Une lecture au grand galop
Il se trouvait dans une chambre avec des meubles de bois sculpté, avec une tapisserie à personnages et un plafond peint. Ces personnages, tenant des fleurs, portant des piques, semblaient, des murailles contre lesquelles ils s’agitaient, monter au plafond par des chemins mystérieux. Entre les deux fenêtres, un portrait de femme était placé, éclatant de lumière, seulement il semblait à Bussy que le cadre de ce portrait n’était autre chose que le chambranle d’une porte. Bussy, immobile, fixé sur son lit comme par un pouvoir supérieur, privé de tous ses mouvements, ayant perdu toutes ses facultés, exceptée celle de voir, regardait tous ces personnages d’un œil terne, admirant les fades sourires de ceux qui portaient des fleurs et les grotesques colères de ceux qui portaient des épées. Avait-il déjà vu ces personnages ou les voyait-il pour la première fois? C’est ce qu’il ne pouvait préciser, tant sa tête était alourdie.
Tout à coup la femme du portrait se détacha du cadre, et une adorable créature, vêtue d’une longue robe de laine blanche, comme celle que portent les anges, avec des cheveux tombant sur ses épaules, avec des yeux noirs comme du jais, avec de longs cils veloutés, avec une peau sous laquelle il lui semblait voir circuler le sang qui la teintait de rose, s’avança vers lui. Cette femme était si prodigieusement belle, ses bras étendus étaient si attrayants, que Bussy fit un violent effort pour aller se jeter à ses pieds. Mais il semblait retenu à son lit par des liens pareils à ceux qui retiennent le cadavre au tombeau, tandis que, dédaigneuse de la terre, l’âme immatérielle monte au ciel.
Ce billet sera court, surtout au regard de l’ampleur du roman qu’il entend évoquer, mais entre la recherche du futur appartement-lyonnais-à-deux, le cortège des fêtes de fin d’années et les préparatifs du déménagement/emménagement dans le susdit appartement, sans même parler du travail sur l’agrégation encore et toujours et de quelques temps de loisir à côté, il fallait choisir entre revoir à la baisse mes prétentions scripturaires ou y renoncer et abandonner, comme tant d’autres, ce texte dans un état larvaire et dans un coin de mon disque dur. Sans plus attendre, entrons donc dans le vif du sujet – et vif est le mot quand Dumas est aux manettes.
Paris, 1578. Six ans après les massacres de la Saint-Barthélemy, les oppositions entre catholiques et protestants semblent moins occuper les esprits de la noblesse que la rivalité larvée entre le roi, Henri III, et son frère, François d’Anjou. À la sortie d’un bal où, fidèle à son habitude, il n’a guère lésiné sur les provocations, Bussy, partisan du second, est attaqué dans une ruelle sombre par cinq favoris du premier. Grièvement blessé, il ne doit son salut qu’à l’intervention d’une dame inconnue qui le recueille semi-inconscient, le fait soigner par un médecin amené sur place les yeux bandés, puis le fait déposer en pleine rue, où il se réveille au matin. Cherchant à retrouver cette femme et à éclaircir les énigmes qui l’entourent, Bussy découvre que celle-ci est convoitée par le duc d’Anjou, et liée par des ressorts mystérieux à un autre aristocrate, le sinistre grand veneur Bryan de Monsoreau – lequel se trouve, par ailleurs, impliqué au plus haut niveau dans une conspiration menée par le clan des Guise pour prendre la tête du royaume et mener une politique religieusement intégriste.
Est-ce en prévision de la diffusion annoncée sur France 2 de la désormais-à-nouveau traditionnelle adaptation annuelle en téléfilm d’un classique de la littérature, qui se trouve cette année être La Dame de Monsoreau d’Alexandre Dumas, que Gallimard vient de ressortir en poche (grosse poche...) ce roman achevé en 1846, dans une édition procurée par Janine Garrisson? Quoi qu’il en soit, coïncidence ou pas, c’est une occasion dont il convient de profiter pour redécouvrir ce roman de notre titan du roman historique du XIXe siècle, texte plus connu que d’autres (Le Trou de l’Enfer: Dieu dispose que Claude Schopp vient d’éditer chez Phébus m’a tout l’air de valoir qu’on se penche aussi sur son cas), mais moins que certains, au sein de la pléthorique production dumasienne.
