22.11.08

Là où les tigres sont chez eux

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Dans le contexte d’un syncrétisme (qui perdura jusqu’à l’avènement de l’ère Meiji) où se mêlaient shintoïsme et bouddhisme, le sanctuaire de Kotohira-gu, également appelé Konpira-san, fondé à l’ère Heian sur une montagne de l’île de Shikoku, demeura longtemps l’un des deux ou trois lieux de pèlerinage les plus importants du Japon. L’exposition Konpira-san, Sanctuaire de la mer. Trésors de la peinture japonaise, à voir jusqu’au 8 décembre au Musée Guimet, permet au public français d’avoir un aperçu de ce sanctuaire qui fut aussi, du fait de son ‘‘succès’’, un foyer de création artistique de première importance. Témoignant de la longévité de ce succès, les pièces exposées s’étalent du XVIIe siècle (superbes paravents attribués à Tosa Mitsumoto, aux motifs inspirés du Dit du Genji) jusqu’au plus récent avec les étonnants camélias peints (sur carreaux de porcelaine ou au pastel gras sur papier) entre 2005 et 2008 par l’artiste contemporain Takubo Kyôji – celui-ci, pour qui il semble que la découverte des décorations florales (également exposées ici) réalisée par Itô Jakuchû pour une salle du sanctuaire, ait joué un rôle capital dans sa vocation, dirigeant actuellement un «projet de renaissance de Kotohira-gu» visant à maintenir le lieu pleinement vivant. – Toutes les pièces exposées quittent pour la première fois l’archipel japonais.

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Mais la majeure partie – et la partie majeure – de l’exposition est consacrée aux cloisons peintes réalisées à la fin du XVIIIe siècle par le grand Maruyama Ôkyo, dans les dernières années de sa vie, pour l’Omote-shoin du sanctuaire – tout à la fois lieu de lecture pour les moines zen et lieu de réception et de célébrations. Réalisées au lavis d’encre (rehaussé de quelques couleurs légères dans le seul cas de la «salle des grues», de sept ans antérieure aux autres) et à la poudre d’or sur papier, ces décorations, tantôt animalières tantôt paysagères, nous font pénétrer dans un univers presque onirique de bambouseraies embrumées, de jungles métaphysiques et de jardins zen, magnifique et admirable même si l’on peut avoir l’impression que certains éléments échappent à notre compréhension.

On regrettera en effet, il faut bien le dire, qu’hormis une explication, dans le livret disponible à l’entrée du musée, sur la possible symbolique derrière les attitudes des grues de la première salle, il soit finalement si peu parlé de la dimension religieuse de ce sanctuaire et lieu de pèlerinage. Il faut même se reporter au site Internet de l’exposition pour avoir un aperçu de la succession des cultes qu’on y pratiqua et une explication de ses changements de nom. La chose est un peu dommage car c’est tout de même une dimension qu’on suppose importante, vu le lieu, à côté de laquelle le visiteur se retrouve à passer.

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Une autre des limites – mais celle-ci a priori inévitable – de cette exposition est qu’il reste par ailleurs et de toute façon impossible au visiteur parisien de se représenter pleinement l’effet produit par ces œuvres dans l’environnement pour lequel elles ont été pensées, tant il apparaît que l’artiste a travaillé ces décorations, d’une part en fonction de l’agencement spatial de chacune des pièces les unes avec les autres, d’autre part et de façon sans doute plus importante encore, en lien avec le décor ‘‘naturel’’ et l’extérieur du temple (ainsi, nous explique-t-on par exemple, l’eau d’une cascade sur une cloison et celle d’un étang sur une autre ‘‘encadraient’’ une ouverture donnant sur le véritable étang du lieu). On a beau être habitué à voir dans nos musées des fragments de temples grecs ou des statues égyptiennes, c’est peut-être le fait même qu’ici soit reconstituée tout une part du sanctuaire nippon qui rend presque palpable l’imperfection inhérente au fait de déplacer ce genre de pièces à plusieurs milliers de kilomètres de leur point d’origine. Reste qu’à moins que vous ayez prévu prochainement un voyage de l’autre côté du monde, cette exposition réalisée dans le cadre du cent-cinquantième anniversaire des échanges culturels franco-japonais représente une occasion assez unique. Et en définitive, si cette exposition génère quelques frustrations, on se dit que celles-ci sont l’envers de la fascinante découverte proposée ici au public, qu’elles sont à la hauteur de la puissance de ce que l’on ressent en la faisant. On a, tout simplement, envie d’en voir et d’en savoir plus. Réussite paradoxale d’une exposition dans et par l’expérience de ses limites, qui montrent du moins qu’on n’y reste pas indifférent.

