinq ans de distance, Denon avait compris qui mène réellement la barque en ce monde, et que si les hommes, les mâles, semblent avoir le pouvoir, la majorité d’entre eux n’ont pratiquement aucune chance face à une femme qui les prenne par les sentiments, le dessous de la ceinture, ou, habileté suprême et quasi-imparable, les deux à la fois.

Récemment (pardonnez la digression), j’ai croisé dans une librairie la toute récente édition de poche d’un essai de Nancy Huston intitulé Mosaïque de la pornographie. Je prends le volume, le retourne, consulte la quatrième de couverture et lit: «Qu’est-ce que la pornographie? Basse ou élevée, roman à l’eau de rose ou œuvre d’érotisme noir, c’est un récit dont le message fondamental est le suivant: les femmes ne trouvent leur plaisir qu’à être dominées par les hommes.» La Mosaïque annoncée commençait, on le voit, sous un jour bien monochrome. (La suite de la présentation était à l’avenant, accumulant les poncifs féministo-moralisateurs: passage des «femmes de papier» aux «femmes de chair» souffrantes, cliché pseudo-psychanalytique sur la faiblesse des hommes qui pratiquent l’«abaissement de la femme» uniquement «parce qu’ils se sentent menacés», élégie finale sur la condamnation des femmes à devoir à jamais «choisir entre les figures ancestrales de la maman et de la putain»...) Peu désireux de lire 300 autres pages dans ce style, j’ai sagement reposé ce «livre à la fois brillant et bouleversant». Et j’ai, dans le même temps, pensé que Nancy Huston ne connaissait probablement pas les textes du XVIIIe siècle.

Certes, Point de lendemain n’est pas un texte pornographique. L’érotisme y reste discret, tout en allusions et en sous-entendus, «gazé» comme l’on dit à l’époque (en référence, pour ceux qui se poseraient la question, à la gaze, étoffe semi-transparente et plutôt fragile qui connaît une grande vogue au XVIIIe siècle). Il n’en reste pas moins que la nouvelle de Vivant Denon forme la pointe chronologiquement extrême de cette sphère (oui, je sais) au contenu fort hétérogène – couvrant toutes les nuances de la simple ‘‘galanterie’’ à la franche pornographie – que nous étiquetons, depuis la seconde moitié du XXe siècle, sous le nom de ‘‘littérature libertine du XVIIIe siècle’’. Or l’une des particularités remarquables de cette littérature est que ce sont, sinon toujours, mais le plus souvent, les femmes qui y mènent la danse. Et les hommes ont parfois bien du mal à se maintenir à niveau...

Ainsi du narrateur de Point de lendemain, qui se prend pour l’amant en titre d’une comtesse manipulatrice, et va tomber dans les rets d’une amie de celle-ci, Mme de T..., encore plus douée en la matière. Ignorant de toutes les conventions, notre héros débute par un premier faux pas: se rendre à l’Opéra avant le lever du rideau. Dans une société où l’Opéra est pour tous bien moins un lieu où écouter de la musique qu’un lieu de rencontres et de discussions, c’est se signaler, effectivement, comme un «ingénu», donc éventuellement: une proie. Sous prétexte de lui «sauver le ridicule» de sa situation, Mme de T… fait accepter au jeune homme de passer la soirée en sa compagnie, et il se retrouve, avant d’avoir compris ce qui lui arrive, jeté dans un carrosse filant vers la campagne («Elle sourit, me demande la main, descend, me fait entrer dans sa voiture, et je suis déjà hors de la ville avant d’avoir pu m’informer de ce qu’on voulait faire de moi.»: voilà une opération d’extraction rondement menée; et fouette cochet!).

Point de lendemain est une nouvelle à lire et à relire – sa brièveté y invite. L’allégresse de son rythme ne nous y trompe pas: nous sommes face à un petit bijou de mécanique horlogère, alliant luxe et précision. En explorer les rouages ne fait qu’augmenter le plaisir. Les dialogues de Mme de T..., bien évidemment, sont parmi les moments les plus savoureux du texte, chacun de ses propos étant toujours – au moins – à double fond. Quant au narrateur, il ne joue, lui, que la partition qu’on lui impose, même, et peut-être surtout, quand il croit prendre l’initiative. Ainsi, interrogé sur ses projets après qu’il ait profité des chaos de la route pour prendre Mme de T… dans ses bras, il bafouille («Des projets... avec vous... quelle duperie! vous les verriez venir de trop loin; mais un hasard, une surprise... cela se pardonne.») quand son interlocutrice a, elle, l’art de la réplique aiguisée: «Vous aviez compté là-dessus, à ce qu’il me semble.»; mais qui avait le plus «compté là-dessus», en réalité? et où est le «hasard» invoqué dans ce qui est visiblement un plan dont les moindres détails ont été prévus par une stratège de haute volée? Plus loin, au détour d’une scène ‘‘tendre’’, le narrateur signalera, comme une demande d’excuse faite au lecteur, des «propos gauches qu’il faut passer à deux êtres qui s’efforcent de prononcer, tant bien que mal, tout autre chose que ce qu’ils ont à dire»; mais la gaucherie, l’effort, ne sont sans doute le fait que d’un seul des «deux êtres» en question...