La Dame de Monsoreau se présente comme la continuation de La Reine Margot, publié l’année précédente, au sein d’un triptyque consacré à la cour des Valois qui sera conclu un peu plus tard par Les Quarante-cinq. Sur la plan narratif cependant, nul besoin, pour aborder le deuxième, d’avoir lu le premier – ce que je vous conseille néanmoins de faire, mais uniquement parce que La Reine Margot est l’un des chefs-d’œuvre de son auteur et de notre littérature. Les deux intrigues sont parfaitement indépendantes; seuls une poignée d’éléments épars et très allusifs (que Mme Garrisson ne prend d’ailleurs pas même la peine d’expliciter en notes) relatifs au sort de La Môle et Coconas et à l’empoisonnement, imputé par Dumas, de Charles IX, rappellent le contenu du premier roman dans le second. En revanche, je serais assez tenté de voir dans celui-ci une sorte de double lumineux de celui-là. La formule n’est peut-être pas très heureuse – ne serait-ce que parce que La Dame de Monsoreau s’achève bel et bien dans un épouvantable déluge de coups d’épée et de trahisons! –, mais la tonalité générale me semble tout de même en être, dans l’ensemble, nettement plus ‘‘heureuse’’ (justement), en comparaison du vaste psychodrame de ténèbres et de sang dont La Reine Margot m’a laissé le souvenir. De l’un à l’autre, on retrouve des motifs (à commencer par celui du combattant blessé recueilli dans l’appartement d’une dame), mais retravaillés dans un sens plus positif, plus léger, voire carrément comique: la «soirée de la Ligue» qui ouvre la quatrième partie du roman semble ainsi une parodie grotesque de la Saint-Barthélemy, de laquelle l’un des favoris du roi ressort teint en bleu des pieds à la tête!
Quelques repentirs tardifs en ouverture de chapitres («Bussy avait eu le temps, avant de tomber, de passer son mouchoir sous sa chemise, et de boucler le ceinturon de son épée par-dessus, ce qui avait fait une espèce de bandage [...]»; «Chicot, en passant le froc du moine, avait pris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur de ses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autres vêtements que la robe rendait inutile [...]»), des dialogues un peu trop visiblement tirés à la ligne, des répétitions inutiles, attestent ça et là que Dumas n’était pas totalement à l’aise avec l’ahurissant rythme de production imposé par le patron du Constitutionnel, le périodique qui publia la Dame, puisque c’est quotidiennement (tous les soirs à 19h) que Dumas était sommé d’envoyer ses pages à l’imprimerie! Dans de telles conditions, on passera volontiers sur ces menus détails pour apprécier d’autant plus l’art consommé avec lequel notre auteur entremêle tous les fils d’un récit complexe, où tout développement narratif, aussi gratuit puisse-t-il apparaître de prime abord, se trouve toujours exploité dans la cohérence de l’ensemble, le tout en emmenant le lecteur au grand galop à travers son épais volume et sa forêt de chapitres.