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De haut en bas: panneaux de la «salle des tigres» (1794) et de la «salle des grues» (1787) de l’Omote-shoin par Maruyama Okyô; vue de la «salle surélevée» de l’Oku-shoin décorée par Itô Jakuchû, 1764; fresque au pastel par Takubo Kyôji, 2005-2007.

21.11.08

Sadiens, encore un effort...

J’ai eu la surprise de trouver aujourd’hui sur ma table, en rentrant de la fac où je m’étais livré à de roboratives activités grammaticales, un hors-série du Magazine Littéraire consacré – mais non, je ne rêve pas – au marquis de Sade.

Précisons à l’intention de ceux qui ne sont pas familiers dudit magazine que ses hors-séries, qui paraissent, depuis 2000, au rythme de deux ou trois par an, sous le titre de «Collections du Magazine Littéraire», regroupent, autour d’une personnalité (Proust, Nietzsche, Céline, Lévi-Strauss, Vian, Sartre, Heidegger...) ou d’une thématique (le nihilisme, les écritures du Moi, la solitude, la passion...), des articles pour l’essentiel repris dans divers numéros anciens. Sous le joli titre de Sade, les fortunes du vice on trouvera donc dans tous les bons kiosques une sélection d’articles parmi ceux parus sur notre marquis au sein de la revue entre 1968 et 2003, parmi lesquels un entretien avec Roland Barthes, et des textes signés entre autres Philippe Sollers, Alain Robbe-Grillet, Annie Le Brun, Henri Lafon, Patrick Wald Lasowski, Pascal Pia, ou encore, et je serais tenté d’ajouter bien sûr, Michel Delon (quatre articles à lui tout seul: que ceux qui me connaissent suivent mon regard) – tous noms qui ne surprendront guère les personnes qui se sont déjà penchés sur l’œuvre de Sade et sur sa réception critique –, auxquels il faut ajouter trois articles inédits. Seules vraies fausses notes du volume (au regard de ce qu’on est en droit d’attendre de lui, s’entend, c’est-à-dire du public auquel il s’adresse), la mention un peu attrape-couillon en couverture de Jorge Luis Borges parmi les auteurs des textes, alors que de celui-ci on ne présente qu’un court encart d’une demi-page où il est question de la censure en général mais pas de Sade lui-même, et surtout la large publicité en 4e de couv’ pour le dernier pensum de Michel Onfray, visant visiblement toujours aussi caricaturalement à côté de la plaque pour nous vendre sa daube.

