14.7.06

Il n’y a pas d’amour heureux
(...mais l’amour malheureux fait parfois de sublimes opéras)

L’un des plus anciens opéras anglais, et, à juste titre, peut-être le plus célèbre, Didon et Enée de Purcell, ne vit pas le jour sur une large et brillante scène publique mais dans la relative intimité d’une école de jeunes filles de Chelsea. Un peu en marge du Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, le public peut retrouver un peu de cette intimité grâce à la mise en scène proposée par les jeunes talents de l’Académie européenne de musique.

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[le trio des sorcières]

Sur un livret de Nahum Tate qui – est-il vraiment besoin de le préciser? – trouve sa source dans le célèbre livre IV de l’Enéide de Virgile, Henry Purcell (1658-1695) brode une œuvre très courte (une heure) mais dense, autour de la destinée – fate, notion fondamentale qui revient sans cesse – de ses deux personnages. Deux destins se croisent, s’entremêlent, veulent oublier un temps qu’ils sont contradictoires: la fin inévitable n’en sera que plus cruelle.

Il faut s’accrocher la première fois que l’on décide de se rendre aux Ateliers du Festival, à Venelles, dans les alentours d’Aix: le site Internet du Festival ne donne que fort peu d’indications, et des plus vagues, sur la localisation de l’endroit, et ce n’est pas une fois sur place que l’on peut espérer une signalisation bien visible pour venir en aide aux mélomanes de passage. Coincés au fond d’un parking à côté du magasin d’une grande chaîne de surgelés, lesdits Ateliers ne correspondent pas vraiment, vus de l’extérieur, à l’idée qu’on peut se faire d’un lieu destiné à accueillir des représentations d’opéra (même si effectivement, on pourra objecter qu’ils n’étaient à l’origine pas destinés à cela).

Toutefois l’aventure vaut la peine d’être tentée lorsque c’est pour assister à l’une des représentations données cet été, durant toute la durée du Festival, de l’opéra de Purcell. La petite taille de la salle et de la scène a été idéalement exploitée: en l’absence de fosse, les instrumentistes entourent les solistes, violonistes et altistes côté jardin, sur une sorte de grand escalier, tandis que côté cour, c’est sur la scène même que se trouve le continuo: violoncelle, théorbe, viole de gambe et clavecin à partir duquel Kenneth Weiss dirige le tout. Cette direction depuis le clavecin est conforme à ce qui se pratiquait à l’époque, bien avant l’invention du chef d’orchestre au sens moderne; détail qui ne signifie pas pour autant que la reconstitution fidèle des conditions de représentations de l’époque soit la priorité ici.

Pour la mise en scène, Jacques Osinski a opté pour l’épure: costumes sobres et intemporels pour les trois personnages principaux (un peu plus "ornés" seulement pour les trois sorcières et l’esprit), absence de décors. On pourra en regretter le caractère parfois un peu statique, tout particulièrement à l’acte II pendant la moitié duquel Didon et Enée restent assis, immobiles, au fond de la scène. Toujours est-il que ce minimalisme de moyens sert admirablement d’écrin pour une représentation où l’émotion, au contraire, maximale.

Si le surnaturel n’est pas absent de la version de l’histoire proposée par Tate et par Purcell, on y fait en revanche l’économie des dieux. Il suffit, au besoin, de se faire passer pour eux. Par ailleurs, eût égard, sans doute, aux interprètes pour lesquelles l’opéra avait été originellement prévu, le suicide final de Didon sur son bûcher disparaît: Didon s’y laisse "simplement" mourir. Sans l’affaiblir (grâce en partie à la musique passionnée composée par Purcell), ces transformations rendent au mythe sa dimension humaine. Banni le spectaculaire, la tragédie se fait intime et d’autant plus poignante.

Si Adam Green, en Enée, fait parfois un peu potiche, c’est que le rôle, dans une certaine mesure, le veut. Jacques Osinski l’a bien compris: ce sont les femmes qui sont les véritables protagonistes de l’opéra. Les interprétations très expressives – qui parfois se colorent d’intonations proches du parler, sans perdre pour autant de leur musicalité – des chanteuses, en particulier de Jennifer Johnston (Didon) et de Judith van Wanroij (Belinda), participent à la grande réussite de cette mise en scène. Dans le lamento final de la mort de Didon, on touche définitivement au sublime. Digne conclusion d’une heure de représentation particulièrement marquante, où le talent du chef d’orchestre et du metteur en scène, d’une part, qui ont su tirer le meilleur parti des conditions qui leur été imposées, et celui des jeunes interprètes, dont on espère qu’ils continueront dans cette voie, d’autre part, se seront conjugués pour offrir au public aixois un grand moment de musique et d’émotion.