Le roman entremêle deux plans: celui que Dumas présente à un moment comme sa «partie épique», historique, dont l’action, comme celle de La Reine Margot, se déploie au sein ou à proximité immédiate des plus hauts cercles de pouvoir, auprès de François d’Anjou, d’Henri III et de ses ‘‘mignons’’, mais plan dominé en fait par la figure du bouffon gentilhomme Chicot, ami fidèle (et critique) du roi, plus clairvoyant que lui, et traversant les complots pour l’en délivrer sans négliger pour autant le soin de certaines affaires personnelles; et ce que l’on pourrait appeler les ‘‘scènes de la vie privée’’ centrée sur les amours contrariées de Diane de Méridor et de Bussy. Celui-ci apparaît comme un concentré idéal de toutes les qualités du héros selon le cœur de Dumas: courageux jusqu’à la limite de la témérité, bon vivant, léger dans ses actions mais fidèle en sa passion, flamboyant en toute occasion, fier et incarnant les valeurs et vertus de l’aristocratie sans pour autant regarder aux positions sociales lorsqu’il s’agit de reconnaître la valeur d’un homme et de lui accorder son amitié (comme l’attestent ses relations quasi-fraternelles avec l’humble médecin Remy-le-Haudouin, et a contrario le mépris de plus en plus profond dans lequel il tient le duc d’Anjou). Autour d’eux gravitent maint autres personnages, fournissant en un volume tout une petite comédie humaine sur fond de décor Renaissance: il faudrait encore parler du frère Gorenflot, moine rabelaisien que les évènements transforment bien malgré lui et presque à son insu en meneur de la Ligue; de la galerie des mignons, Quélus, Schomberg, d’Epernon, d’O, Maugiron, décrits d’abord avec rosserie puis gagnant petit à petit en panache (pour certains d’entre eux du moins); ou encore de François et Jeanne de Saint-Luc, lumineux «époux amants» qui parviennent à vivre leur amour en liberté, loin des obligations et compromissions de la cour, comme un contrepoint idéal et une respiration...
On trouve de tout ou presque dans La Dame de Monsoreau: des chevauchées à travers la France et des intrigues de corridor, de l’amour absolu passant outre les conventions («Aimer Bussy, c’était sa logique; – n’être qu’à Bussy, c’était sa morale; – frissonner de tout son corps au simple contact de sa main effleurée, c’était sa métaphysique.») et des affrontements épiques et sanglants, du latin de cuisine («Ne nos inducas in tentationem, et libera nos ab advocatis»!) et de gourmandes évocations culinaires, sous l’enseigne de la Corne-d’Abondance, qu’on n’imaginerait nulle part ailleurs mieux servies que sous la plume de Dumas, des descriptions de la vie courtisane d’une réjouissante vacherie («la cour de voyage du roi Henri [...] se composait [...] de son médecin Marc Miron, de son chapelain, [...] de son fou Chicot, notre vieille connaissance, des cinq ou six mignons en faveur, [...], d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout ce monde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudait, glissaient leurs longues têtes de serpents[...]») ou même une leçon de politique déguisée en considérations sur le jeu d’échecs, que j’aurais aussi bien pu reproduire en ouverture de ce billet, mais que je vous laisse le soin et le plaisir de découvrir par vous-mêmes... Ajoutons encore qu’en bon romancier romantique, Dumas mêle quasi-constamment le sublime et le grotesque, et ne dédaigne pas l’héritage du roman ‘‘gothique’’ (voir par exemple l’assez saisissante séquence des ligueurs conjurés se réunissant de nuit sous des déguisements de moines dans l’église Saint-Etienne-du-Mont).
Ecrit à un rythme invraisemblable, comme signalé plus haut, La Dame de Monsoreau en porte l’empreinte moins par ses quelques imperfections que par le rythme dévorant auquel le lecteur se retrouve emporté. Sans tout à fait rivaliser avec des chefs-d’œuvre comme Le Comte de Monte-Cristo ou La Reine Margot, pour prendre des exemples dans la production de Dumas à la même période, nous avons là un texte des plus plaisants qui se dévore d’une traite sans pour autant se laisser aussitôt oublier. Hautement recommandable pour terminer les vacances de Noël, ou entamer d’un bon pied le début d’année 2009!
Alexandre Dumas, La Dame de Monsoreau (1846), édition de Janine Garrisson: Gallimard, «Folio classique», 2008. Illustration: Toussaint Dubreuil, Hyante et Climène à leur toilette (détail), fin XVIe siècle.
