21.7.07

Malaise d’une civilisation

Au moment où j’écris ces lignes – nous sommes, enfin je suis, vendredi soir, ce post ne sera publié que demain, car, comme le précédent et le(s?) suivant(s?), il le sera depuis l’ordinateur d’amis (ma freebox ayant planté pour des raisons inexpliquées jeudi matin, je suis coupé d’Internet pour au moins une semaine) –, au moment où j’écris ces lignes, disais-je donc, je ressors de l’exposition Arménie: la magie de l’écriture qui vit ses derniers jours au musée de la Vieille Charité à Marseille. Et c’est la première fois de ma vie qu’une exposition me met mal à l’aise.

Comme le titre l’indique, l’exposition envisage surtout la question du rapport privilégié des Arméniens à l’écriture, ceux-ci s’étant notamment dotés d’un alphabet inventé de toutes pièces et n’appartenant qu’à eux. Bien que quelques objets – parfois les plus beaux, d’ailleurs, tels ces crucifix du XVIIIe siècle magnifiquement ornés – n’aient aucun rapport avec la thématique en question, on trouve essentiellement dans cette exposition, qui s’ouvre sur des inscriptions datant de l’antique Royaume d’Arménie, des livres, manuscrits, imprimés, journaux. Il y a quelques fort belles pièces. J’en retiendrais sans doute particulièrement deux: une carte – fort peu précise géographiquement, mais superbe esthétiquement – des établissements religieux d’Arménie, datant du XVIIe siècle, peinte sur un rouleau d’environ 5 mètres (estimation personnelle); et, datant de la fin du XIXe siècle, la biographie, sur une page, d’un catholicos de l’Eglise Apostolique Arménienne, dont les mots, écrits très finement, de façon plus ou moins ‘‘grasse’’, allant de l’épais et sombre à la plus extrême pâleur possible avant complète disparition, dessinaient avec une précision incroyable le portrait de l’homme en question (si ce n’est pas une profession de foi en la capacité de l’écriture à révéler, au sens photographique du terme, la vérité, je ne sais pas ce que c’est!).

Avant d’en arriver à la raison de mon malaise, je tiens à préciser ma quasi-totale méconnaissance de la culture arménienne avant d’entrer dans cette exposition. Ma connaissance des choses touchant l’Arménie concerne en majeure partie les massacres de masse absolument abominables, perpétrés par l’Etat turc, dont les Arméniens furent victimes au début du XXe siècle. Pour ce qui est de l’histoire et de la culture plus anciennes de ce peuple, en dehors de la lecture, il y un certain nombre d’années maintenant, de poèmes de Nahabed Koutchak, la majorité de mes connaissances proviennent de ma lecture en cours du roman de Jean-Christophe Ruffin Sauver Ispahan (que je suis en train de lire avec un plaisir non dissimulé sur les conseils de Camille): c’est dire si tout cela est frais et lacunaire. Aussi je ne prétends dans les lignes qui suivent donner aucun avis éclairé et définitif sur la culture arménienne, et je m’en tiens à la description des premières impressions laissées par cette exposition.

Or, et là commencent les causes du malaise, cette exposition m’a donné l’impression d’une culture entièrement fermée sur elle-même, figée, fixée une fois pour toute dans une tradition originelle, hermétique mille deux cents ans durant à toute interaction avec les évolutions esthétiques se déroulant à l’extérieur. Certes, ce ne serait pas le seul exemple d’une culture se protégeant avec force de toute influence venue d’ailleurs – mais à la différence, mettons, du Japon, l’Arménie n’est ni une île, ni un lieu isolé par des milliers de kilomètres de ses voisins européens et moyen-orientaux, et j’avoue avoir du mal à concevoir une telle autarcie culturelle chez un peuple qui fut souvent, et certes souvent pour son malheur, au contact d’autres civilisations, autrement plus puissantes de surcroît.

– Un exemple, à ce sujet, me semble révélateur: il concerne les relations de l’Arménie avec le reste du Moyen-Orient. En visitant l’exposition, et en lisant les cartels à côté des objets présentés, je me suis demandé un bon moment où était cette ‘‘Nouvelle Djoulfa’’ qui semblait un si important centre artistique, jusqu’à ce que je vois une carte portant en grandes lettres majuscules «NOUVELLE DJOULFA» et à côté: «(Ispahan)». Il s’avère que la Nouvelle Djoulfa (de Djoulfa, si j’ai bien compris obscur bourg d’où étaient originaires la majoritaire des déportés) n’était rien d’autre que le quartier arménien d’Ispahan. Moyennant quoi, c’est toute la capitale de l’Empire perse qui s’est vu ‘‘recouverte’’ de ce nouveau nom… Ben tiens!

