6.11.05

Fragments d’un séjour amoureux (2)
Les contes de la Toussaint après la pluie


L’absence totale de commentaires sur le précédent post (au moment où j’écris ces lignes, ndlr) est-elle le signe que vous n’en avez rien à beurrer de mes attendrissements sentimentaux sur les petits bateaux et les petits canards du jardin du Luxembourg ? Pas la peine de vous cacher, je sais bien que vous êtes là, que Katia souhaite un compte-rendu détaillé des expositions que j’ai visité, que ça ne déplairait pas à Audrey (même si elle ne sait pas que je l’ai vu) d’avoir mon avis sur Les noces funèbres, et que Stéphanie veut voir des photos de la bibliothèque Sainte-Geneviève que je n’ai pas pu lui envoyer car son MSN tout pourri ne laisse rien transférer. Et là vous me direz : pourquoi il s’abrite derrière les volontés supposées des autres pour parler de ce dont il a envie, tu crois qu’on t’a pas vu venir, petit mégalo prétentieux, à exhiber ton lectorat ? Aussi pour ne pas prolonger un débat qui bien que rédigé entièrement par moi tournerait sans doute assez vite à mon désavantage (on est schizo et parano ou on ne l’est pas, quand on l’est autant faire les choses correctement), tachons de remédier à ces attentes avec un post plus "culturel".

Arrivé le jeudi soir, me voici dès le vendredi après-midi dans une file d’attente pour une expo – forcément c’était l’avant-dernier jour et Sophie devait en faire un compte-rendu pour son Ecole dont je ne citerai pas le nom puisqu’après vérification je viens de m’apercevoir que quand on tape ledit nom dans blogsearch on ne tombe enfin plus sur mon site et on va faire en sorte que cela reste ainsi car ils surveillent ce que l’on dit sur eux depuis qu’ils ont chopé une de leurs étudiantes à en dire du mal sur le net alors que faut pas déconner c’est quand même l’Etat qui leur verse leur salaire :

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On a bien dû faire la queue une heure, cependant un monsieur un peu âgé mais fort sympathique a engagé la conversation. Alors bon, une jeune fille merveilleuse à mon bras et un type qui me parle des autres expositions de Paris à côté, le temps passe un peu plus vite ! :D

Au programme, des tas de manuscrits, incunables et autres petits bijoux du genre Bible du IXe siècle, procès-verbal du procès de Jeanne d’Arc, codex aztèque, manuscrits de Rousseau (ci-dessous, il y avait quelque chose d’émouvant à re-déchiffrer le début des Confessions, passage que tout étudiant en lettres connaît absolument par cœur car on lui a rabâché et re-rabâché un nombre incalculable de fois, écrit dans ce minuscule carnet de la minuscule écriture de grand paranoïaque de Rousseau),

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gazette de Renaudot, manuscrit de «La Marseillaise» de la main de Rouget de Lisle, crayonnés de David et autres joyeusetés du même ordre… sans oublier, last but not least, les statuettes des «Célébrités du Juste Milieu» d’Honoré Daumier (j’adore) :

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Une exposition prestigieuse spécialement conçue pour en mettre plein la vue au bibliophile amateur mais qui souffre hélas de deux graves défauts,
1- un manque flagrant de volonté pédagogique : les petits panneaux ne donnent comme information que le minimum vital, et à moins d’être étudiant en lettres, historien, ou... chartiste, le visiteur lambda, quoiqu’ébloui, risque de passer à côté des choses les plus intéressantes ;
2- la présence de beaucoup trop de monde disant beaucoup trop n’importe quoi autour des vitrines : virez-moi ces touristes qu’on se retrouve enfin en bonne compagnie ! :-D

Deuxième expo du séjour – celle-là c’est moi qui l’avait dénichée – l’exposition Renoir/Renoir à la nouvelle Cinémathèque Française, ou de l’art de mettre en relation les œuvres d’une grande famille d’artistes – à commencer par le père et le fils – pour en montrer la communauté, sinon toujours tout à fait d’esthétique, du moins de sensibilité, et la continuité d’inspiration. Démonstration en actes avec ce célèbre Torse, effet de soleil (1875) d’Auguste Renoir :

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...et cette image, extraite d’une scène – scène projetée sur le mur à côté du tableau – du Déjeuner sur l’herbe (1969) de Jean Renoir :

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...ou avec l’encore-plus-célébrissime Bal du Moulin de la Galette (Auguste, 1876) :

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...et la guinguette d’Elena et les hommes (Jean, 1956) :

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Quant à cette Balançoire de 1876 également (vous remarquerez que je me cantonne aux tableaux les plus connus !)

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...elle rappellera sans doute des souvenirs à ceux qui ont visionné – ou étudié, car je crois que cela s’est retrouvé au programme du bac de français il y a peu – Partie de campagne (1936) :

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Etc., etc., etc.