Il se trouvait dans une chambre avec des meubles de bois sculpté, avec une tapisserie à personnages et un plafond peint. Ces personnages, tenant des fleurs, portant des piques, semblaient, des murailles contre lesquelles ils s’agitaient, monter au plafond par des chemins mystérieux. Entre les deux fenêtres, un portrait de femme était placé, éclatant de lumière, seulement il semblait à Bussy que le cadre de ce portrait n’était autre chose que le chambranle d’une porte. Bussy, immobile, fixé sur son lit comme par un pouvoir supérieur, privé de tous ses mouvements, ayant perdu toutes ses facultés, exceptée celle de voir, regardait tous ces personnages d’un œil terne, admirant les fades sourires de ceux qui portaient des fleurs et les grotesques colères de ceux qui portaient des épées. Avait-il déjà vu ces personnages ou les voyait-il pour la première fois? C’est ce qu’il ne pouvait préciser, tant sa tête était alourdie.
Tout à coup la femme du portrait se détacha du cadre, et une adorable créature, vêtue d’une longue robe de laine blanche, comme celle que portent les anges, avec des cheveux tombant sur ses épaules, avec des yeux noirs comme du jais, avec de longs cils veloutés, avec une peau sous laquelle il lui semblait voir circuler le sang qui la teintait de rose, s’avança vers lui. Cette femme était si prodigieusement belle, ses bras étendus étaient si attrayants, que Bussy fit un violent effort pour aller se jeter à ses pieds. Mais il semblait retenu à son lit par des liens pareils à ceux qui retiennent le cadavre au tombeau, tandis que, dédaigneuse de la terre, l’âme immatérielle monte au ciel.
Ce billet sera court, surtout au regard de l’ampleur du roman qu’il entend évoquer, mais entre la recherche du futur appartement-lyonnais-à-deux, le cortège des fêtes de fin d’années et les préparatifs du déménagement/emménagement dans le susdit appartement, sans même parler du travail sur l’agrégation encore et toujours et de quelques temps de loisir à côté, il fallait choisir entre revoir à la baisse mes prétentions scripturaires ou y renoncer et abandonner, comme tant d’autres, ce texte dans un état larvaire et dans un coin de mon disque dur. Sans plus attendre, entrons donc dans le vif du sujet – et vif est le mot quand Dumas est aux manettes.
Paris, 1578. Six ans après les massacres de la Saint-Barthélemy, les oppositions entre catholiques et protestants semblent moins occuper les esprits de la noblesse que la rivalité larvée entre le roi, Henri III, et son frère, François d’Anjou. À la sortie d’un bal où, fidèle à son habitude, il n’a guère lésiné sur les provocations, Bussy, partisan du second, est attaqué dans une ruelle sombre par cinq favoris du premier. Grièvement blessé, il ne doit son salut qu’à l’intervention d’une dame inconnue qui le recueille semi-inconscient, le fait soigner par un médecin amené sur place les yeux bandés, puis le fait déposer en pleine rue, où il se réveille au matin. Cherchant à retrouver cette femme et à éclaircir les énigmes qui l’entourent, Bussy découvre que celle-ci est convoitée par le duc d’Anjou, et liée par des ressorts mystérieux à un autre aristocrate, le sinistre grand veneur Bryan de Monsoreau – lequel se trouve, par ailleurs, impliqué au plus haut niveau dans une conspiration menée par le clan des Guise pour prendre la tête du royaume et mener une politique religieusement intégriste.
Est-ce en prévision de la diffusion annoncée sur France 2 de la désormais-à-nouveau traditionnelle adaptation annuelle en téléfilm d’un classique de la littérature, qui se trouve cette année être La Dame de Monsoreau d’Alexandre Dumas, que Gallimard vient de ressortir en poche (grosse poche...) ce roman achevé en 1846, dans une édition procurée par Janine Garrisson? Quoi qu’il en soit, coïncidence ou pas, c’est une occasion dont il convient de profiter pour redécouvrir ce roman de notre titan du roman historique du XIXe siècle, texte plus connu que d’autres (Le Trou de l’Enfer: Dieu dispose que Claude Schopp vient d’éditer chez Phébus m’a tout l’air de valoir qu’on se penche aussi sur son cas), mais moins que certains, au sein de la pléthorique production dumasienne.
