Dans le parfum désert de ces anciens rois... Plan fixe. «Jeanne» (Moreau) soliloque seule attablée à une grande table dans un salon Napoléon III, quand elle est rejointe par «Fanny» (Ardant), qui a elle aussi reçu une invitation. Au bout d’un moment, «Nathalie» (Baye) sort de dessous la table, très contrariée d’avoir perdue une boucle d’oreille en forme de crabe, à laquelle elle tient beaucoup puisque, explique Jeanne, elle-même est du signe du Cancer. Au bout d’un moment, comme aucune des trois ne sait pourquoi elles ont été invitées, qu’il n’y a ni domestique, ni hôte, ni autres convives en vue, elles décident de se servir à boire en attendant. Un peu plus tard, on retrouvera le même cadrage sur la table désormais vide tandis que résonneront, hors champ, les voix des trois dames fredonnant l’air du «tourbillon de la vie» en le jouant très approximativement sur un piano tout aussi approximativement accordé.
Cette réunion, dépourvue de sens et de finalité, de gloires qui n’ont jamais parues si vieilles et passent le temps présent en songeant au temps passé, constitue la scène qui peut-être résume le mieux
Visage, le dernier film de Tsai Ming-liang. Bien mieux, en tout cas, que le
pitch officiel du film, qui – avec quelques détails dont je vous fais grâce, puisque de toute façon on n’en voit pas le premier centimètre de l’ombre dans le film proprement dit – évoque, grosso modo, le tournage d’une adaptation du mythe biblique de Salomé dans le Musée du Louvre. Pour être tout à fait juste, ce résumé pourrait convenir, si l’on n’est pas trop regardant, aux vingt dernières minutes du film. Mais avant ces vingt minutes, il y a deux heures. Deux (longues) heures essentiellement constituées de successions de séquences en plans fixes, scènes tour à tour banales, absurdes ou plus ou moins oniriques, dont un certain nombre semblent essentiellement reliées entre elles par le principe de la kyrielle (marabout, bout d’ficelle...), visuelle et non syllabique: tandis que, hors champ, un homme tente de joindre par téléphone portable un acteur nommé Antoine, la caméra fixe un homme assis à une table, qui ramasse par terre une
plume de pigeon et la pose sur la table; la séquence suivante s’ouvre sur des
plumes de pigeon à la fenêtre d’un appartement, où a lieu une inondation qui envahit bientôt tout l’espace, tandis que las de la combattre, le protagoniste finit par s’en aller plutôt prodiguer des caresses intimes à une femme enceinte allongée sur un lit, et qui est peut-être sa mère (?), tandis que
l’eau continue de monter; le plan suivant est centré sur de
l’eau coulant dans un caniveau, le long d’un trottoir où marche
Fanny Ardant, qui va sonner, vainement, à une porte; puis on retrouve la même
Fanny Ardant qui va
s’assoir au Père Lachaise; et au plan suivant c’est Jean-Pierre Léaud qu’on trouve
assis, mais dans le Jardin des Tuileries cette fois... etc.
Quelques séquences, vers le milieu du film, tournent autour d’un non-dit: la mort de la mère du réalisateur. Mais un non-dit, c’est déjà, même dans sa négativité, quelque chose qu’on peut appréhender. Le plus souvent, Tsai Ming-liang donne surtout l’impression de n’avoir rien à dire. Ni même, à défaut, rien à raconter. Seulement voilà, parvenir à faire tenir une œuvre uniquement par la force du ‘‘style’’, de l’esthétique, à l’exclusion de tout autre facteur, suppose un talent nettement supérieur à celui dont le réalisateur fait preuve dans ce film (n’ayant vu aucun des précédents, je n’émettrai pas de jugement définitif, mais enfin je ne compte pas me précipiter pour découvrir le reste de sa filmographie...). Tel quel,
Visage a surtout l’allure d’une juxtaposition de courts-métrages: tiens, j’ai une idée, filmons, les estampilles ‘‘auteur’’ et ‘‘art et essai’’ feront passer. Notons que dans le lot, certains, d’ailleurs, auraient pu être intéressants, et qu’il arrive qu’on finisse par brièvement se laisser prendre, un peu, au jeu hypnotique. Mais l’accumulation produit surtout un effet de délitement, de déréliction, d’ennui et de consternation.