Pourquoi m’attarder en ces lieux à souligner la publication de ce numéro, fût-il hors-série, du Magazine, sujet dans l’absolu pas des plus passionnants? La surprise première de voir Sade se retrouver le sujet d’une telle ‘‘anthologie’’ doit être tempérée par la constatation – fruit, de ma part, d’une fréquentation de désormais longue date de cette revue et de quelques activités d’indexation des articles – que non seulement «l’auteur de Justine» avait déjà fait l’objet en 1991, à l’époque de la parution d’une partie de ses œuvres dans la Pléiade, d’un dossier complet sous le titre-manifeste Sade, écrivain, mais qu’il est, au moins depuis cette époque (mes archives ne remontant pas beaucoup plus haut), l’un des auteurs les plus souvent convoqués dans les pages du magazine, certes loin derrière Flaubert, véritable ‘‘chouchou’’ de la publication à la l’écrasante présence, mais, d’après mes petites statistiques artisanales (et pour ce qu’elles valent, à ce titre), à l’égal d’un Proust et d’un Rousseau, ‘‘devançant’’ pêle-mêle Baudelaire, Chateaubriand, Hugo, Montaigne, Nietzsche, Perec, Sartre, Stendhal ou Virginia Woolf... Lui consacrer un numéro hors-série apparaît donc dans le fil logique de cette place qu’il occupe déjà dans les pages du magazine; mais il y a un pas entre les pages et la couverture, et je ne pense pas que celui-ci ait été franchi par simple opportunisme financier misant sur quelque (d’ailleurs douteux) parfum de scandale. Compte tenu, je le répète encore une fois, du public auquel s’adresse majoritairement le Magazine Littéraire, ce que ce numéro entérine calmement du haut de sa petite centaine de pages, c’est peut-être bien, tout simplement, la reconnaissance de ce dont je suis intimement persuadé depuis des années: par quelque bout qu’on aborde la question, par quelque terme qu’on veuille employer pour définir le concept (hormis peut-être son étude dans les collèges et lycées, pour laquelle je ne milite certes pas), Sade est, bel et bien, un Classique.

17.11.08

Coup de projo et coup de chapeau

Comme je suppose que tous mes innombrables lecteurs (je me permets l’adjectif parce que ça fait un moment que j’ai paumé les codes d’accès du compteur...) ne vont pas forcément tous lire tous les sites que je mets en lien depuis chez moi, et même si le blog de Pénélope Bagieu dite Jolicœur est odieusement plus fréquenté que le mien, je vais me permettre de faire un peu de pub ici qui sera ma modeste contribution à un fort joli projet. Tout ça pour dire que si vous voulez vous fendre d’une bonne action qui en plus ne vous coûte rien et peut même potentiellement vous apporter tout plein de bonheur en retour, je vous invite à vous rendre, et de préférence avec régularité voire zèle, sur le site monbeausapin.org que la demoiselle vient de lancer en partenariat avec la Croix Rouge française. Vous y verrez de chouettes dessins (d’un nouveau dessinateur chaque jour) et contribuerez, rien qu’en faisant cela, à financer des cadeaux pour le Noël d’enfants défavorisés.

Petite précision, comme on en parle beaucoup en ce moment: ceci n’était pas un ‘‘billet sponsorisé’’ – sauf à considérer comme sponsoring la chouette Panthère des Calanques auquel j’ai eu droit il y a quelques mois, mais bon... :-)

16.11.08

Brèves en vrac

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Ce mercredi à 18h30, Philippe Jaccottet – que j’aurais volontiers cité dans ma petite ‘‘liste’’, voire en tête de celle-ci, dans un récent billet polémique, s’il n’avait été Suisse (mais j’ai découvert cette semaine qu’il s’était ‘‘retiré’’ à Grignan) –, Philippe Jaccottet donc sortait exceptionnellement de son ermitage pour se produire à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence où le temps d’une soirée il a lu devant un amphithéâtre plein des passages de deux textes récemment publiés par lui aux éditions La Dogana autour du thème de la peinture. La peinture de sa femme, d’abord (l’exposition des œuvres de celle-ci ayant été le prétexte de cette lecture), dans le texte qu’il lui consacre dans le recueil Arbres, chemins, fleurs et fruits: très beau texte où l’éloge discret de la compagne de cœur et de travail se joint à l’expression d’un véritable art poétique commun, tout en humilité face au monde comme de bien entendu. La lecture d’extraits du Bol du pèlerin consacré à la peinture de Gianni Morandi m’a en revanche moins convaincu, l’aridité de l’œuvre picturale qui sert ici de source d’inspiration déteignant peut-être un peu trop à mon goût sur le texte.

