6.4.08

Nef des fous sud-américaine

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– Il s’agit de choses bien supérieures, il s’agit d’une expérience scientifique.
Je dis expérience, parce que je ne me hasarderai pas à donner mon idée pour assurée; la science elle-même, monsieur Soares, n’est pas autre chose qu’une constante investigation. Donc il s’agit d’une expérience, mais une expérience qui va changer la face du monde. Jusqu’ici la folie, objet de mes travaux, était une île perdue dans l’océan de la raison. J’en viens à soupçonner qu’il s’agit d’un continent.
Sur quoi il marqua un silence pour savourer la stupéfaction de l’apothicaire. Puis il entreprit de développer son propos de façon détaillée. La démence, à son avis, concernait une très large sphère de l’humanité, présomption qu’il étaya à grand renfort d’arguments, de textes, d’exemples. Fournis ceux-ci par l’histoire et par Itaguaï; mais, en homme d’un rare esprit, il saisit le danger de faire état de la moisson de cas glanés dans le pays même. Il se rabattit sur l’histoire, faisant servir à sa démonstration nombre de personnages célèbres, tels Socrate, qui avait un démon familier, Pascal, lequel imaginait avoir un abîme sur sa gauche, Mahomet, Caracalla, Domitien, Caligula et d’autres encore, toute une série de cas et de personnes présentant, mêlés à leur indubitable génie, des traits souvent odieux, et parfois ridicules. Et comme l’apothicaire s’étonnait de pareille promiscuité, l’aliéniste lui dit que tout cela était du pareil au même, jusqu’à conclure d’un air entendu:
– Sont féroces, monsieur Soares, les grotesques qui se prennent au sérieux.


Ce n’est pas tous les jours qu’on découvre un auteur, j’entends un auteur majeur dont on ignorait quelques heures auparavant jusqu’à l’existence, et qui ne suscite qu’une envie, une fois refermé le premier livre qu’on a lu de lui: découvrir le reste. Ça se fête.

Puisque j’en ignore encore à peu près tout, je m’abstiendrai ici de prétendre situer L’Aliéniste (O Alienista) dans la production de Joachim-Maria Machado de Assis. Selon toutes apparences et si j’ai bien compris, celui-ci est considéré comme l’auteur majeur de la littérature brésilienne du XIXe siècle (celui qui lui a donné, sinon naissance, du moins sa légitimité), et se caractérise par une synthèse personnelle entre romantisme et réalisme, le tout saupoudré d’influences sterniennes. De façon totalement subjective, j’ajouterai que le style ainsi obtenu – en tout cas, pour ce que je peux en juger pour l’instant après lecture de ce seul texte – me fait fortement penser, en dépit de l’anachronisme, au «réalisme magique» pratiqué par d’autres auteurs latino-américains du siècle suivant (étiquette, il est vrai, déjà suffisamment vague pour qu’on y inclue des œuvres aussi différentes que celles d’Alejo Carpentier et Gabriel García-Márquez, Julio Cortázar et Carlos Fuentes, voire Jorge Luis Borges...).

L’histoire de L’Aliéniste se situe dans un ancien temps relativement indéterminé, mais que quelques allusions historiques permettent de situer dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans un petit village brésilien répondant au nom d’Itaguaï. C’est là que débarque un jour, au retour de ses études européennes, Simon Bacamarte, «fils d’un noble du pays et le plus grand parmi les médecins du Brésil, du Portugal et des Espagnes». Tout entier préoccupé des «impératifs de la science», qu’il juge seuls dignes de son esprit, Bacamarte se passionne pour l’étude des pathologies mentales et ouvre à Itaguaï un asile psychiatrique, la Maison Verte, dans le but «d’étudier la folie à fond, d’en repérer les stades, d’établir une classification des différents cas, de découvrir enfin la cause du phénomène et le remède universel». Au bout de quelques mois, sa définition pour le moins extensive de la démence le pousse à enfermer de plus en plus de monde, plongeant le village dans la terreur – jusqu’à ce que, constatant que la Maison Verte a désormais pour hôtes les quatre cinquièmes de la population itaguaïenne, il en vienne à réviser sa théorie... et à considérer que les personnes parfaitement équilibrées, étant clairement minoritaires, sont celles qu’il convient d’interner et de guérir – lui-même étant le cas le plus exemplaire en la matière!

Qu’on voit en ce texte une longue nouvelle ou plutôt un court roman (sa lecture est l’affaire d’une heure / une heure et demi, il est recommandé de sauter la longue préface de Pierre Brunel, révélant bien trop de détails de l’intrigue au profit d’une analyse parfois très discutable), L’Aliéniste est en tout cas un allègre conte philosophique qui se garde bien de délivrer un message univoque au bout de la course. La position du narrateur par rapport à l’action qu’il rapporte est un savant dosage de distance et d’adhésion... volatile, puisqu’il semble aussi apte à ‘‘adopter’’ le point de vue des habitants terrorisés et révoltés qu’à se cantonner strictement, dans d’autres passages, dans le registre élogieux, voire grandiloquent, à propos du tout-puissant Bacamarte – alors même que le comportement qu’il décrit sur ce mode est clairement celui d’un savant fou («C’était un homme d’une austère et grande noblesse, un Hippocrate doublé d’un Caton.» commente par exemple le chroniqueur après avoir rapporté... l’internement par l’aliéniste de sa propre épouse, suspecte de trop s’intéresser aux bijoux!). Cette attitude qui vaudrait vraisemblablement au narrateur billet d’entrée pour la Maison Verte permet à Machado de Assis de jouer très efficacement sur tous les tableaux. Les traits satiriques pleuvent sur les comportements des villageois, présentés dans une logique qui n’est pas sans rappeler l’Eloge de la Folie d’Erasme (le ‘‘nouveau riche’’ vaniteux, les politiciens prenant des décisions en apparence absurdes pour servir en fait leurs propres intérêts...), mais face à ces fous du quotidien la figure du savant, prétendant édicter avec précision une norme, et classifier, enfermer et ‘‘soigner’’ tout ce qui n’en relève pas, est des plus inquiétantes. Le système que celui-ci met en place est une véritable dictature (qui nous ‘‘parle’’ peut-être plus encore à nous, lecteurs du début du XXIe siècle, qu’aux contemporains de l’auteur), mais en guise de contrepoint les magouilles des tenants du pouvoir de tous bords, qu’ils jouent la carte du conservatisme ou de l’appel à la rébellion, font bien piètre figure...

Placée dès sa construction sous un signe suspect (Bacamarte fait graver à son fronton une citation de Mahomet qu’il attribue, pour ne pas indisposer les autorités religieuses, au pape Benoît VIII!), la Maison Verte dresse l’étendard de la toute-puissante Raison au-dessus d’une nef des fous supplémentaire, parmi l’armada qui dérive déjà joyeusement en ces eaux – internationales. Si la démence est un continent à explorer, est-on bien sûr que les cartographes soient moins dangereux que les indigènes? Il revient peut-être au lecteur de choisir sa place, du côté de la raison ou de la folie, après avoir parcouru le texte de Machado de Assis. Ou pas. Mais s’il l’a lu le sourire aux lèvres, c’est peut-être déjà un indice...


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Joachim-Maria Machado de Assis, L’Aliéniste (O Alienista, 1881), traduction de Maryvonne Lapouge-Pettorelli: Métailié, «Suites», 2005. Illustration: Francisco de Goya, Le préau des fous, c.1793-1794. Illustration musicale: Gilberto Gil, «Miserere nóbis», extrait de l’album Tropicália: ou Panis et Circenses, 1968.