2.7.06

Macarons et jeunes dentelles

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Il y a des films qui sortent précédés d’un tel buzz qu’il est difficile de l’ignorer. Dans le cas du Marie-Antoinette de Sofia Coppola, les choses sont encore plus compliquées car le film a lancé à son tour une véritable "folie" Marie-Antoinette: couvertures de magazines à n’en plus finir, biographies de la reine qui s’arrachent, et pour couronner le tout le château de Versailles qui prévoit de financer des restaurations en commercialisant, le temps d’un tirage de luxe très limité, un parfum porté par Marie-Antoinette (ceux qui connaissent un peu le XVIIIe siècle savent qu’il faut craindre le pire!). Avant même la présentation du film lors du Festival de Cannes, beaucoup avait donc déjà été dit sur le film, pour ou contre, et ça ne s’est pas arrêté ensuite.

À ranger dans la catégorie des "pour", le nom de la réalisatrice, déjà. En 2003 Lost in translation son second long confirmait tous les espoirs placés en la jeune réalisatrice par son premier film Virgin Suicides (1999). C’était désormais officiel: la fille de Francis s’était fait un prénom. Or, aujourd’hui, on assiste à un phénomène d’une toute autre ampleur: Sofia a réussi à se re-faire un nom. Il n’est pas rare en effet, et ce même dans des colonnes hostiles à Marie-Antoinette, d’entre désormais parler du «style Coppola» pour qualifier l’esthétique de la réalisatrice. Le fait que le patriarche du clan semble s’être retiré de derrière les caméras (en tout cas cela fait bien longtemps que l’on est sans nouvelle) peut bien sûr jouer, mais cela n’explique pas tout.

En revanche, l’annonce des partis pris de ladite réalisatrice pour son film historique avait de quoi effrayer et défrayer. La bande-son à elle seule, faisant la part belle à des groupes rock des années 80 – un choix rare, on en conviendra, pour un film se situant au XVIIIe, et encore plus rarement réussi –, avait de quoi inquiéter les esprits les plus favorables, sans même parler de ceux qui s’indignaient d’avance de voir notre Très Sainte Histoire de France relue et retouchée par une Américaine. L’annonce qu’une paire de Converse roses se glissait au sein du film a dû en achever certains.

Et au milieu de tout ça, l’une des figures les plus controversées de l’Histoire de France, bien souvent enfermée dans les plus extrêmes stéréotypes: la maman et la putain, le monstre et la martyre...

Mais assez parlé du contexte, car au final, une seule chose importe vraiment: ce film est-il oui ou non une réussite (et en admettant que oui, dans quelle mesure exactement)?

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Or la réponse est un Oui enthousiaste et quasi sans réserve.

Dès les premiers instants, Sofia annonce clairement la couleur et déjoue du même coup toutes les critiques qu’on pouvait lui adresser. Titres rose fushia sur fond noir, le générique ne tolère qu’un seul plan de coupe: Marie-Antoinette, allongée languissante dans une sorte de déshabillé, entourée de pyramides de gâteaux (roses aussi) qu’elle goûte d’un doigt distrait pendant qu’une servante s’occupe de ses chaussures... bref, le pur cliché. Le tout avec un accompagnement musical agressivement anachronique. Mais mais mais... voilà que le film commence pour de bon, que nous nous retrouvons avec ce qui ressemble fort à une référence à Fragonard (Marie-Antoinette en jeune fille au petit chien), et que tout se retourne.... Magie du charme qui opère d’un seul coup. – Bon là il faut être juste et rendre à César ce qui est à César: un générique sur fond noir avec musique en décalage, un seul plan de coupe qui piège le spectateur, puis un retournement complet des attentes, soit c’est l’une des plus grandes coïncidences jamais vues au cinéma, soit pour le coup la réalisatrice a tout fauché à Eyes wide shut de Kubrick. Mais c’est tellement bien fait et bien intégré à son propre propos qu’on lui pardonne aisément. À moins que je me goure complètement dans mon analyse, qu’il n’y ait pas plus de référence à Kubrick qu’à Fragonard, que je fantasme complètement... ce qui est possible aussi... mais tout de même.....

Pendant qu’on y est, adoptons nous aussi le principe et commençons par balayer les critiques d’un revers de la main, afin de pouvoir ensuite nous concentrer sur le directement positif.