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Le même jour mais quelques heures plus tard, et quelques kilomètres plus loin, le théâtre Comoedia à Aubagne accueillait une représentation de la pièce d’Eugene O’Neill Hughie (1942), avec Claude Aufaure et le ‘‘monstre sacré’’ Laurent Terzieff qui assure également ici la mise en scène. Il y incarne Erie Smith, un flambeur qui passe sa vie entre tables de jeux, champs de courses, et menus services rendus à la pègre dans les plus mauvais jours. Toutes les nuits depuis des années, Erie raconte sa vie, fortement enjolivée, à Hughie, le concierge de l’hôtel de troisième ordre où il loge. Une vie faite de mannes récoltées en abattant les cartes sur le tapis vert, de cuites somptueuses et de «pépées» emballées sur Broadway, qui en met plein la vue – et plein la vie – au «pigeon» Hughie, lequel rêve par procuration une existence loin de la banalité quelque peu étriquée de la sienne propre. Seulement voilà, Hughie est mort. Et Erie s’est endetté plus encore qu’à son habitude pour lui payer une belle couronne mortuaire – car ces deux là étaient finalement l’un pour l’autre les seuls amis qu’ils aient. Mais la chance semble bien avoir, en même temps qu’Hughie, quitté pour de bon le joueur, incapable à présent de se «refaire», et le nouveau gardien de nuit de l’hôtel a l’air moins décidé que son prédécesseur à entretenir les conversations, se contentant de rêver à part lui au jour où toute la ville brûlera en faisant semblant d’écouter ce client qui reste là à parler plutôt que d’aller se coucher. La rencontre de deux solitudes, mélancolique comme un jazz bien tassé et cruelle comme un whisky frelaté, remarquablement servie sur les planches: à voir donc, même si ce n’est pas forcément le meilleur texte d’O’Neill.


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Le temps de monter sur Paris, et voilà que je me prends un quart de siècle dans les gencives. Ça va plutôt, merci, je tiens le coup (pas trop le temps d’y penser surtout!). Pour fêter la chose, ma chérie m’avait prévu un beau programme-surprise (ce à quoi je m’attendais un peu, au moins quant au principe, lui ayant moi-même fait le coup deux mois plus tôt...). Sauf que la représentation des Bavards d’Offenbach, dans un petit théâtre parisien dont je tairais le nom, à laquelle nous nous sommes retrouvés assister, n’a... disons, pas vraiment répondu aux espoirs qu’elle y avait placé. Je ne m’étalerai guère dessus, Sophie s’en voulant suffisamment comme ça (et même plus qu’elle ne devrait). Bornons-nous à rappeler que, cornebouc!!!, ce n’est pas parce que c’est estampillé ‘‘opérette’’ que c’est plus facile à chanter que du ‘‘grand opéra’’ et qu’on peut se lancer dedans sans aucune formation ni aptitude pour le chant lyrique. Mais bon, cela dit, au moins je me souviendrai longtemps de ma soirée d’anniversaire de mes 25 ans, pour le moins originale (et malgré tout plutôt sympathique: cela m’a rappelé mes propres souvenirs de théâtre amateur...). C’est en revanche sans la moindre arrière-pensée négative que je recommande chaudement à ceux qui passeraient du côté de Montmartre le restaurant Le Poulbot, sis dans la rue du même nom. Un peu à l’écart des sentiers les plus touristiquement battus, l’endroit ne paye guère de mine à première vue mais on y sait ce que bien manger veut dire. (Mention spéciale pour le fois gras maison, même si le poulet aux morilles et d’après Sophie les escargots sauce au beurre valent aussi le détour.) – Tous mes remerciements enfin à Hervé et Marie, Katia, Pascal, Valérie et Elise du défunt Journal de l’Homme sans Qualité, sans oublier les membres de la famille passant par là, pour vos messages (textos, cartes de vœux électroniques, messages laissés sur mon ‘‘mur’’ Facebook ou chantés sur mon répondeur... :-D oui oui j’ai bien tout reçu!).


