29.4.08

Petite Bibliothèque du XVIIIe Siècle, vol.2
Colloque sentimental en milieu agité

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J’ai songé un moment profiter de l’occasion fournie par la récente exposition de la Bibliothèque nationale
pour vous parler de Thérèse philosophe, ou de Margot la ravaudeuse de Fougeret de Montbron, mais juste après avoir inauguré cette rubrique avec Point de lendemain de Vivant Denon, on aurait pu, à bon droit, m’accuser de ne présenter ici de la littérature du XVIIIe siècle qu’une part singulièrement choisie. Ce sera donc pour une autre fois: nous ferons, aujourd’hui, dans le ‘‘classique’’ – étant entendu que les ‘‘classiques’’, ce sont bien souvent ces livres que la plupart des gens pensent connaître tellement bien (puisque tout le monde les connaît) qu’ils peuvent s’abstenir de les lire. – Moi-même, et pour m’en tenir au cas qui va nous occuper dans ce billet, si je n’avais pas découvert Cleveland l’an dernier pour l’agrégation, si je ne prétendais pas à une certaine ‘‘spécialisation’’ dans la littérature du XVIIIe, et si, enfin, l’approche du Capes ne m’avait pas motivé à me plonger dans un certain nombre de ces ‘‘classiques’’ connus-pas-lus, combien de temps aurais-je mis encore avant d’ouvrir Manon Lescaut de Prévost?... Beaucoup, peut-être, et j’aurais bien eu tort.

J’en vois au fond qui ricanent et qui se disent qu’avec la brave Manon du bon abbé, j’ai en effet mis la barre bien loin de mes tentations libertines exprimées en ouverture. Eh bien, pas tant que ça. Je conviens que l’ouvrage est précédé d’une réputation qui n’est pas des plus excitantes (pour rester dans l’isotopie contextuelle et ne point user d’un mot plus vulgaire!), mais l’une des principales vertus de la lecture des ‘‘classiques’’ n’est-elle pas bien souvent de constater à quel point ils sont plus riches, plus profonds, plus complexes, etc., bref, plus intéressants que l’image réductrice que l’on se fait généralement d’eux? Manon Lescaut ne fait pas exception, aussi éloigné qu’on peut l’être du cliché de romance gnangnan qui le précède même auprès des étudiant(e)s en lettres les mieux disposé(e)s. Le scandale qui a entouré ce roman à sa parution semble bien estompé, sinon tout à fait oublié, et la plupart des gens semblent imaginer derrière ce titre une sorte de Love Story en costume d’époque; mais s’il est vrai que les données de base du film de Hiller peuvent sembler à première vue assez proches de celles du roman de Prévost, personnellement – l’indication vaut ce qu’elle vaut – c’est plutôt par Martin Scorsese que j’en imaginerais une adaptation cinématographique!

Surtout connu aujourd’hui du public sous le sobriquet d’abbé Prévost – ce qui permet à certains de se demander ingénument comment un religieux pouvait aussi bien connaître les ressorts de la passion amoureuse (je vous jure que je ne l’invente pas!) –, Antoine Prévost, qui prit en son temps le nom de plume de Prévost d’Exiles, publia la première version de Manon Lescaut en 1731, soit en plein cœur d’une période de cavale pour ce jésuite défroqué, forcé de fuir, en Angleterre puis en Hollande, la France où il était sous le coup d’une lettre de cachet après qu’il se soit enfui de son monastère... Autre filtre posé par les ans entre nous et le texte – et qu’il convient d’écarter préalablement à toute autre considération –, le titre même sous lequel nous désignons ce roman (moi-même y compris depuis le début de ce billet, pour des raisons de commodité) est un piège. Il fait porter tout l’accent sur le personnage de Manon, et tend à nous faire pencher vers la vision du personnage que nous ont légué les romantiques du début du siècle suivant – qui n’eurent pas leur pareil pour réinventer à l’aune de leur conception du monde les grandes figures de la littérature qui les avaient précédé (cf. Don Juan, Don Quichotte, Faust, et alii!).

Or, le titre original du roman de Prévost est bien Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. C’est, à tout le moins, l’histoire d’un couple. Interrogé sur Manon par Renoncour au début du roman,
Des Grieux lie inextricablement leurs deux identités: «Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu.» Plus encore: c’est bien sur le personnage de Des Grieux, et seulement sur lui, que l’Avis de l’auteur, qui précède la narration, met l’accent: «J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tout moment les finir; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente.» Détail? Sûrement pas!