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Une vision fantaisiste de l’histoire? Tout d’abord, par principe, la nécessité pour un réalisateur ou une réalisatrice de faire œuvre d’exact(e) historien(ne) a de quoi faire largement débat. Ensuite... eh bien justement – pour autant que je puisse en juger bien sûr –, cette vision est loin d’être aussi fantaisiste que le buzz (toujours lui) pouvait ne le faire redouter. Je ne parle ici, ni de ce que l’on pourrait reprocher au film "d’oublier" de traiter (je reviendrais notamment plus loin sur le traitement de l’aspect politique de la vie de l’héroïne), ni de la psychologie prêtée aux personnages, toutes choses qui n’ont de compte à rendre qu’au regard de la vision de la réalisatrice et de ses choix de mise en scène. Pour ce qui concerne les faits historiques proprement dits, Sofia Coppola au contraire se montre bien plus respectueuse de la matière que beaucoup avant (et sans doute après) elle. Le principal écart qu’elle se permet est sans doute la liaison prêtée à la reine avec le bel officiel suédois Axel Fersen, point toujours âprement débattu par les historiens. Pour le reste, il faut vraiment s’y connaître pour détecter que telle scène placée par la réalisatrice au lendemain de la nuit de noces n’eût lieu que bien plus tard, ou que le fils nouveau-né de la comtesse de Provence n’est pas le futur duc d’Angoulême. Revoyez Si Versailles m’était conté de Guitry (1954) – un très chouette film au demeurant –, et après l’on reparlera du traitement que la méchante Américaine fait "subir" à notre belle Histoire.

(Bon d’accord, c’est vrai que la Du Barry jouée par Asia Argento, dans le plus pur registre asia-argentoesque, pour le coup c’est franchement too much... Mais faut-il pour autant s’insurger, là encore, de ce qu’une réalisatrice d’outre-Atlantique vienne présenter une vision jugée "décadente" de la cour, alors qu’on n’adresse pas de reproches aux réalisateurs français qui font de même, et parfois avec moins de talent?)

Autre pierre d’achoppement, cette fameuse musique, où New Order, Bow Wow Wow, Siouxsie and the Banshees et autres Radio Dept., sans oublier les vieux complices de Air, sont convoqués sous les lambris de Versailles. Si je dois bien avouer que je n’ai pas la moindre idée des motivations de la réalisatrice à l’origine de ce choix, je ne peux que constater que le résultat final est des plus intéressants et, ce qui ne gâte rien, agréables. Bien évidemment, les musiques relevant la diégèse du film sont "d’époque" (essentiellement du Rameau), tandis que la musique eighties sert pour les musiques d’ambiance – à quelques exceptions près où le partage est plus dur à déterminer (ainsi de l’ébouriffante scène de bal masqué). L’alternance est plutôt plaisante. Bon allez, je vais faire la fine bouche, le choix de «Fools Rush In» de Bow Wow Wow au retour du bal est peut-être une erreur (on flirte avec le mickeymousing). Mais la réalisatrice se rattrape quelques plans plus loin, provoquant chez votre serviteur l’angoisse de savoir s’il pourra à l’avenir réécouter «Plainsong» de The Cure sans repenser à la scène de l’intronisation (la réponse est oui, je vous rassure, mais pfiou, eh oh, hein).

Pour ma part, ma principale inquiétude avant d’aller voir le film était la suivante: si Francis Ford Coppola était plus à l’aise dans la grande fresque (Le Parrain, Apocalypse Now...) que dans les ambiances plus intimistes, sa fille quant à elle avait plutôt jusque-là excellé dans ce dernier domaine et la voir s’atteler au genre de la superproduction historique n’était pas sans éveiller en mois des craintes obscures. La réalisatrice transforme l’essai tout simplement en conservant son style: Marie-Antoinette sera donc à la fois un film historique et un film d’ambiance; le récit d’une destinée hors du commun où l’attention première est donnée aux détails quotidiens.

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L’une des qualités, et non des moindres, de la méthode, est de permettre au film d’échapper à ces visions tranchées et manichéennes du personnage de Marie-Antoinette que je signalais plus haut. En y appliquant le même procédé de petites touches qu’elle avait déjà utilisé pour peindre les sœurs Lisbon ou le couple Charlotte / Bob, Sofia Coppola dresse un portrait tout en subtilité qui n’écarte les défauts du modèle pas plus qu’il n’en masque les traits plus positifs (souvent plus méconnus). Il faut aussi signaler un travail sur la répétition tout à fait exemplaire – et je vous demande d’en croire un gars qui a subi... euh suivi tout un séminaire sur la répétition au cinéma, et a dû pendant tout un semestre se taper un certain nombre d’horreurs soporifiques dans le genre, de Marienbad de Resnais au Sacrifice de Tarkovsky en passant par Nouvelle Vague de Godard. Elle marque aussi bien les variations d’état d’âme du personnage (la marche à travers le couloir), sa progressive déchéance sociale (la scène répétée des applaudissements à l’Opéra), mais aussi une certaine grandeur (lorsque le rituel de la cour vient se briser contre l’arrivée de l’Histoire). Au sein d’un univers que l’étiquette régit au millimètre, la Marie-Antoinette de Sofia Coppola pourrait presque être une adolescente de tous les temps (même si surtout du nôtre, en fait), tentant d’échapper tant bien que mal aux règles qu’on lui impose, fuyant ses problèmes personnels dans une frénésie consumériste (fêtes et jeux, sucreries en tout genres, fringues, chaussures et perruques extravagantes) tout en s’amusant avec ses copines (la Lamballe et la Polignac semblent des échappées de Sex and the city). Mais l’adolescente est aussi une reine. Dès son arrivée en France au terme d’un cérémonial éprouvant, elle est déjà la cible des piques des dames de la cour («Voilà l’Autrichienne.», souffle l’une; «J’espère que vous aimez les strüdels.» ironise l’autre). L’arrivée à la cour se fait par le passage d’une galerie étouffante de visages inquisiteurs et fermés, la détaillant et la jugeant. Par la suite, la mise en scène articule les fastes du décor (rarement Versailles aura été autant magnifié au cinéma), d’une part, et, d’autre part, les vexations et contumélies que la jeune fille y subit tandis qu’elle cherche à y trouver sa place. C’est que les deux éléments, conjointement, lui interdisent une vie ordinaire. Ses problèmes de couple (un mariage dont la consommation est perpétuellement remise), ses attitudes envers tel ou telle, ses frasques réelles ou supposées, ont des répercutions politiques. Or le politique, c’est ce que Sofia Coppola donne l’impression de ne presque jamais montrer... jusqu’à l’apocalypse finale – terme à entendre dans son double sens, commun et étymologique: dévastation et révélation.