La Dame de Monsoreau se présente comme la continuation de La Reine Margot, publié l’année précédente, au sein d’un triptyque consacré à la cour des Valois qui sera conclu un peu plus tard par Les Quarante-cinq. Sur la plan narratif cependant, nul besoin, pour aborder le deuxième, d’avoir lu le premier – ce que je vous conseille néanmoins de faire, mais uniquement parce que La Reine Margot est l’un des chefs-d’œuvre de son auteur et de notre littérature. Les deux intrigues sont parfaitement indépendantes; seuls une poignée d’éléments épars et très allusifs (que Mme Garrisson ne prend d’ailleurs pas même la peine d’expliciter en notes) relatifs au sort de La Môle et Coconas et à l’empoisonnement, imputé par Dumas, de Charles IX, rappellent le contenu du premier roman dans le second. En revanche, je serais assez tenté de voir dans celui-ci une sorte de double lumineux de celui-là. La formule n’est peut-être pas très heureuse – ne serait-ce que parce que La Dame de Monsoreau s’achève bel et bien dans un épouvantable déluge de coups d’épée et de trahisons! –, mais la tonalité générale me semble tout de même en être, dans l’ensemble, nettement plus ‘‘heureuse’’ (justement), en comparaison du vaste psychodrame de ténèbres et de sang dont La Reine Margot m’a laissé le souvenir. De l’un à l’autre, on retrouve des motifs (à commencer par celui du combattant blessé recueilli dans l’appartement d’une dame), mais retravaillés dans un sens plus positif, plus léger, voire carrément comique: la «soirée de la Ligue» qui ouvre la quatrième partie du roman semble ainsi une parodie grotesque de la Saint-Barthélemy, de laquelle l’un des favoris du roi ressort teint en bleu des pieds à la tête!
Quelques repentirs tardifs en ouverture de chapitres («Bussy avait eu le temps, avant de tomber, de passer son mouchoir sous sa chemise, et de boucler le ceinturon de son épée par-dessus, ce qui avait fait une espèce de bandage [...]»; «Chicot, en passant le froc du moine, avait pris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur de ses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autres vêtements que la robe rendait inutile [...]»), des dialogues un peu trop visiblement tirés à la ligne, des répétitions inutiles, attestent ça et là que Dumas n’était pas totalement à l’aise avec l’ahurissant rythme de production imposé par le patron du Constitutionnel, le périodique qui publia la Dame, puisque c’est quotidiennement (tous les soirs à 19h) que Dumas était sommé d’envoyer ses pages à l’imprimerie! Dans de telles conditions, on passera volontiers sur ces menus détails pour apprécier d’autant plus l’art consommé avec lequel notre auteur entremêle tous les fils d’un récit complexe, où tout développement narratif, aussi gratuit puisse-t-il apparaître de prime abord, se trouve toujours exploité dans la cohérence de l’ensemble, le tout en emmenant le lecteur au grand galop à travers son épais volume et sa forêt de chapitres.