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Pour conclure, je tape suffisamment souvent en ces lieux sur ma chère fac pour m’autoriser à taper aussi sur une autre de temps en temps, surtout quand elle fait exploser en vol tous les records de la pignoufferie universitaire française comme l’a fait hier samedi l’Université Paris-7 Denis Diderot. Me rendant sur place (et c’est pas la porte à côté, par rapport au Quartier Latin) pour assister à une journée d’étude sur les pièces de Victor Hugo au programme de l’agrégation, j’ai eu la surprise de n’y trouver, mis à part deux étudiantes ‘‘locales’’ tout aussi désagréablement surprises que moi, qu’un amphi vide. Aucun mot sur la porte pour expliquer si la chose avait été annulée, reportée, ou simplement changée de salle. Aucune affiche, d’ailleurs, concernant ladite journée où que ce soit dans l’université, y compris dans le couloir de l’UFR de lettres. Aucune information transmise aux appariteurs, gardiens de la fac à peu près vide en ce froid samedi matin, et qui n’en savaient pas plus que ce que leur disait leur ordinateur, c’est-à-dire ce qui était initialement prévu. Bref, une demi-journée de perdue, mais après tout, que peuvent bien avoir des étudiants en concours de plus utile ou de plus agréable à faire, n’est-ce pas? Félicitations, depuis quelques années maintenant que j’assiste régulièrement à des colloques, j’avais constaté un certain nombre de ‘‘dysfonctionnements’’ possibles, mais à ce point-là, c’était encore pour moi du jamais-vu.

8.11.08

Le bel été, le bon caleçon et l’air de Barcelone

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En conclusion de cette semaine ‘‘particulière’’, qui de mieux pour nous ramener vers l’Europe que le plus sympathique des new-yorkais expatriés? D’autant que la dégustation du Woody Allen cuvée 2008 procure une euphorie dont il serait tout à fait regrettable (pour ne pas dire dommageable) de se priver.

L’argument de départ de ce Vicky Cristina Barcelona – tout le programme du film est dans le titre, qu’il ne s’agira plus ensuite que de dérouler – est pourtant des plus improbables qui soient, ou pour mieux dire, conduirait de façon quasi inévitable à la catastrophe à peu près n’importe quel autre réalisateur. Soit donc deux Américaines venues passer l’été à Barcelone, logées chez des amis de la famille de la première. Vicky, brune et sage, compte y travailler à sa thèse – portant sur «l’identité catalane» (sic!), et ce alors que visiblement elle ne parle pas trois mots d’espagnol –, en attendant de retrouver son fiancé aux Etats-Unis pour s’y marier et y avoir, selon toute probabilité, beaucoup d’enfants et une vie bien rangée de femme au foyer. Cristina, blonde et plutôt délurée, son amie d’enfance, ‘‘bourgeoise bohème’’ pur sucre qui ne parle que d’art et de la nécessité des grandes passions, fussent-elles éphémères, l’accompagne pour se changer les idées au sortir d’une énième rupture sentimentale. Dans une galerie d’art puis un restaurant, leur route croise celle de Juan Antonio, artiste tendance dionysiaque-mais-un-peu-maudit-quand-même, dont tout ce que l’on sait est que son mariage s’est récemment achevé en duel au couteau, et qui propose aussitôt aux deux donzelles de partir séance tenante en sa compagnie pour un week-end à Oviedo où, après avoir vu une statue qu’il admire particulièrement, ils pourront boire du bon vin et avec un peu de chance faire l’amour tous les trois.

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Ajoutez encore au menu une voix off commentant continuellement l’action sur un ton digne de la collection Harlequin et une Espagne de carte postale (architecture de Gaudi à tous les étages et guitaristes jouant du Albéniz à tous les coins de rue), en attendant l’entrée en scène de Maria Elena, l’ex-épouse échappée d’un film d’Almodovar, et vous aurez peut-être une idée de l’ignoblissime daube à laquelle une aussi éberluante accumulation de clichés aurait pu donner lieu si tout cela n’était l’œuvre d’un malin génie qui, caché derrière le scénario et la caméra, va s’amuser une heure et demi durant à tour à tour détourner, déconstruire, subvertir, sublimer, faire oublier tous ces stéréotypes de film romantique hollywoodien pour aboutir à un résultat proprement miraculeux.