Sofia Coppola choisit de situer la quasi-intégralité de son film à Versailles. Entre le carrosse qui amène la jeune fille en France et celui qui fait quitter à la reine le château assiégé par la foule, le parcours de Marie-Antoinette est un vaste voyage immobile. À l’exception d’une courte escapade le temps d’un bal masqué – mais c’est précisément parce qu’ils masquent leur identité que la dauphine, ses amies et son mari peuvent s’évader, pour une nuit, de la cour, enfreignant l’étiquette qui leur interdit de se rendre à Paris sans motif officiel –, tout le film se situe en vase clos à l’intérieur de Versailles, à la fois prison dorée et bulle coupée de l’extérieur. Une séparation que la reine ne fera que redoubler en s’enfermant au Petit Trianon, dont le charme bucolique ne cache pas vraiment sa qualité d’imitation d’un extérieur réel totalement idéalisé (ce qui devient particulièrement manifeste dans la représentation donnée où Marie-Antoinette joue elle-même, sur scène, les bergères de convention). Mais pendant que la reine virevolte dans les prés avec sa petite fille, ou passe des soirées convenablement arrosées en bonne compagnie, la marche de l’Histoire, dehors, elle, suit son cours. Les signes du malheur à venir sont pourtant bien là – certains manifestes, telle cette prière du tout nouveau roi à l’annonce de la mort de Louis XV («Seigneur, guide-nous, protège-nous: nous sommes trop jeunes pour régner.»), d’autres plus diffus (ainsi de cette phrase, passant beaucoup plus inaperçue, de l’une des compagnes de la reine, constatant au hameau: «Je crois que cette fraise est gâtée...»).

La réalisatrice a le bon goût de nous éviter la représentation du peuple par un ou deux personnages "symboles". Il reste une entité invisible, dont on entend seulement parfois la voix – off... Pourtant, hors du cadre où évoluent les personnages du film, il va son propre train, et devient, même, de plus en plus menaçant. – Si vous voulez un bel exemple du travail cinématographique sur le cliché, le traitement de la célèbre phrase pseudo-historique sur les brioches est un modèle du genre: Marie-Antoinette apparaît comme une hideuse caricature d’elle-même, véritable sorcière toute ornée de pierreries... vision aussitôt démentie par la "vraie" Marie-Antoinette, dénonçant l’absurdité d’une telle réplique. Pas question de s’abaisser à répondre: ça leur passera, pense-t-elle, incapable de juger du danger que représente une telle vision d’elle adoptée par un peuple entier. – Le temps passe, symbolisé par une succession de tableaux accrochés et décrochés sur un mur nu (on songe à Colonel Blimp de Powell et Pressburger...); et sur certains, les accusations portées contre la reine s’inscrivent désormais en toutes lettres. – Et puis voici la foule qui surgit dans Versailles. Là encore, pas d’individuation: ce n’est qu’une masse, vue de dos, noyée dans la lumière et la fumée des flambeaux. La reine sort, s’incline: pour la première fois elle (et la caméra avec elle) regarde(nt) le peuple en face. Mais ce n’est qu’un instant. Bientôt le peuple redevient cet extérieur menaçant: horde d’aliens avides de sang et de saccage. Trop tard, de part et d’autre, pour songer désormais à faire marche en arrière...

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À moins de s’enfermer dès le départ dans une aveugle opposition de principe, il me semble difficile de ne pas se laisser prendre au charme d’un film dont les défauts se comptent sur les doigts de la main (même si bon, je dis ça, mais après, chacun est libre de ses goûts et couleurs, bien sûr!). Dirigeant avec autant de talent ses acteurs – Kristin Dunst et Jason Schwartzman bien sûr en premier lieu (le couple royal), mais presque toute la distribution est impeccable – que sa caméra, Sofia Coppola évite le piège du monumentalisme mais, sans prendre l’air de vouloir asséner une leçon de cinéma, construit d’un pinceau lumineux un film où ne manquent ni l’intelligence, ni l’émotion, ni la grâce. Et s’entête à confirmer encore et toujours, film après film, tout le bien qu’on pense d’elle.

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