Le roman entremêle deux plans: celui que Dumas présente à un moment comme sa «partie épique», historique, dont l’action, comme celle de La Reine Margot, se déploie au sein ou à proximité immédiate des plus hauts cercles de pouvoir, auprès de François d’Anjou, d’Henri III et de ses ‘‘mignons’’, mais plan dominé en fait par la figure du bouffon gentilhomme Chicot, ami fidèle (et critique) du roi, plus clairvoyant que lui, et traversant les complots pour l’en délivrer sans négliger pour autant le soin de certaines affaires personnelles; et ce que l’on pourrait appeler les ‘‘scènes de la vie privée’’ centrée sur les amours contrariées de Diane de Méridor et de Bussy. Celui-ci apparaît comme un concentré idéal de toutes les qualités du héros selon le cœur de Dumas: courageux jusqu’à la limite de la témérité, bon vivant, léger dans ses actions mais fidèle en sa passion, flamboyant en toute occasion, fier et incarnant les valeurs et vertus de l’aristocratie sans pour autant regarder aux positions sociales lorsqu’il s’agit de reconnaître la valeur d’un homme et de lui accorder son amitié (comme l’attestent ses relations quasi-fraternelles avec l’humble médecin Remy-le-Haudouin, et a contrario le mépris de plus en plus profond dans lequel il tient le duc d’Anjou). Autour d’eux gravitent maint autres personnages, fournissant en un volume tout une petite comédie humaine sur fond de décor Renaissance: il faudrait encore parler du frère Gorenflot, moine rabelaisien que les évènements transforment bien malgré lui et presque à son insu en meneur de la Ligue; de la galerie des mignons, Quélus, Schomberg, d’Epernon, d’O, Maugiron, décrits d’abord avec rosserie puis gagnant petit à petit en panache (pour certains d’entre eux du moins); ou encore de François et Jeanne de Saint-Luc, lumineux «époux amants» qui parviennent à vivre leur amour en liberté, loin des obligations et compromissions de la cour, comme un contrepoint idéal et une respiration...
On trouve de tout ou presque dans La Dame de Monsoreau: des chevauchées à travers la France et des intrigues de corridor, de l’amour absolu passant outre les conventions («Aimer Bussy, c’était sa logique; – n’être qu’à Bussy, c’était sa morale; – frissonner de tout son corps au simple contact de sa main effleurée, c’était sa métaphysique.») et des affrontements épiques et sanglants, du latin de cuisine («Ne nos inducas in tentationem, et libera nos ab advocatis»!) et de gourmandes évocations culinaires, sous l’enseigne de la Corne-d’Abondance, qu’on n’imaginerait nulle part ailleurs mieux servies que sous la plume de Dumas, des descriptions de la vie courtisane d’une réjouissante vacherie («la cour de voyage du roi Henri [...] se composait [...] de son médecin Marc Miron, de son chapelain, [...] de son fou Chicot, notre vieille connaissance, des cinq ou six mignons en faveur, [...], d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout ce monde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudait, glissaient leurs longues têtes de serpents[...]») ou même une leçon de politique déguisée en considérations sur le jeu d’échecs, que j’aurais aussi bien pu reproduire en ouverture de ce billet, mais que je vous laisse le soin et le plaisir de découvrir par vous-mêmes... Ajoutons encore qu’en bon romancier romantique, Dumas mêle quasi-constamment le sublime et le grotesque, et ne dédaigne pas l’héritage du roman ‘‘gothique’’ (voir par exemple l’assez saisissante séquence des ligueurs conjurés se réunissant de nuit sous des déguisements de moines dans l’église Saint-Etienne-du-Mont).
Ecrit à un rythme invraisemblable, comme signalé plus haut, La Dame de Monsoreau en porte l’empreinte moins par ses quelques imperfections que par le rythme dévorant auquel le lecteur se retrouve emporté. Sans tout à fait rivaliser avec des chefs-d’œuvre comme Le Comte de Monte-Cristo ou La Reine Margot, pour prendre des exemples dans la production de Dumas à la même période, nous avons là un texte des plus plaisants qui se dévore d’une traite sans pour autant se laisser aussitôt oublier. Hautement recommandable pour terminer les vacances de Noël, ou entamer d’un bon pied le début d’année 2009!
Alexandre Dumas, La Dame de Monsoreau (1846), édition de Janine Garrisson: Gallimard, «Folio classique», 2008. Illustration: Toussaint Dubreuil, Hyante et Climène à leur toilette (détail), fin XVIe siècle.