Tissant en parallèle les parcours de Vicky, tous repères perdus après qu’elle ait, une nuit, malgré ses discours et prévenances, succombé au charme du peintre à même la pelouse d’un parc, et qui voit débarquer en Espagne son insupportable fiancé américain (lui aussi caricatural à souhait) à qui il a soudain pris l’idée de se marier en avance dans un pays «exotique», et de Cristina, qui pense trouver le type de relation dont elle a toujours rêvé auprès de Juan Antonio, puis de Juan Antonio et Maria Elena, dans une cohabitation explosive se transformant progressivement en langoureux ménage à trois, l’inimitable Woody Allen nous offre avec cette comédie de la villégiature un véritable petit bijou, que sa brièveté – avec ses 90 minutes seulement, c’est son film le plus court depuis Ombres et brouillard (Shadows and Fog, 1992) – n’empêche pas de briller d’un nombre inattendu de facettes, l’inscrivant à n’en pas douter comme l’un des sommets de sa singulière filmographie. Car la légèreté de ce Vicky Cristina Barcelona, qui serait déjà hautement appréciable en elle-même étant donné les espèces sous laquelle elle se présente, dissimule d’autres richesses encore.

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Soulignons-le d’abord, Vicky Cristina Barcelona est un film réalisé avec une élégance remarquable – en cela justement que la plupart du temps elle ne se fait pas remarquer, ou, lorsque par exemple se ‘‘répondent’’ lors de la fameuse nuit les visages de Vicky et de Juan Antonio, ou dans la rougeoyante chambre noire où s’embrassent Cristina et Maria Elena, ‘‘juste ce qu’il faut’’ (ni trop ni trop peu, poétique classique et toujours, par nature, difficilement définissable du je-ne-sais-quoi, l’antithèse, soit dit en passant, du ‘‘style’’ de Christophe Honoré dans sa récente adaptation de La Princesse de Clèves, oscillant, lui, par brusques à-coups entre mise en scène quasi-inexistante et effets appuyés avec la subtilité d’un 33-tonnes).

Vicky Cristina Barcelona est également un film remarquablement dirigé et donc interprété. Scarlett Johansson, pour sa troisième collaboration en quatre ans avec le réalisateur dont elle semble bien être devenue la nouvelle égérie, irradie littéralement à l’écran dans le rôle de Cristina. Rebecca Hall est quant à elle LA révélation du film, rendant à merveille (et plus encore), avec une sensibilité extraordinaire, toutes les subtilités de son personnage de Vicky, héroïne de conte moral rohmérien revue et corrigée par le narcissisme problématique allénien, jetée brusquement au milieu d’une corrida des sentiments. Javier Bardem (Juan Antonio) semble se fondre dans son personnage dont il fait ressortir tout à la fois l’excentricité et l’humanité sans donner l’impression du moindre effort, tandis que Penelope Cruz (Maria Elena), de façon tout à fait mystérieuse, nous ressert son jeu habituel qui finit par insupporter presque partout ailleurs et qui ici semble aller de soi, tout naturellement.

Vicky Cristina Barcelona est, encore, un film éminemment sensuel. Non pas sexuel – ceux qui se seront laissés prendre par l’insistance racoleuse, autour de la promo du film, sur le baiser cité plus haut risquent de faire grise mine. Objectivement très chaste côté dévoilement des corps, Woody Allen signe pourtant, à presque 73 ans (un peu comme Rohmer, encore lui, à 87 avec ses Amours d’Astrée et de Céladon l’an dernier), bel et bien son film le plus sensuel, d’une façon qui pourra étonner ceux qui se souviennent d’un filmographie où les obsessions érotiques souvent affichées débouchaient en règle générale plutôt sur le ridicule (au mieux) ou sur l’angoisse (au pire, à moins que ce ne soit l’inverse). La réalisation, et la photographie de Javier Aguirresarobe – qui a notamment officié sur Les Autres d’Amenabar et Parle avec elle d’Almodovar –, magnifient ici textiles (légers) et peaux (tentantes), conférant au film, à l’appui du jeu des actrices, un charme capiteux.

