11.11.09

Vous avez demandé la Police de la Pensée? Ne quittez pas

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Il ne suffit pas au gouvernement d’agir comme il le fait depuis deux ans et demi maintenant, il semble qu’il lui faille encore être sûr de ne pas se l’entendre trop vivement reprocher. Le petit ballet médiatique soigneusement orchestré la semaine dernière autour de l’aveu par Nicolas Sarkozy, en tout-petit-comité, sans doute soigneusement choisi, de quelques erreurs politiques tout aussi soigneusement choisies, situe apparemment la limite de ce que le pouvoir peut tolérer. Et s’il faut inventer des lois pour garantir que l’on n’aille pas plus loin, eh bien, dans la logorrhée législative actuelle, on n’est plus à ça près, semblent bien se dire certains députés avides de brosser le pouvoir dans le sens du poil.

Dont acte avec Éric Raoult, député UMP de Seine Saint-Denis, qui vient à l’Assemblée d’«attire[r] l’attention de M. le ministre de la Culture et de la Communication sur le devoir de réserve, dû aux lauréats du Prix Goncourt. En effet, estime M. Raoult, ce prix qui est le prix littéraire français le plus prestigieux est regardé en France, mais aussi dans le monde, par de nombreux auteurs et amateurs de la littérature française. À ce titre, le message délivré par les lauréats se doit de respecter la cohésion nationale et l'image de notre pays.»

En cause, une interview donnée (en août, pour ajouter au caractère ubuesque de la chose) par Marie NDiaye, lauréate lundi du fameux Goncourt pour son roman Trois femmes puissantes. Au cours de cette interview, donc, donnée aux Inrockuptibles, et disponible intégralement par là, Marie NDiaye, interrogée, entre autres questions plus littéraires et culturelles, sur ce qu’elle pense de «la France de Sarkozy», a répondu la trouver «monstrueuse», expliquant que le fait qu’elle ait choisi «juste après les élections» de déménager à Berlin avec homme et enfants était «loin d’être étranger à ça». «Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité... explique Marie NDyiaye. Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux. [...] Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion, un refus d’une différence possible.» Et de conclure sur le sujet en disant que si le gouvernement de l’Allemagne où elle habite à présent est également à droite, celle-ci «n’a rien à voir avec la droite de Sarkozy: elle a une morale que la droite française n’a plus».

Des propos inacceptables pour Éric Raoult, qui estime qu’«Une personnalité qui défend les couleurs littéraires de la France se doit de faire preuve d’un certain respect à l’égard de nos institutions, plus de respecter le rôle et le symbole qu’elle représente. C’est pourquoi, il me paraît utile de rappeler à ces lauréats le nécessaire devoir de réserve, qui va dans le sens d’une plus grande exemplarité et responsabilité.» et en appelle à Frédéric Mitterrand – lequel n’a pas encore donné de réponse, tout occupé qu’il doit être depuis un certain temps maintenant à se mordre consciencieusement et très-régulièrement les doigts d’avoir abandonné la Villa Médicis pour entrer dans ce gouvernement (ah! traîtresse Carla!!).

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À défaut de réponse ministérielle, nous nous joindrons humblement à ceux qui rappellent et rappelleront à M. Raoult les éléments suivants:

– il n’existe pas dans le droit français de ‘‘devoir de réserve’’ pour les écrivains, qu’ils aient ou non reçu un prix littéraire;

– outre que de façon générale le ‘‘devoir de réserve’’ n’a aucune existence dans le droit administratif français, mais seulement jurisprudentielle, l’État ne saurait de toute façon l’invoquer pour interdire à ses fonctionnaires l’expression de leurs opinions politiques, expression garantie à tout citoyen depuis la Déclaration de 1789 (voir ici);

– enfin, pas plus que recevoir le Goncourt ne fait de vous un fonctionnaire français, il ne va de pair avec une quelconque obligation de ‘‘défendre les couleurs de la France’’. Un écrivain n’a à défendre que son œuvre propre, et, éventuellement, la vision du monde qu’il aurait choisi d’y exprimer.

On notera d’ailleurs que l’Académie Goncourt couronne des romans d’expression française, ce qui signifie qu’il n’est pas même besoin que ces romans soient écrits par des Français, comme l’a encore prouvé en 2006 le cas des Bienveillantes de l’Américain Jonathan Littell (mais on pourrait aussi évoquer le récemment disparu Jacques Chessex, Suisse et Goncourtisé en 73 pour L’Ogre, sans parler des auteurs à double nationalité comme Amin Maalouf ou l’an dernier Atiq Rahimi...).

L’appel d’Éric Raoult cumule donc, à première vue, contre-sens et aberrations. Mais peut-être est-il symptomatique d’autre chose. Adoptons une perspective supérieure. Il y a peu, notre Prince-Président affirmait avoir assisté sur place à la chute du Mur de Berlin, alors que tout – les faits (et les archives) sont têtus, sauf pour TF1 – tend à prouver qu’il n’a mis les pieds dans la capitale allemande qu’une semaine plus tard. Lors de la commémoration de cette même chute, il a déclaré que l’évènement avait ouvert la voie à la démocratisation de différents pays de l’Est dont... la Pologne, dont nous pensions jusque-là benoîtement que c’était, a contrario, la démocratisation qui avait été un signe avant-coureur de la chute du Mur. Bourdes? Contre-vérités – voire, dirons peut-être les plus venimeux, mensonge? Point! Soyons-en persuadés: visionnaire, notre Président transcende désormais les lois de la physique, et la chute du Mur de Berlin représente le point dans l’espace-temps à partir duquel Nicolas Sarkozy explore les chemins des passés possibles, réécrivant l’Histoire à l’envers. Ça devait bien finir par arriver: Éric Raoult ne fait que poursuivre dans la voie tracée par notre glorieux leader, en ramenant la France... dans l’URSS d’avant la perestroïka.



***
Post-scriptum n°1: à ceux qui s’inquiètent de la façon dont sont défendues les couleurs culturelles de la France, par ceux à qui il revient, cette fois, de le faire, on conseillera de se pencher sur le cas des dernières nominations aux titres de chevaliers et de commandeurs de l’ordre des Arts et Lettres, nominations signées le dernier jour de son mandat par la Ministre de la Culture Christine Albanel et concernant, ô surprise, exclusivement des membres de son cabinet, «conducteur d’automobile» et personnalité suspendue dans le cadre de ‘‘l’affaire’’ TF1-Bourreau compris. Dévoilée la semaine dernière par le blogueur (et parlementaire) Autheuil, l’information commence à filtrer à travers la toile même si on peut douter qu’elle atteigne jamais les ‘‘grands médias’’.

Post-scriptum n°2: à l’heure où j’écris ses lignes, j’apprends que Nicolas Sarkozy aurait poursuivi sa remontée dans le temps, en ayant fait jouer devant Angela Merkel, conviée aujourd’hui aux célébrations de l’armistice de 1918, Deutschland über alles, version de l’hymne allemand qui n’est plus pratiquée par les principaux intéressés depuis 1991 et est généralement perçue par eux comme un rappel à l’époque du IIIe Reich. Mais où s’arrêtera-t-il?...