15.5.06

Les enfants terribles ne sont plus ce qu’ils étaient

Ils sont jeunes, beaux, passionnément amoureux l’un de l’autre, mais des affaires familiales viennent compliquer tout ça. C’est une pièce du théâtre élisabéthain dont l’action est située en Italie... Roméo et Juliette de Shakespeare? Raté, Dommage qu’elle soit une putain, de John Ford (1633).

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Sans vouloir ternir l’ombre du génie de Shakespeare – que je considère comme l’un des plus grands dramaturges de tous les temps (avis subjectif, d’accord c’est pas très original, mais bon...) –, il faut reconnaître que son éclat a éclipsé pour la postérité celui de nombre de ses contemporains et continuateurs. Dont John Ford (aucun lien de parenté avec le réalisateur américain, du moins à ma connaissance), qui, il faut bien le dire, doit sans doute sa survie dans nos mémoires à cette seule pièce hors normes.

Nous voilà donc à Parme (et non pas à Vérone), et le problème d’Annabella et Giovanni ne vient pas de ce qu’ils appartiendraient à deux familles rivales, mais au contraire de ce qu’ils sont... frère et sœur. Malgré les interdits, le couple se forme pourtant, en secret, jusqu’à ce qu’Annabella tombe enceinte. Elle accepte alors d’être mariée à l’un de ses prétendants, Sorenzo, lequel ne tarde guère à découvrir l’état de son épouse. Mais le mécanisme qui doit mener l’affaire à un final barbare et sanglant est depuis longtemps enclenché.

Dans un monde corrompu où être moins pire que les autres vaut déjà dignité d’éloges, Giovanni et Annabella, amants incestueux et autodestructeurs, qui ne reculent devant l’amour ni devant la mort (la leur et celle des autres), fascinent par leur volonté de braver toutes les lois pour aller jusqu’au bout de leur logique – le bout en question fut-il un véritable carnage. Coincé entre un père, au mieux aveugle, au pire maquereau, une nourrice à la moralité qu’on ne saurait pas même qualifier de douteuse, un Sorenzo qui oublie un peu vite qu’avant sa propre union il a déjà poussé une femme à se débarrasser de son mari, un serviteur espion et manipulateur, etc., etc., etc., le couple criminel ferait presque figure d’icône de pureté – anges et démons à la fois, mais du moins étrangers à la médiocrité ambiante.

Je suis allé samedi au théâtre de la Criée à Marseille en espérant le meilleur (car j’avais déjà lu la pièce) et en redoutant le pire (car j’avais lu aussi la note d’intention du metteur en scène). Le résultat fut hélas... mitigé. Yves Beaunesne a-t-il voulu, lui aussi, jouer à l’ange et au démon tout à la fois? toujours est-il que sa mise en scène, elle, n’échappe pas toujours à l’écueil de l’entre-deux.

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Première constatation, Yves Beaunesne a fait le choix de pratiquer de larges coupes dans le matériau original. En langage de metteur en scène, on appelle ça «réduire l’histoire à ses éléments premiers». De fait la version proposée concentre l’action autour des deux personnages principaux, élaguant impitoyablement toute intrigue secondaire comme d’ailleurs tout intermède comique... Ce sont ainsi pas moins de six rôles (!) qui disparaissent de la distribution prévue par l’auteur. Triple avantage: économiser sur le nombre d’acteurs (le théâtre est toujours une entreprise financièrement périlleuse...) en n’ayant plus à en embaucher que huit, réduire (d’au moins un quart, si ce n’est un tiers) la longueur de la pièce et donc sa durée, et enfin la rendre, incidemment, plus proche des canons de construction d’une tragédie classique française. Reconnaissons du moins que c’est, sur un plan strictement technique, bien fait, dans la mesure où un spectateur n’ayant jamais lu ni vu jouer la pièce dans son intégralité auparavant ne soupçonnera guère qu’à deux ou trois reprises la manipulation. Seulement ces coupes sombres ont quelques effets secondaires sur l’économie de la pièce, entre autres celui de rendre moins négatifs certains des personnages qui gravitent autour du couple, ce qui n’est pas, du coup, sans modifier l’orbite propre de celui-ci, qui apparaît en quelque sorte plus "coupable"...

Par exemple, en ne présentant que Sorenzo parmi les prétendants d’Annabella, on supprime aussi les marchandages autour du mariage et l’on fait de Florio une sorte de bon papa-gâteau assez sympathique, manquant juste un peu de lucidité sur sa progéniture, alors que le personnage de la pièce est plus complexe. Quant au rôle du cardinal, on n’ose à peine dire qu’il est véritablement conservé, puisqu’il se voit réduit à quelques répliques au-dessus de tout reproche (on s’arrangera même pour atténuer la cruauté de la réplique finale, qui donne son titre à la pièce... en évitant, justement, d’en fait la réplique finale et en enchaînant sur une note plus neutre), alors que la pièce le montre beaucoup plus cynique, fin politique et prévaricateur – de fait la pièce, issue de l’Angleterre calviniste, contient une composante, discrète mais essentielle, d’anticatholicisme, qui disparaît ici.