Auguste Renoir disait aimer les tableaux dans lesquels il avait la possibilité de « se promener ». De ce point de vue on peut dire avec Hervé Bazin que Jean a réalisé les tableaux que son père ne pouvait plus peindre. Quant au visiteur de l’exposition de la Cinémathèque, il marche à travers une forêt, non pas de symboles (désolé pour les automatismes), mais d’images, fixes ou animées, juxtaposées, qui procure un réel bonheur.


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(Ici le rédacteur introduit un effet de contraste fort ! :D)

A la recherche d’un projet pour illustrer un sublime chrétien comparable aux grandes œuvres inspirées des mythes païens, Girodet peint en 1808 Les Funérailles d’Atala (ci-dessus, pour ceux qui dorment) d’après la nouvelle de Chateaubriand (à noter qu’à la recherche du même projet sur le mode littéraire, ce dernier échouera quant à lui assez lamentablement avec ses illisibles Martyrs). Difficile de dire qui de la nouvelle qui inspire ou du tableau qui illustre a fait le plus pour la célébrité de l’autre. Une chose est sûre, ce tableau est à coup sûr l’un des plus connus d’Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson (1767-1824), un peintre que l’on a il faut bien le dire un peu oublié aujourd’hui. Si vous avez encore un peu de temps après la visite de la Cinémathèque, allez faire un tour, comme nous l’avons nous-mêmes fait lundi matin, à l’exposition Girodet au Louvre. Le nom n’est pas très "attractif" (moi-même je n’aurais pas forcément eu l’idée d’y aller seul), en conséquence vous n’aurez pas à supporter toute une foule de visiteurs dans cette partie du musée, autant dire même que vous n’y croiserez pas grand monde. Et vous vous procurerez à vous-même, là encore, le plus grand plaisir tout en comblant un manque important de votre culture picturale et en réparant une injustice de l’histoire artistique.

Car Girodet vaut mieux que sa réputation d’illustrateur pour Lagarde-et-Michard. Subvertissant l’enseignement de son maître David, il est à la frontière entre le classicisme et la modernité. Nombre de ses toiles sont par exemple empreintes de son intérêt pour l’immatériel et le rêve, comme ce Sommeil d’Endymion de 1793 qui renouvelle complètement le traitement du mythe en remplaçant la représentation figurée de la déesse par un rayon de lumière qui enveloppe et "épouse" le corps de l’éphèbe :

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Renouvellement complet également des représentations traditionnelles avec sa Danaé cinq ans plus tard :

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...mais le jeu sur le mythe change l’année suivante lorsqu’une actrice à la mode, Mademoiselle Lange, s’offusque que le portrait qu’il a fait d’elle ne soit pas assez "réussi". Girodet furieux lui renvoie la toile lacérée et en fait exposer une autre, La Danaé moderne, dans laquelle chacun reconnaît l’actrice.

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La pluie d’or du mythe, quasiment absente du tableau de 1798, est cette fois rendue particulièrement "concrète" puisque représentée par des pièces de monnaie. Tout le monde reconnaît également le mari dans le rôle du dindon et l’amant en titre dans le masque en bas à droite (malheureusement peu visible ici). C’est le scandale.

Chargé de peindre et de reproduire pour toutes les préfectures de France un grand portrait bien pompier de Napoléon, Girodet se sent «enrégimenté» («Un pinceau dans une main, un crayon dans l’autre, en avant marche – et nous marchons.») : faut-il y voir là encore une vengeance lorsqu’il croque au crayon ces portraits de l’empereur s’endormant au théâtre, puis, brusquement réveillé, prenant une mine martiale pour se donner bonne figure ?

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Qu’on ne lui impose pas un grandiose obligatoire, le sublime, le vrai, ça le connaît, Anne-Louis. Témoin, dans le "sublime terrible", cette monumentale Scène de déluge :

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– «de déluge» et non «du Déluge», comme on peut le voir inscrit parfois, ce contre quoi Girodet s’insurge : ce n’est ni le Déluge de Noé ni celui de Deucalion, Girodet entend ici peindre une scène d’horreur pure, dégagée du poids de toute référence culturelle, qu’elle soit biblique ou païenne, une «convulsion de la nature».

Il est malheureusement difficile dans les limites de cette page de vous faire partager pleinement toutes les qualités de ces tableaux (sans parler de la nécessaire sélection opérée sur la centaine d’œuvres exposées). L’obligation de réduction pour les faire rentrer dans le contraignant cadre du 400 pixels de large gommant des détails parfois cruciaux, comme le travail sur l’immatérialité dans ce fantastique (dans tous les sens du terme...) Ossian accueillant les âmes des héros français (1802) :

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ou au contraire, dans Pygmalion et Galatée, sa dernière grande œuvre (1819), le travail sur la texture de Galatée en train de prendre vie :

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...les pieds sont encore de marbre, le haut du corps est déjà de chair, l’animation de la statue en train de devenir femme se fait progressivement.

En bref, le mieux à faire est d’aller vous-même vous promener dans les couloirs du Louvre et de faire vous-même la rencontre de Girodet.


…La suite au prochain post !