Renoncour, le narrateur et héros des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, précédent roman de Prévost (dont celui-ci est en réalité une partie détachée), croise à Pacy, dans les derniers mois du règne de Louis XIV, la route d’un groupe de ‘‘filles’’ emmenées vers Le Havre sous bonne escorte, pour y être déportées dans les colonies de Nouvelle France. Il vient en aide financièrement à un jeune homme que la passion amoureuse lie à l’une des captives, et qui essuie les railleries et les violences des geôliers. Deux ans plus tard, à Calais, Renoncour croise à nouveau ce jeune homme, à présent seul, qui accepte cette fois de lui révéler son identité (le chevalier Des Grieux) et de lui raconter, en une soirée, son histoire. C’est donc uniquement à travers le discours de Des Grieux que nous percevrons Manon, et la chose n’est pas sans conséquence. Prévost est le maître du roman-mémoires, genre né à la fin du XVIIe siècle et qui, sous sa plume (et celle de Marivaux, mais ce sera l’occasion d’un autre billet), parvient à sa pleine maturation. Nulle parole, dans ses romans, n’est plus suspecte que celle du narrateur qui prétend raconter sa vie sans fard. Des Grieux ‘‘invente’’ constamment – pour Renoncour mais sans doute avant tout pour lui-même – une image de Manon, il lui prête des sentiments, des motivations, lui suppose un comportement quand il n’est pas avec elle, et présente le tout comme autant de vérités objectives. Nous ne connaîtrons jamais rien d’autre de Manon que cette image qu’en donne le chevalier narrateur, bien évidemment totalement subjective, voire fantasmatique, et qui nous en apprend au moins autant, si ce n’est plus, sur Des Grieux que sur Manon elle-même. Qu’on me pardonne l’anachronisme, mais je ne peux m’empêcher de songer, face à l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, au «Colloque sentimental» qui clôt les Fêtes galantes de Verlaine: Deux formes ont tout à l’heure passé, deux spectres ont évoqué le passé... et la nuit seule entendit leurs paroles.

Il y a toutefois au moins une différence majeure entre le roman de Prévost et le recueil verlainien ci-dessus cité: le décor. Loin des allées de parc aristocratique où le poète distribue ses figures luxurieuses et mélancoliques, c’est dans les bas-fonds parisiens les plus sordides que s’enfoncent Manon et Des Grieux. Lorsqu’ils se rencontrent, elle a seize ans et lui dix-sept (il n’est peut-être pas tout à fait innocent que les cantatrices interprétant Manon dans les opéras de Massenet ou Puccini aient quasi systématiquement au moins trois fois l’âge du rôle!). Pour échapper à leurs familles respectives, le couple ‘‘fugue’’ et s’installe dans la clandestinité. Mais les enchantements de la vie à deux sont rapidement entachés par les nécessités matérielles, d’autant que Manon ne conçoit pas de vivre sans un certain train de vie. Pour éviter qu’elle ne cède à la tentation de monnayer ses charmes auprès de plus riches personnages, Des Grieux, par l’intermédiaire de Lescaut, le frère, on ne peut plus louche, de sa maîtresse, intègre la pègre des joueurs / tricheurs professionnels.
«L’amour est une passion innocente» proclame Des Grieux: tout, pourtant, dans son récit, dit le contraire! Prostitution, escroquerie, assassinat, c’est quasiment à une traversée des cercles de l’Enfer que nous convie le chevalier, justifiant chacune des stations – dans le constant «mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques» qui caractérise cet échappé du séminaire – par la prétendue pureté de ses sentiments et de ses intentions.

La société autour des deux ‘‘héros’’ est presqu’entièrement corrompue; l’argent mène le bal, ordonne le monde, tout étant affaire de proportionnalité: ainsi, le voisin de Manon lui fait «sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le paiement serait proportionné aux faveurs», et plus loin le vieil M.C. annonce qu’il paiera les faveurs de Manon «en proportionnant le prix à ses richesses et à son âge». À la porte des prisons, au détour des rues, on kidnappe, ou on se flingue, sans préambule ou presque, sans regret ni oraison funèbre, en toute impunité qui plus est: «C’est Lescaut, dit-il, en lui lâchant un coup de pistolet; il ira souper ce soir avec les anges.» (à ce niveau-là ce n’est même plus du Scorsese, on est carrément chez Ferrara). Quand il ne spécule pas sans complexe sur la possibilité d’un héritage – «mon père est un homme âgé, il peut mourir» –, Des Grieux s’embarque dans des «entreprise[s] telle[s]» qu’elles ne «p[euvent] paraître raisonnable[s] qu’après avoir réussi» (c’est encore beaucoup dire!); Manon n’hésite pas à envoyer une prostituée à son amant pour l’occuper tandis qu’elle-même passe la nuit dans d’autres bras, arguant que «la fidélité qu[’elle] souhaite de [lui] est celle du cœur»... Si l’on se souvient du hourvari provoqué par La Princesse de Clèves si honnie de notre Président à peine une cinquantaine d’années plus tôt, on concevra peut-être encore mieux le caractère pour ainsi dire explosif de ce roman dans lequel Montesquieu voyait avant tout l’histoire d’un «fripon» et d’une «catin»! À deux reprises, en 1733 et 1735, le livre scandaleux fut condamné, ses exemplaires saisis et brûlés.