Deuxième constatation, sur le plan de la mise en scène pure. Avec un plateau de bois nu pour unique décor, la scénographie d’Yves Beaunesne joue la carte de l’austérité. – Est-ce ce choix d’austérité qui fait à plusieurs reprises lorgner la mise en scène du côté de l’Extrême-Orient?... en tout cas cela donne parfois des résultats surprenants, pour ne pas dire à la validité douteuse (par exemple dans l’épisode du Masque). – En contraste, le jeu des acteurs se situe plutôt du côté du maniérisme. Côté paroles, ça déclame à plusieurs reprises, et côté jeu, on n’hésite pas à se rouler par terre à tout bout de champ (le roulage par terre, c’est la patte d’eph’ du théâtre contemporain, ça revient à la mode périodiquement; et en ce moment, c’est à la mode). Le plus problématique est que le jeu des acteurs semble de plus en plus artificiel au fur et à mesure de l’avancée de la pièce, ce qui conduit inévitablement à ôter une grande part de sa force au final de la pièce, là justement où cette force devrait le mieux apparaître... (Autre exemple des mauvais résultats des procédés de mise en scène appliqués ici: l’hilarité de la salle lors de la mort de la nourrice; gênant, n’est-il pas?)

De même qu’Hamlet, Giovanni est à l’origine un brillant étudiant. Mais alors que le prince danois continue longtemps d’essayer d’appliquer ses raisonnements à un monde en débandade, Giovanni, lui, délaisse dès le début de la pièce les leçons de la Raison, réduites à une sophistique ironiquement spécieuse pour justifier ses actes, pour s’abandonner à ses pulsions. Yves Beaunesne aurait peut-être dû faire lui aussi ce parallèle, cela l’aurait incité à respecter la pulsion et la force du texte plutôt de se perdre dans une dialectique du contraste scène/jeu qui finit par tourner court, et dans de fausses audaces de mises en scène dont aucune n’est vraiment innovante mais qui affaiblissent petit à petit la portée de l’œuvre.

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À lire ce qui précède, on pourrait croire que mes impressions sur la mise en scène ne furent pas seulement mitigées, comme je le disais plus haut, mais carrément désastreuses. Une telle affirmation serait exagérée. Disons que ma déception a été à la hauteur de mon attente. Et que l’attente était grande.

Bon, dans l’absolu, j’ai déjà subi nettement pire en tant que spectateur (avant d’en arriver au degré de nullité de cette mise en scène de Marivaux que j’avais vu quand j’étais au lycée, y a de la marge...). Il y a même, il faut être honnête et le reconnaître, de bonnes idées. Je pense, par exemple, au rôle joué par le drap, et en particulier à la répétition de la même configuration: le drap, représentant le lit, au centre de l’espace scénique, et recouvrant un couple (Annabella et Giovanni, puis Annabella et Sorenzo) pendant que les autres acteurs jouent: voilà une idée forte, très visuelle et qui en même temps fait sens en jouant du contraste (eh oui encore, mais cette fois ça marche) entre les différentes attitudes des acteurs au sortir dudit lit: la première fois, Annabella et Giovanni conservent leur nudité, jouent ensemble et renouvellent leur serment, alors qu’à la seconde occurrence, Annabella et Sorenzo, remettant hâtivement en place des vêtements à peine en désordre, laissent éclater à voix haute leur rancœur et leur dégoût mutuels.

Reconnaissons-le également, on ne peut pas dire que l’on s’ennuie devant la mise en scène proposée par Yves Beaunesne (bon en même temps, avec une pièce raccourcie aux deux tiers... oups, pardon, j’avais dit que je critiquais plus, désolé). Seulement voilà, on ne sursaute pas non plus de stupeur et l’on n’est pas pris d’un enthousiasme tétanisant. Au final, on a plus l’impression que c’est la force intrinsèque de l’œuvre de Ford qui "survit" à la mise en scène plutôt que l’inverse. On l’aura compris, il n’est pas sûr (quoique, allez savoir avec la postérité, mais bon...) qu’Yves Beaunesne intègre pour cette fois la liste des grands noms de la mise en scène qui ont déjà proposé des visions marquantes de Dommage qu’elle soit une putain ces dernières décennies – les Luchino Visconti (en 1961), Roland Joffé (1972), Stuart Seide (75), Jérôme Savary (97)... mais sa mise en scène n’étant pas non plus un naufrage total, que ça ne soit pas une raison pour fuir la représentation d’une pièce encore trop largement méconnue.

Dommage, simplement, que ça manque un peu de punch.

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NOTA BENE : pour ceux que ça intéresse, pas moins de trois versions de la pièce existent en poche; une chez Gallimard, en «folio théâtre», une chez Actes Sud, «Papiers», qui propose l’adaptation qu’en avait fait Jérôme Savary, et une aux éditions des Solitaires Intempestifs qui reprend l’adaptation proposée par Yves Beaunesne. Si vous vous intéressez au théâtre élisabéthain en-dehors de Shakespeare, les éditions de poche ne sont pas légion. C’est bien sûr Christopher Marlowe qui se taille la plus grande part des restes. Son Edouard II est disponible chez Gallimard, dans la collection «Le Manteau d’Arlequin», son Tamerlan le Grand chez Circé, Massacre à Paris aux Solitaires Intempestifs; quant à sa pièce de loin la plus connue, je veux bien sûr parler de son Docteur Faust, vous la trouverez en édition bilingue, soit en GF chez Flammarion, soit dans la collection «Classiques en poche» des Belles Lettres. Après avoir été longtemps consacrée exclusivement à la littérature de l’Antiquité, c’est maintenant, justement, le théâtre anglais de la Renaissance qui a les honneurs de la collection avec, outre le Marlowe cité, et bien sûr plusieurs titres de Shakespeare, Volpone ou le Renard de Ben Jonson (histoire de changer de la tragédie...), et récemment La duchesse d’Amalfi de John Webster et La tragédie de Sophonisbe, ou la merveille des femmes de John Marston.