À l’exception des imprimés – et pour cause: il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour qu’une imprimerie arménienne, la quinzième du genre au monde, s’ouvre… en Arménie, les précédentes étant sises en Europe, à Venise, Rome, Marseille, etc. –, tous les manuscrits enluminés m’ont semblé relever de la même inspiration et de la même technique, qu’ils soient du Xe ou du XIXe siècles (de fait la tradition manuscrite survécut longtemps à l’imprimé en Arménie). Je veux bien reconnaître aux codes artistiques propres au christianisme oriental une pérennité fortement ancrée depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais arriver à ce point d’identité maintenue sur une aussi longue distance chronologique, sans qu’aucune variation remarquable ne paraisse, fut-ce épisodiquement, c’en est tout de même troublant.

Est-ce mon ignorance de la culture arménienne qui a fait qu’y étant à ce point étranger, je n’ai pas perçu des nuances existantes? Peut-être; ceci dit, je ne vois pas bien pourquoi je parviendrais à saisir l’existence, à défaut du détail, de ces nuances dans des domaines comme ceux de la miniature persane ou de l’estampe japonaise (tout aussi éloignés de ma culture d’origine), et pas là. Ou la culture arménienne est-elle vraiment si ‘‘monolithique’’, si une et unie dans le temps, à travers près d’un millénaire? Peut-être aussi; toutefois, outre la logique et la raison, quelques morceaux de phrase dans les panneaux de présentation, mentionnant de la façon la plus discrète possible des influences grecques ou orientales, m’en font douter. Mais pourquoi, alors, ais-je l’impression que l’exposition était conçue de façon à occulter ces influences?

L’organisation quelque peu étrange de la présentation, qui nous a fait passer et repasser d’un siècle à l’autre, sans grand souci de progression chronologique, sonne comme une invitation à mettre l’accent sur la permanence de l’art arménien, le visiteur étant incapable, arrivant devant une vitrine, de repérer a priori à quelle époque appartiennent les manuscrits présentés. Une chose est sûre en tout cas, il ne s’agit pas de mettre en avant une évolution (à supposer, encore une fois, qu’elle existât). Quant au choix des pièces rassemblées, si peu dissemblables, à quoi l’attribuer? À une réelle et profonde unité de l’art arménien? Au hasard des objets disponibles? Ou est-on autorisé à suspecter – étant donné tout le poids idéologique qui pèse encore sur la ‘‘cause’’ arménienne – des choix muséologiques délibérément orientés dans le sens d’une présentation ‘‘identitariste’’ (je forge) de la culture arménienne, une, indivisible, et surtout ‘‘protégée’’ de toute influence étrangère – NOTRE culture, NOTRE art, comme NOUS avons NOTRE alphabet qui n’appartient qu’à nous, NOTRE version du christianisme qui n’appartient qu’à nous, NOTRE Histoire?...

Ajoutez enfin à cela, dans deux salles sur quatre, la présence de personnes qui parlent entre elles, mais de façon suffisamment forte pour être entendues d’un bout à l’autre de la salle, des souffrances de leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents, de l’oppression turque, du gentil président qui a ouvert les frontières, etc.: je veux bien croire au hasard, mais quoi qu’il en soit cela commence à faire beaucoup.

Encore une fois je ne livre ici que des impressions. J’ignore dans quelle mesure cette exposition est révélatrice d’une ‘‘vérité’’ de la culture arménienne. Mais le fait même qu’on puisse se poser la question montre, me semble-t-il, que nous sommes là en face d’un problème. Quel que soit – ou pas – le degré d’unicité de la culture arménienne du VIIe siècle à nos jours, l’exposition, que la chose soit fortuite ou concertée, semble aller dans le sens d’un renforcement de cette vision, qu’il est difficile de ne pas suspecter d’arrière-pensées idéologiques. Et quelle que soit la sympathie que je puisse éprouver pour le sort subi par une communauté victime de l’un des (hélas nombreux) génocides du XXe siècle, quand je vais voir une exposition artistique et des manuscrits anciens, je n’apprécie guère de me retrouver entraîné sans prévention à une exposition sur l’Identité Arménienne Glorieuse et Martyrisée.