Tsai est visiblement fasciné par Truffaut, et ne rate pas une occasion de nous le faire savoir: en convoquant les stars de l’époque, en faisant lire (longuement) à l’une un livre sur le réalisateur, en faisant évoquer à l’autre le souvenir de «François», en faisant fredonner à plusieurs reprises la rengaine de
Jules et Jim... Mais qu’il y a loin de la vitalité qui se dégage des films de la Nouvelle Vague, à la production languide de Tsai Ming-liang! – De même, on sera prié de se garder de toute référence au surréalisme authentique. – Il ne suffit pas de faire citer en boucle dans une scène à un acteur les noms de Pasolini, Welles, Chaplin et consorts, pour se mettre à leur niveau. Il ne suffit pas de convoquer brièvement Nathalie Baye, qui fit l’une de ses premières apparitions dans le rôle d’une scripte dans
La Nuit américaine, dans un film où il est (vaguement) question de tournage cinématographique, pour faire de celui-ci un équivalent de celui-là. Tsai, ‘‘auteur’’ étranger, reçu régulièrement à Cannes, convoque ‘‘nos’’ étoiles devant sa caméra: voilà peut-être le principe qui explique les éloges, au ton souvent un peu trop visiblement forcé, que j’ai pu lire du film, de la part de critiques qui auraient probablement descendu en flammes un cinéaste français qui se serait permis la moitié de ce que se permet le Taïwanais. Hélas! comme il est des amis qui nous passent le besoin d’ennemis, il est des hommages qui valent les pires enterrements. C’est peu dire que les célébrités réunies ici ne sortent pas grandies de l’exercice – singulièrement Jean-Pierre Léaud, présenté comme une sorte de débile cacochyme, à moitié fou, qui fait peine à voir, et même à entendre (on comprend à peine plus ce qu’il dit que le reste du film...).
On demeure quelque peu gêné en pensant au nombre de financements privés et surtout publics, en provenance de plusieurs gouvernements, monopolisés, au détriment d’autres cinéastes, par l’entreprise d’auto-scrutation/exhibition de nombril de Tsai Ming-liang, avec son parterre de stars entraînés dans la galère et son tournage entre Paris et Taipei – dont le peu que l’on voit à l’écran (l’intérieur d’un crematorium, l’intérieur d’un appartement, un bout de périphérique) pourrait tout aussi bien appartenir à la banlieue parisienne, d’ailleurs. Le film est l’«opus 1» d’une série intitulée
Le Louvre s’offre aux réalisateurs (on imagine que le verbe s’offrir est une vue de l’esprit...): quand il en accepte le principe – c’est-à-dire, comme mentionné plus haut, dans les vingt dernières minutes du film –, Tsai n’en filme quasiment que les sous-sols, égouts et conduits de chauffage, le seul plan à montrer le musée proprement dit étant l’avant-dernier du film, lorsqu’un Léaud en costume d’Hérode et en rupture de tournage débarque devant le
Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci (attention: idée). De la figure de Salomé censée fournir le sujet du film, on ne retrouve pas grand-chose non plus hors la danse des sept voiles, jusqu’au nu intégral – mais dont l’outrance et le kitsch désamorcent totalement la charge érotique –, exécutée par Laetitia Casta devant un Lee Kang-sheng (
alter ego du réalisateur) entravé et barbouillé de sauce tomate. Encore cette scène constitue-t-elle, pour la caution ‘‘jeune’’ star
bankable du film, le sommet de sa prestation, un cran au-dessus des précédentes scènes musicales, chantées en playback, où l’actrice devait se livrer, dans d’improbables costumes Christian Lacroix, à des chorégraphies signées Philippe Découflé, le tout ayant irrésistiblement l’allure de spots de pub pour parfum ou galerie marchande chic démesurément étendus – et sans que l’on en saisisse le rapport avec le reste du film, bien entendu. Enfin, je suis mauvaise langue, il y avait aussi toutes les scènes où elle s’appliquait à couvrir méthodiquement (et longuement, oui) des fenêtres et des miroirs avec du ruban adhésif noir...
Si l’on ajoute qu’une part non négligeable des rares lignes de dialogue du film semble renvoyer à la situation d’une salle de cinéma appelée à se vider avant la fin, on concevra qu’il n’est pas absolument impossible de percevoir, derrière la pose
arty du réalisateur, quelque chose comme du foutage de gueule. Rien, dans l’absolu, n’empêche un film d’avoir un rythme très lent, peu de dialogues, une construction non-linéaire se détournant de la narration classique, et de rester passionnant. Tout à son petit plaisir de faire tourner dans son manège Léaud, Ardant, Casta et les autres, Tsai Ming-liang n’a pas retenu cette option pour ce film-ci, se contentant, apparemment, de diluer indéfiniment quelques plutôt pauvres idées pour aboutir finalement à un pensum prétentieux et très peu fascinant.