Car Montesquieu a raison dans son analyse: en dépit des aspects les plus sombres de la ‘‘carrière’’ des deux ‘‘héros’’, le lecteur reste de leur côté, «
parce que toutes [c]es mauvaises actions [...] ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse». Des Grieux, dans son récit, légitime continuellement et tranquillement ses actes, y compris ceux qui ressortissent au domaine purement et simplement criminel, au nom du sentiment amoureux qu’il éprouve pour Manon. De ce point de vue, le dernier paragraphe du récit, avec son caractère lapidaire et très ‘‘neutre’’, m’a donné l’impression d’être, discrètement, plus déchirant que bien des déclamations élégiaques complaisamment mises en scène par Des Grieux précédemment: Manon morte, le chevalier semble se retrouver seul dans un monde dépourvu de sens et brusquement trop vaste pour lui, réduit à errer entre des points du globe dont les noms (le Nouvel Orléans, le Havre-de-Grâce, Calais) semblent soudain sonner creux.

Mais cette lecture n’est pas la seule possible... car Des Grieux auprès de Manon n’était qu’un nobliau déchu, déclassé, compagnon d’une amante volage, vivant crapuleusement, alors que Des Grieux après la mort de Manon peut désormais se prévaloir de toute la grandeur d’un destin tragique – celui-là même dont il fait le récit. Si ce récit est fait à Renoncour au retour de l’Amérique, et non à Pacy comme initialement demandé, c’est peut-être aussi qu’il ne pouvait être fait qu’après la mort de la ‘‘vraie’’ Manon, qui laisse la place libre pour la Manon du discours de Des Grieux, pure image, pur fantôme, pur fantasme peut-être, puisqu’après tout ces trois termes dérivent de la même source grecque –
φάντασμα. Les romans de Prévost sont le territoire de l’ambiguïté, du soupçon permanent; et si son style n’est sans doute pas le plus brillant du XVIIIe siècle, il n’eut guère de rivaux en son temps pour scruter les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine (pas étonnant que Sade réserve en 1800 une place de choix à son éloge dans l’Idée sur les romans qui sert de préface aux Crimes de l’amour...).

Il est un peu dommage de voir que la postérité ne s’est jamais remise, le concernant, du passage du sinistre La Harpe qui a réduit son œuvre à la seule Manon. Que cela ne soit cependant pas une raison pour bouder ce texte plutôt surprenant, qui, loin de l’image que l’on peut en avoir, peut se lire, non seulement comme le récit d’une grande passion en bute à la Fatalité, mais comme une réflexion extrêmement moderne sur la façon dont nous appréhendons l’autre, en particulier l’être aimé, et dont nous construisons pour nous-même (et souvent à notre bénéfice) une image de lui, à défaut de pouvoir jamais le ‘‘comprendre’’ réellement – le tout, ce qui ne gâche rien, au sein d’un récit proprement effarant qui n’a pas beaucoup à envier aux romans noirs et aux thrillers de notre époque!


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Illustration: William Hogarth, A Rake’s Progress, III: Orgy, c.1735. Toutes les éditions de Manon Lescaut actuellement disponibles en poche que j’ai pu consulter proposent, plutôt que la première version de 1731, le texte de la version de 1753, assez considérablement révisée par Prévost et augmentée, par rapport à la première, du long épisode dit ‘‘du prince italien’’; ainsi des éditions récemment données par Claire Jaquier (Gallimard, «Folio classique», 2001), Jean Marie Goulemot (LGF / Livre de Poche, «Classiques de poche», 2005) et par Jean Sgard, qui reste probablement le plus grand spécialiste de Prévost à l’heure actuelle (Flammarion, «GF», 2006).