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Vicky Cristina Barcelona est, on l’a dit, un film drôle et euphorisant. On y rit, de bon cœur, devant les exubérances et incongruités du personnage de Juan Antonio, devant les atermoiements de celui de Vicky (sans doute, en définitive, le personnage le plus proche de celui traditionnellement campé par Allen lui-même dans nombre de ses longs-métrages), devant les péripéties du marivaudage (la jambe effleurée par erreur sous la table...) ou encore les piques lancées contre la bourgeoisie américaine, sa superficialité, son matérialisme consumériste, son mépris des arts (voir la conversation lors de laquelle des amis en voyage rencontrés par hasard recommandent à Vicky et Doug un décorateur «créatif mais qui sait s’effacer» pour meubler à prix d’or leur futur appartement!), son moralisme à œillères également. Mais Vicky Cristina Barcelona est aussi un film émouvant. Cette dimension est brusquement mise à nue lors de la confession de Judy (Patricia Clarkson), la ‘‘logeuse’’ de Vicky, qui révèle à celle-ci, avant de tout entreprendre pour lui éviter un destin semblable, le morne état dans lequel se trouve son couple, l’amour s’en étant progressivement retiré au fil des années de mariage, ne subsistant plus qu’à l’état d’apparence. Sans mettre un terme au caractère joyeux du film, cette scène introduit la conscience de la faille discrète au-dessus de laquelle sa légèreté se déploie, et sur laquelle elle se fonde peut-être même. La situation moralement difficile de Vicky, contrainte de faire un choix entre le sacrifice de ses aspirations passées ou celui de son avenir, le renoncement de Cristina à ses ambitions artistiques et l’«insatisfaction chronique» qu’elle sent revenir en elle lorsqu’elle pense pourtant vivre un bonheur presque parfait auprès de Juan Antonio et Maria Elena, les relations mêmes de ces deux derniers qui ne peuvent réellement vivre ni l’un sans l’autre, ni à deux, sont autant de notes mélancoliques qui se mêlent subtilement à la partition orchestrée ici par Woody Allen, qui assume ici une position de moraliste (non de moralisateur), observateur des formes contemporaines du sentiment amoureux. Et l’on se prend à se dire que le caractère allègre, enjoué de son film repose sur le même principe que l’hédonisme du personnage de Juan Antonio: un formidable appétit de jouir de la vie au motif que celle-ci apparaît comme brève et dénuée de sens.

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Enfin, et bien que Woody Allen ne s’y mette cette fois pas lui-même en scène (il faudra un jour que la critique se penche sur le poids symbolique de cette ligne de démarcation dans sa filmographie...), Vicky Cristina Barcelona est, cela se sent, un film profondément personnel. La chose est d’autant moins sans conséquence si l’on prend en compte le lien si particulier qui unit Woody Allen et son public, qui ajoute au caractère touchant de l’entreprise. Il est le seul cinéaste de ce talent et de cette envergure que l’on ait toujours envie d’appeler par son prénom, lui dont on sait qu’il nous donnera immanquablement rendez-vous chaque année, après un générique d’ouverture à l’immuable lettrage... Quatrième film européen après le triptyque londonien Match Point / Scoop / Cassandra’s Dream (et l’échec d’un projet de tourner en France), Vicky Cristina Barcelona devrait être aussi le dernier puisque, fort, on l’espère, de la cure de jouvence qu’il s’est offert loin des Etats-Unis, Allen devrait normalement reprendre pour son film de l’an prochain le chemin de Manhattan. Difficile, dans ses conditions, de ne pas voir dans les personnages de Vicky et de Christina des projections du réalisateur, profitant de cette escapade vacancière après avoir claqué la porte d’Hollywood – outre la présentation déjà signalée qui est faite des Américains dans le film, il y aurait matière à s’interroger sur ce choix de présenter les inserts ‘‘new-yorkais’’, lors des conversations téléphoniques transatlantiques entre Vicky et son fiancé (Chris Messina), sauf erreur de ma part, toujours par un plan fixe (comme une négation du cinéma?...) – mais sachant qu’il faudra bien, in fine, reprendre tout de même l’avion. Pour le réalisateur comme pour ses héroïnes, l’Europe aura été une auberge espagnole: ils y auront trouvé ce qu’ils avaient déjà dans leurs bagages, et repartiront comme ils étaient arrivés. Avec, toutefois, la conscience du prix d’une parenthèse enchantée.

