27.7.06

Dans le terrier du lapin

«La rencontre entre Alice au pays des merveilles et Psychose»: ainsi Terry Gilliam évoque-t-il son nouveau film Tideland. Il aurait aussi pu parler de la rencontre entre le David Lynch de Fire walk with me et (ce qui n’est pas le moins étonnant) le Terrence Malick des Moissons du ciel, entre Fritz Lang et Dario Argento, sans oublier les peintures d’Andrew Wyeth. Sauf qu’au final Tideland ressemble avant tout à ce qu’il est: un film de Terry Gilliam. Et ça, après ses catastrophiques Frères Grimm de l’an dernier, c’est encore la meilleure nouvelle d’un long-métrage qui, malheureusement, ne tient pas toutes les promesses qu’on aurait aimé qu’il nous fasse.

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Laissant derrière eux le cadavre de la mère “tuée par la méthadone”, la petite Jeliza-Rose et son père Noah, ancien rocker accro à la seringue et passionné par les vikings, s’embarquent pour une maison aussi délabrée qu’isolée au fin fond du Texas, Jutland au rabais qui a appartenu à la mère de Noah. Tandis que ce dernier s’enfonce sans retour dans ses dernières “vacances” héroïnées, Jeliza-Rose erre à travers la campagne environnante, avec pour seules compagnes de rêverie les têtes de ses poupées qu’elle porte au bout des doigts et avec qui elle converse. Bientôt, elle rencontre d’autres personnages: Dell, sorte de sorcière borgne, maniaque de la taxidermie (très) artisanale et ex petite amie de Noah, et Dickens, son frère lobotomisé dont la principale occupation est de chercher à “tuer le grand requin”, c’est-à-dire à faire dérailler le train qui passe non loin de là.

L’enfance selon Gilliam se caractérise par une ouverture maximale à l’imaginaire, d’une part, et par une totale absence du sens moral, d’autre part. Ajoutons que ce sont également les deux grandes orientations de son cinéma. Tideland offre donc à l’un des plus anticonformistes cinéastes anglo-saxons de notre temps matière à s’épanouir complètement, en filmant une histoire de barges au travers des yeux d’une fillette bercée trop près du mur par ses parents junkies. Et pendant qu’on y est à ajouter des choses (c’est les soldes! il est beau mon Tideland il est beau!), ajoutons donc encore que le film fut tourné avec un budget dérisoire et en un temps minimum, ce qui est plutôt bon signe quand on voit ce que les sirènes naufrageuses d’Hollywood ont fait des Frères Grimm. C’est d’ailleurs pendant une sorte de pause auto-octroyée sur le tournage de ce dernier film que Gilliam a filé au Canada réaliser Tideland, histoire d’aller respirer loin de ses démêlés avec d’autres frangins de sinistre réputation, ses producteurs, les frères Weinstein. Le réalisateur, à qui la catastrophe qui était en train de se produire n’a pas dû – n’a pas pu – échapper, choisit alors de revenir aux sources de son art.

Le contre-coup de tout cela, malheureusement, est de générer chez le gilliamophile zélé une attente qui ne sera pas complètement comblée. Décuplé par la série noire traversée ces dernières années par le réalisateur (tournage avorté de L'Homme qui tua Don Quichotte, abandon du projet Good omens, sortie dans les salles des Frères Grimm...), l’espoir de voir avec Tideland un nouveau chef-d’œuvre à mi-chemin du Roi pêcheur et de Las Vegas parano, deux œuvres qu’il semblait rappeler par bien des aspects, se heurte à un film qui désarçonne le spectateur mais ne parvient ensuite pas vraiment à le faire adhérer au nouvel univers qui lui est proposé en remplacement de cette situation antérieure perdue. La faute essentiellement à un scénario qui... n’en est pas vraiment un, tourne en rond et piétine pendant une bonne partie de “l’histoire”: ce n’est pas la première fois que Gilliam construit un film sur une succession de saynètes, mais celles-ci cette fois-ci manquent cruellement de l’énergie qui permettait de rendre l’ensemble prenant, voire addictif, et délirant à souhait, ou même simplement vivant... On ne peut s’empêcher de se dire qu’une meilleure maîtrise du propos de ce côté-là aurait mieux permis d’accepter ce que le réalisateur décide de nous faire subir. Car soyons honnêtes, on aurait aussi apprécié que Gilliam nous épargne certaines choses; du côté des thématiques explorées, il n’y est en effet pas allé de main morte: drogue, hystérie, nécrophilie, romance pseudo-gnangnan à la limite de la pédophilie... Réunissant le sordide et le merveilleux, Gilliam invente entre les deux une frontière à son propre usage; si mur il y construit, il n’aura d’autre fonction que de lui permettre de mieux y jouer les funambules déséquilibrés.

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Profondément malsain et complètement barré, Tideland fait la part belle à l’onirisme sous ses différents aspects («des cauchemars les plus beaux aux rêves les plus angoissants» indiquait, à juste titre, la bande-annonce); ce choix posé, le réalisateur ne s’impose alors aucune limite. Il faut dire qu’en contrepoint de cette échappée vers l’imaginaire débridé, la seule figure de la “normalité” admise dans l’univers isolé des environs de la ferme (dans l’intervalle compris entre les passagers du bus initial et ceux du train à la fin du film) sera Franck, le livreur qui se fait payer en faveurs sexuelles: pas franchement une référence...

Malgré une tendance parfois agaçante au “tangage”, la caméra sait à plusieurs reprises capter et rendre la force de ces visions oniriques, et dans le rôle de Jeliza-Roze, la toute jeune Jodelle Ferland, choisie par le réalisateur pour son jeu non-conformiste, nous introduit dès l’ouverture dans un monde fortement décalé – il est d’ailleurs juste de dire qu’elle porte en grande partie le film sur ses seules épaules.

Tideland est visiblement l’œuvre d’un Terry Gilliam qui avait besoin de replonger dans ce qu’il y a de plus débridé dans sa poétique, et, libéré pour un temps de la tutelle des studios, a pu expérimenter en – toute – liberté; mais c’est néanmoins aussi l’œuvre d’un Terry Gilliam fatigué (provisoirement, on ose encore l’espérer malgré tout...). Lost in la Mancha a permis de fixer, sans doute définitivement, l’image du réalisateur en Don Quichotte du Septième Art en lutte perpétuelle contre les moulins à vent de la réalité et accessoirement du formatage hollywoodien. Tant pis si s’éloigner de la grand-route est dangereux, si certains chemins de traverse ne tiennent pas toutes leurs promesses, si l’on court le risque de s’y égarer. Il n’y avait rien à sauver dans Les Frères Grimm (la prestation de Monica Bellucci, à la limite...); ce serait mentir de dire qu’à l’inverse ce Tideland est parfait; mais peut-on vraiment l’imaginer autrement que tel qu’il est?

On est libre de penser qu’en fait de plongée dans le terrier du lapin, Gilliam était plus enthousiasmant à l’époque où il s’amusait avec le rongeur sanguinaire de Sacré Graal qu’en héritier sous acide de Lewis Caroll. Mais une fois sortis du cinéma, vous risquez bien de voir les choses autour de vous différemment; de prêter soudain une attention bizarre aux bruits, aux personnes, voire aux petits animaux, croisés au hasard de la marche qui vous ramène vers votre voiture. N’est-ce pas la prérogative et l’une des spécificités des grands films de marquer ainsi le regard du spectateur jusqu’en dehors de la salle de projection?

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