Point de lendemain eût pu s’intituler Petite musique de nuit. Comme dans la sérénade de Mozart, l’air de romance sentimentale n’est qu’un temps, un moment passager dans un ensemble qui va allegro du début à la fin (avec une petite pique d’allegretto au milieu, dont je vous laisse le soin et la liberté d’imaginer à quoi elle peut correspondre dans le texte). C’est qu’«[o]n va vite avec l’imagination des femmes»: happé à l’Opéra pour se trouver propulsé à la table d’un dîner abracadabrant, en présence d’un mari assez inattendu en la circonstance, promené d’un banc de gazon à un pavillon isolé, et de là encore à un cabinet secret arrangé pour l’amour de façon étonnante, avant d’être au petit matin éjecté dans le jardin – dans lequel il découvrira seulement alors la clé de l’aventure: il n’aura été que l’une des trois personnes jouées simultanément par Mme de T… (et certes pas la plus à plaindre) –, notre jeune ingénu ne cesse de se laisser manipuler par tous les moyens existants, discours, soupirs, caresses, et mises en scène, aveuglé qu’il est par l’attrait du plaisir («Nous sommes tellement machines», rougit-il) et par les artifices d’une marionnettiste hors pair. C’est elle qui, à tout le moment, règle les mouvements, impose son rythme.

De rythme, justement, il faudrait encore parler, celui du récit et d’une langue virtuose. 1812, Vivant Denon, soixante-cinq ans. On rêve, à le lire, à ce que dut être son passé de diplomate. À la façon dont il devait manier les mots au service de la France. La finesse de ses stratégies d’écritures vaut celle des stratégies de séduction de son personnage. Il n’y a pas jusqu’à la façon dont il construit ses phrases et ses paragraphes, rapprochant dans un même mouvement certaines actions, en disjoignant d’autres, créant ainsi sa propre cadence, qui ne force l’admiration. Nul besoin d’aller chercher ailleurs le ‘‘merveilleux’’ que l’on associe parfois au genre du «conte» que revendique le sous-titre. – Il est attendu que le conte, milésien, est ici à lire dans la lignée de ceux d’un La Fontaine, ainsi catégorisé en raison de l’absence de morale qui les oppose aux fables; la fin de Point de lendemain, avec son dernier mot qui fait écho au titre, est on ne peut plus claire sur ce point: «Je cherchai bien la morale de toute cette aventure et… je n’en trouvai point.», point final. Il convient de plaindre ceux qui ne goûtent pas une telle légèreté. – Le merveilleux, dans Point de lendemain, est factice, comme tout le reste. Les rêveries du narrateur sur le temple de Gnide, ses comparaisons hardies avec Psyché et Cupidon: imagination d’amant échauffé. Les enchantements du cabinet secret: machineries et mécanismes, initialement conçus pour seconder le manque de «ressort» d’un vieux satyre (en 1812, Sade, notamment, est passé par là). Tous ces charmes, d’ailleurs, s’évanouiront au cours d’une scène de dés-illusion, chassés par l’air pur du matin. Restent donc, au final, le plaisir des jeux de la séduction et le charme d’une langue maniée de façon éblouissante dans «le demi-jour très voluptueux» d’une petite nuit d’été diablement musicale.


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Illustration: Fragonard, Le billet doux, c.1769/1770. Illustration musicale: Mozart, Sérénade en sol majeur K.525 «Eine kleine Nachtmusik», 1787; interprétée par le Cleveland Orchestra sous la direction George Szell (1968).
De Point de lendemain il existe de nombreuses éditions; la plus complète est, heureuse surprise, l’une des moins chères: il s’agit de l’édition de Michel Delon qui propose la version de 1812 et la version de 1777, accompagnées dans les notes des variantes propres à La Nuit merveilleuse et à la version de Balzac, le tout complété encore par une autre nouvelle, La Petite Maison de Bastide (1758): Gallimard, «folio classique», 1995.