Si Match Point, qui avait marqué en 2005 le début de cette parenthèse européenne de Woody Allen, m’avait paru à l’époque peut-être un petit peu surestimé par le chœur dithyrambique de la critique (une prochaine diffusion télé me permettra peut-être de revoir mon jugement?), on ne saurait, à mon sens, trop louer ce dernier film – et tant pis pour ceux qui s’arrêtent à son aspect ‘‘cliché’’ ou n’y voient qu’une comédie romantique (forcément) décevante, ‘‘ratée’’: ils passent non seulement, comme déjà dit plus haut, à côté de l’un des sommets de la production de Woody Allen, mais probablement à côté de l’un des deux ou trois meilleurs films de l’année.

5.11.08

Yes they can!

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Ces mots ont déjà été repris, répétés un peu partout, multidiffusés, mais qu’importe. Cette nuit, le premier discours de Barack Obama après sa victoire aux élections présidentielles américaines commençait ainsi:

«S’il y a ici une seule personne qui doute encore du fait que l’Amérique soit un lieu où tout est possible, qui cherche encore à savoir si le rêve de nos pères fondateurs est toujours vivant, qui s’interroge encore sur la puissance de notre démocratie, cette soirée est sa réponse. C’est la réponse donnée par les nombreuses files d’électeurs qui se sont formées autour des écoles et des églises, d’une ampleur que le pays n'a jamais connue, par des gens qui ont attendu trois ou quatre heures, la plupart pour la première fois dans leur vie, parce qu’ils pensaient que cette fois la situation était différente et que leur voix pouvait faire la différence. C’est la réponse des riches et des pauvres, des démocrates et des républicains, des noirs, des blancs, des latinos, des asiatiques, des Américains d’origine, des homosexuels, des hétérosexuels, des handicapés et des valides – des Américains qui ont adressé au monde le message que nous ne sommes pas un amalgame d’Etats de gauche ou de droite; nous sommes, et nous serons toujours, les Etats-Unis d’Amérique.»

Des mots qui, même quand on n’a, a priori, aucune raison d’avoir la fibre patriote concernant un pays situé à plusieurs milliers de kilomètres, font vibrer et inspirent l’enthousiasme. (Plus que n’importe quel discours de notre Prince-Président, en tout cas.) En attendant de voir sur pièce ce que sera la présidence Obama et dans quelle mesure il concrétisera les espoirs qui ont été placés sur lui par ses concitoyens et par nombre de citoyens du monde, il n’est pas interdit d’y céder.

[Le texte complet du discours est disponible ici en version originale et en traduction par .]

On saluera également le discours de John McCain, renouant avec la dignité qu’on avait pu apprécier dans son attitude au début de la campagne avant quelques regrettables errements, et dépassant le fair play minimum de mise en pareille situation. «Cette réussite ne suscite en moi que du respect pour le sénateur Obama, pour avoir suscité de l’espoir en tant d’hommes et de femmes d’Amérique», a-t-il notamment déclaré, reconnaissant également le caractère «historique» de cette élection. Un discours qui, lui aussi, inspire le respect. (Plus que son équivalent hexagonal par la Foldingue Rose, en tout cas.)

«Tonight we all are Americans»?