Comique troupier
Après
Les trois sœurs, ce sont Macha, Olga et Irina, ‘‘exilées’’ dans une ville de garnison au fin fond d’une province russe, et ne rêvant que d’une chose, retourner à Moscou, où elles ont passé leur enfance. Sur place il n’y a «pas un savant, pas un artiste, pas un homme un tant soit peu remarquable», et l’ennui règne en maître. Face à ce tableau désolant, elles entendent bien mettre à exécution leur projet de retour dans la capitale d’ici à quelques mois. Mais quand le rideau tombera à la fin de la pièce, cinq ans se seront écoulés. Le temps aura passé, des idéaux auront été abandonnés, des couples se seront formés et défaits, des mariages auront battu de l’aile, et ce qui ressemblait le plus à la possibilité d’un bonheur se sera fait tirer comme un pigeon. Il ne fait pas bon rêvasser sur les oiseaux migrateurs.
Le singulier de la chose, c’est que Tchékhov était persuadé d’avoir écrit une comédie, un vaudeville. S’apercevant que tout le monde parlait de sa pièce en termes de ‘‘drame’’ et de ‘‘tragédie’’ lors d’une réunion au Théâtre d’Art, il se fâcha tout rouge et partit en claquant la porte. Mais n’en déplaise à l’auteur, on ne peut pas dire que l’on rie à gorge déployée devant Les trois sœurs. Côté gaîtés de l’escadron, on repassera, et s’il l’on veut voir une comédie russe sur les relations entre province et capitale, il me semble que l’on peut légitimement préférer Le Révizor de Gogol pour tout un tas de raisons, dont son efficacité comique.
On pourra certes pointer du doigt que certains éléments – et en premier lieu le personnage de Natalia, petite-bourgeoise atroce de mesquinerie – relèvent de la satire, mais celle-ci est tellement grinçante qu’on entend plus le grincement qu’autre chose. Pour occuper le temps, les personnages ‘‘philosophent’’, mais le remède ne vaut peut-être pas mieux que le mal. L’espérance, dont la formulation est réitérée à de multiples reprises, que d’ici deux ou trois siècles l’humanité ait enfin progressé sur la voie du bonheur, semble devoir être mise sur le même plan que l’espérance des sœurs Prozorov de quitter leur trou et de revoir un jour Moscou. Petit à petit, la plupart des personnages se rendent compte de leurs lâchetés et compromissions, mais peu d’entre eux semblent décidés à faire les efforts nécessaires pour changer les choses. Et même quand c’est le cas, Tchékhov veille pour leur maintenir la tête sous l’eau (glacée).
Bien sûr, on pourra toujours, si l’on veut conserver intact le piédestal de Tchékhov (et justifier la présence de la pièce au panthéon des grandes œuvres mondiales), faire de grands développements sur la vision critique et sombre de l’humanité qui y est proposée, sur l’utilisation du temps sur scène, etc. Je n’en disconviens pas. Reste que, strictement du point de vue du genre comique, qui était apparemment ce que visait l’auteur, Les trois sœurs ne s’élève pas au-dessus du stade du doux-amer, et encore. J’irais même jusqu’à émettre l’hypothèse que j’avais dû plus m’amuser devant